Marx et le « marxisme »

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Extrait de Critique de l’économie politique, une introduction, traduit par I.J.

Karl Marx (1818-1883) est né à Trèves dans une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle, son père était avocat. Marx étudia le droit à Bonn et Berlin, mais surtout la philosophie de Hegel (1770-1831) alors dominante en Allemagne et celle des Jeunes Hégéliens (un groupe radical d’étudiants de Hegel).

En 1842-43, il devint rédacteur en chef de la « Gazette rhénane », organe de la bourgeoisie libérale rhénane en opposition avec la monarchie autoritaire prussienne (qui à l’époque régnait aussi sur le Rhénanie). Dans ses articles, Marx critiquait la politique prussienne, la conception hégélienne de « l’essence » de l’État lui servant de mesure, c’est-à-dire l’État conçu comme réalisation d’une « liberté rationnelle » située au-delà des intérêts de classe. Au cours de ses activités journalistiques, Marx entra toujours plus en contact avec des problématiques économiques, ce qui lui rendit progressivement la philosophie de l’État de Hegel plus douteuse.

Sous l’influence d’un critique de Hegel, Ludwig Feuerbach (1804-1872), Marx essaya non plus de partir des abstractions hégéliennes, mais de « l’homme ». Cette démarche se retrouve dans les « Manuscrits économico-philosophiques » rédigés en 1844 et jamais parus de son vivant. Il y développe sa « théorie de l’aliénation » devenue si célèbre au 20e siècle. Marx tentait de démontrer que les hommes, dans les rapports sociaux capitalistes, étaient « aliénés » (rendus étrangers) à leur essence générique – de ce qui les distingue de l’animal, ces capacités et aptitudes qu’ils développent dans leur travail. En tant que travailleurs salariés, ils ne disposent ni du produit de leur travail, ni ne contrôlent le processus de travail, les deux étant maîtrisés par le capitaliste. Le communisme, la lutte contre le capitalisme, est alors compris par Marx comme étant l’abolition-dépassement de cette aliénation, au moyen de la réappropriation de l’essence générique humaine par les hommes.

Déjà pendant ses activités journalistiques pour la Gazette rhénane, Marx avait fait connaissance de Friedrich Engels (1820-1895), le fils d’un directeur de fabrique de Barmen (aujourd’hui, un quartier de Wuppertal). En 1842, Engels avait été envoyé en Angleterre par ses parents pour y terminer ses études de gestion et y avait vu la misère du prolétariat industriel anglais. Depuis fin 1844, Marx et Engels entretenaient un relation amicale qui allait durer jusqu’à la fin de leur vie.

En 1845, ils rédigèrent ensemble l’Idéologie allemande, un livre qui (de leur vivant) ne fut pas édité. Dans ce livre, ils ne réglaient pas seulement leur compte avec la philosophie jeune-hégélienne « radicale », mais aussi, comme l’écrira Marx plus tard, avec leur « ancienne conscience philosophique » (MEW 13, S. 10). La conception philosophique d’une « essence humaine » et de son « aliénation » y était critiquée, comme Marx l’avait d’ailleurs déjà fait dans un petit texte écrit juste avant appelé « Thèses sur Feuerbach ». A la place, il fallait étudier les rapports sociaux réels dans lesquels les hommes vivent et travaillent. Par la suite, le concept d’essence (générique) n’apparaîtra plus du tout chez Marx, et celui d’aliénation, seulement rarement et de manière allusive. Dans les discussions sur Marx, il est vivement débattu la question de savoir s’il a effectivement abandonné sa théorie de l’aliénation, ou s’il ne la place seulement plus au premier plan. C’est avant tout cette question qui se trouve au coeur de la dispute portant sur l’existence d’une rupture conceptuelle entre les écrits du « jeune » et du « vieux » Marx.

Marx et Engels devinrent assez largement connus avec l’écrit programmatique publié juste avant l’éclatement de la révolution de 1848, le « Manifeste communiste », qu’ils rédigèrent sur commande de la « Ligue des communistes », un petit groupe de révolutionnaires. Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels décrivent très rapidement et de manière très emphatique l’émergence du capitalisme et la contradiction de classe grandissante entre bourgeoisie et prolétariat, ainsi que l’inéluctabilité de la révolution prolétarienne. Cette révolution devait mener à une société communiste, reposant sur l’abolition de la propriété privée des moyens de production.

Après l’écrasement de la révolution de 1848, Marx fut contraint de fuir l’Allemagne. Il déménagea à Londres, qui était alors le centre capitaliste de l’Europe et donc le meilleur endroit pour étudier le développement du capitalisme. En plus de cela, il pouvait accéder à l’immense bibliothèque du British Museum.

Le Manifeste communiste suivait plutôt une intuition géniale qu’une connaissance scientifique approfondie, comme le montrent certaines déclarations, à l’image de celle décrivant une tendance à la paupérisation absolue des travailleurs, qui furent par la suite révisées. Certes, Marx avait déjà étudié dans les années 1840 la littérature économique, mais il ne commença véritablement ses recherches scientifiques approfondies de l’économie politique qu’à Londres. Elles le menèrent au projet vers la fin des années 1850 d’une « critique de l’économie politique » en plusieurs tomes, en témoignent l’impressionante quantité de manuscrits qu’il rédige à partir de 1857, mais qui ne furent ni finis ni publiés par Marx (parmi ceux-ci, l’Introduction de 1857, les Grundrisse de 1857/58, et les « Théories sur la plus-value » de 1861-1863).

Marx travailla à ce projet jusqu’à la fin de sa vie, mais en publiant très peu : En 1859 fut publiée une première ébauche, « Critique de l’économie politique. Premier cahier », un petit texte sur la marchandise et l’argent qui ne connut pas de suite. A la place parut en 1867 le premier livre du Capital, et en 1872, une deuxième édition retravaillée. Les livres II et III ne furent publiés qu’après sa mort par Friedrich Engels en 1885 et 1894 (au sujet de l’histoire de l’édition du Capital voir Hecker 1999 et Heinrich, Editions sociales).

Mais Marx ne se limitait pas à la recherche scientifique. En 1864, il fut l’un des fondateurs de « L’association internationale des travailleurs » à Londres, en formula l’Adresse inaugurale qui contenait les idées programmatiques, ainsi que ses statuts. En tant que membre de son conseil général, il exerça par la suite une influence décisive sur sa politique. Au moyen notamment de ses sections nationales dans différents pays d’Europe, elle contribua à la fondation de partis ouvriers social-démocrates. Dans les années 1870, cette Internationale se dissout, en partie en raison de dissenssions internes, en partie parce qu’elle était devenue un organe central superflu aux côtés des partis nationaux.

Marx et Engels constituaient pour les partis social-démocrates une sorte de « think tank » : Ils étaient en correspondance avec de nombreux dirigeants de partis et écrivaient des articles pour la presse social-démocrate. On leur demandait de prendre position sur toute sorte de questions politiques et scientifiques. Leur influence fut des plus importantes sur la fondation du parti social-démocrate allemand qui se développa particulièrement vite et prit une fonction d’exemple pour les autres partis.

Engels rédigea une série d’écrits de « popularisation » pour la social-démocratie, en particulier L’Anti-Dühring. Ce texte, et surtout sa version réduite traduite dans de nombreuses langues Socialisme utopique et socialisme scientifique était, avant la Première guerre mondiale, dans les écrits les plus lus dans le mouvement ouvrier. Le Capital par contre resta cantonné à une petite minorité. Dans L’Anti-Dühring, Engels critique les conceptions d’Eugen Dühring, un répétiteur berlinois. Celui-ci prétendait construire un nouveau système philosophique englobant l’économie politique et le socialisme ; il avait alors une influence grandissante dans la social-démocratie allemande.

Le succès de Dühring reposait sur un besoin fort dans le mouvement ouvrier d’avoir une « idéologie », une orientation fournissant une explication du monde dans sa totalité, capable de donner une réponse à toutes les questions. Après que les développements les plus graves du capitalisme naissant ont été combattus, que la survie quotidienne des salariés était peu ou prou assurée, allait se développer une culture ouvrière spécifiquement social-démocrate. Des associations sportives d’ouvriers, des chorales d’ouvriers, des associations d’éducation populaires virent le jour dans les quartiers ouvriers. Largement exclus de la haute société bourgeoise et de sa culture, les ouvriers développèrent ainsi une culture parallèle du quotidien et de l’éducation, qui certes cherchait consciemment à se distinguer de son opposé bourgeois mais bien souvent, inconsciemment, la copiait. Ainsi, à la fin du 19e siècle, August Bebel, l’homme à la tête du parti social-démocrate, était acclamé comme l’était l’empereur Guillaume II par la petite bourgeoisie. C’est dans ce climat qu’apparut le besoin d’une orientation « spirituelle » générale qui pourrait être opposée aux valeurs et aux images du monde dominantes bourgeoises dans lesquelles la classe laborieuse n’avait qu’une position subalterne.

En ce qu’Engels ne faisait pas seulement que critiquer Dühring, mais qu’il souhaitait aussi lui opposer dans plusieurs domaines les positions « justes » du « socialisme scientifique », il jeta les bases d’un « marxisme » idéologique qui allait être allègrement récupéré par la propagande social-démocrate et être toujours plus édulcorée par la suite. Ce « marxisme » idéologique trouva un de ses plus importants représentants dans la personne de Karl Kautsky (1854-1938) qui comptait, depuis la mort d’Engels jusqu’à la Première guerre mondiale pour être le plus éminent théoricien marxiste. Le « marxisme » qui domina à la fin du 19e siècle dans la social-démocratie était un amas de conceptions plutôt schématiques : un matérialisme des plus simplistes, une conception bourgeoise du progrès, avec quelques éléments extrêmement simplifiés de philosophie hégélienne et des concepts décoratifs de Marx tournés en formules simples et en explications du monde. Les caractéristiques les plus proéminentes de ce marxisme populaire étaient souvent un économicisme des plus réducteurs