Ce que signifie l’élection de Trump. Essai d’un premier bilan en cinq leçons par Martin Kronauer (PROKLA)

393 228 photos et images haute résolution de Donald Trump - Getty ImagesCe que signifie l’élection de Trump, Par Martin Kronauer1. Article publié dans la PROKLA 218 | 55. Jahrgang | Nr. 1 | mars 2025

Essai d’un premier bilan en cinq leçons

On peut tirer cinq leçons de la réélection de Donald Trump, qui permettent de la comprendre : Qu’il est possible d’abolir démocratiquement une démocratie par le biais d’élections ; que Trump a été élu non pas malgré, mais parce que sa campagne a renoué avec les éléments les plus pernicieux de l’histoire et de la société américaines ; qu’il est parvenu à rallier les électeurs des classes populaires aux partisans d’un radicalisme impitoyable du marché ; que la manipulation des émotions a joué à cet égard un rôle souvent sous-estimé par la gauche académique ; que l’alliance Trump/Musk a porté au pouvoir les protagonistes d’une nouvelle étape de la modernisation du capitalisme.

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Le 6 novembre 2024, Peter Baker écrivait dans le New York Times : « Pour la première fois dans l’histoire, les Américains ont élu un criminel condamné à la présidence. Ils ont reconduit au pouvoir quelqu’un qui a tenté d’annuler une décision électorale antérieure, qui a exigé que la Constitution soit abrogée pour pouvoir conserver son poste, qui a déclaré qu’il serait un dictateur le premier jour après l’élection et qui a promis de se venger de ses opposants » 2. En d’autres termes, la majorité des électeurs américains a pris la liberté de faire de leur “leader” un homme qui a promis de détruire la communauté politique sur laquelle leur liberté devait se fonder. C’est la première leçon qu’il faut retenir et dont il faut encore saisir toute l’importance pour le présent.

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Donald Trump a été élu non pas malgré, mais à cause des obscénités, de la misogynie, de l’homophobie, du racisme, du mépris de la démocratie qu’il a affichés. Il s’est présenté dans un geste de transgresseur et de rebelle contre le New York intellectuel et le Washington politique. Il a été récompensé pour cela, et c’est la deuxième leçon qu’il faut comprendre. Les commentateurs qui reconnaissent à Trump une habileté électorale et veulent voir en lui un showman rusé dissimulent l’abîme moral que révèle l’élection. Richard Sennett en revanche le dit clairement : Trump « réveille les caractéristiques démoniaques de l’être humain » 3. Il renoue ainsi avec les éléments les plus néfastes de l’histoire américaine – le racisme, la violence, l’auto-justice, la bigoterie, la corruption et le cynisme politique. Il serait toutefois naïf de supposer que rien de tel n’est possible en Europe.

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Sous le couvert d’une rébellion contre les « élites », la campagne de Trump a réussi à former une coalition à première vue improbable entre des millions d’électeurs mécontents issus des classes moyennes et inférieures et les champions d’une nouvelle étape de radicalisation impitoyable du marché. Que cela ait été possible est la troisième leçon. Comment cela a-t-il été possible ?

En mobilisant un affect profondément enraciné aux États-Unis contre l’État, en particulier l’État central. Les « élites », ce sont donc en premier lieu les représentants du Washington politique. Trump a réussi à identifier les démocrates à une « élite » qui, loin de la population, se chargerait de brader l’Amérique – aux migrants, aux Chinois, à l’Europe. Les démocrates ne voulaient et ne pouvaient pas facilement renverser la table et stigmatiser le fait qu’un milliardaire, spéculateur immobilier, évadé fiscal, plusieurs fois en faillite, se fasse le porte-parole du commun des mortels. Car aux Etats-Unis, la richesse n’est pas considérée comme une tare, mais comme un signe de réussite dans la poursuite du rêve américain ; pour de nombreux Américains, devoir payer des impôts n’est pas considéré comme un devoir envers la communauté dont on fait partie, mais comme un signe d’absence de liberté. Le mythe de l’époque des fondateurs est toujours présent dans la conscience américaine, bien que les fondements de la société lui aient été retirés depuis longtemps.

Les démocrates n’ont pas pu jouer la carte de la critique des élites économiques parce que leurs représentants appartiennent eux-mêmes à ces élites. Lorsque Hillary Clinton, après sa défaite électorale de l’époque, a qualifié les électeurs de Trump de « deplorables », c’est-à-dire de « pitoyables », elle n’a pas seulement exprimé son profond mépris personnel, mais aussi la distance croissante entre son parti et son ancien électorat de base. La campagne d’Obama avait auparavant réussi à mobiliser une nouvelle fois l’électorat de base ; celle de Biden se nourrissait encore du rejet de la personne de Trump ; Harris, quant à elle, ne parvenait déjà plus à toucher suffisamment l’électorat de base, malgré le fait que Biden se soit rangé du côté des syndicats et des grévistes, et malgré une politique économique et industrielle fructueuse. En revanche, il a obtenu des taux d’approbation plus élevés parmi les groupes à hauts revenus. La déception et le rejet des démocrates ont finalement joué un rôle plus décisif que le ralliement à Trump 4. Il a gagné environ trois millions de voix, tandis que Harris a perdu six millions et demi de voix par rapport à l’élection de Biden en 2020. L’élection a également montré que le clivage politique de classe s’est approfondi en fonction du niveau d’éducation.

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L’importance des affects et de leur mobilisation est la quatrième leçon de l’élection. En l’occurrence, parallèlement à l’anti-étatisme et au mythe américain, et conjointement avec eux, la mobilisation des peurs, couplée à la promesse d’un remède nationaliste, a joué un rôle décisif. Trump a délibérément attisé les peurs par le mensonge et l’agitation. Ils ont pu déployer leur effet destructeur d’une manière inimaginable jusqu’à présent, parce qu’entre-temps une grande partie de la population américaine tire ses informations des médias sociaux autoréférentiels, visant le profit par des effets d’amplification. La campagne de peur et la promesse de salut ont notamment séduit les personnes qui ont souffert de l’inflation et pour qui, selon leurs dires, la reprise économique n’a pas non plus eu d’impact financier 5; les électeurs qui, même s’ils ont un passé d’immigrés, craignent la sous-enchère des migrants face à la précarité de leurs conditions de travail ; chez les personnes qui sont plus exposées aux conséquences de la mondialisation qu’elles n’en profitent (dès la première élection de Trump, les régions en plein essor économique ont plutôt voté pour les démocrates). Même des groupes d’électeurs traditionnellement démocrates (hispaniques, afro-américains) ont pu voter pour Trump.

L’importance des affects et de leur mobilisation est sous-estimée par la gauche académique. Elle a tendance à adhérer à une variante marxiste et économiste du rational choice lorsqu’il est question d’« intérêts », et donc à regarder tout au plus la caisse de résonance préparée « économiquement », mais pas les émotions elles-mêmes. Cette faiblesse était déjà manifeste dans les années 1930 lors de la montée du nazisme et a été thématisée entre autres par Ernst Bloch, Wilhelm Reich, Ernst Niekisch (auteur du livre Das Reich der niederen Dämonen) et les exilés du cercle de Max Horkheimer. La raison de cette sous-estimation est évidente : il est interdit à une gauche attachée aux Lumières de miser à son tour sur la manipulation des émotions. Dans son livre important Undemokratische Emotionen, Eva Illouz a montré de manière exemplaire l’exploitation et l’effet des affects de peur, de dégoût, de ressentiment, de patriotisme à partir du cas d’Israël et du soutien dont Netanyahu jouit précisément auprès des groupes de population juive les plus discriminés, en faisant souvent le parallèle avec Trump.

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Les annonces faites par Trump lors de son élection sont à prendre au sérieux. La rapidité avec laquelle il désigne, avant même son investiture, ses candidats aux postes clés du gouvernement et la sélection des caractères et des qualifications qu’il opère rappellent la rapidité avec laquelle les nazis ont posé des jalons décisifs et irréversibles dans les premiers mois qui ont suivi la passation de pouvoir. Les orientations envisagées visent à la fois la destruction et le saccage des structures fédérales et une nouvelle étape de la modernité capitaliste. C’est la cinquième leçon, dont les conséquences ne sont pas encore prévisibles.

Comme aucun autre candidat à la présidence dans l’histoire américaine récente ne l’avait fait auparavant, Trump s’est associé dès la campagne électorale à des milliardaires qui sont les défenseurs explicites d’un capitalisme échappant à tout contrôle démocratique. Peter Thiel et Elon Musk prônent et pratiquent un néolibéralisme à échelle élargie. Quinn Slobodian les a passés, eux et leurs semblables, au crible de l’analyse dans son livre Capitalisme sans démocratie. L’alliance de Trump et Musk personnifie précisément la volonté politique d’une modernisation radicale et anti-sociale, le déchaînement des forces productives de l’ère numérique, libérées de toutes les restrictions politiques de la course au profit. Cette alliance est ouverte à de nouvelles adhésions. Mark Zuckerberg devrait avoir été récompensé de son geste de soumission à Trump par l’assurance qu’aucune intervention réglementaire ne menace son empire Méta. Jeff Bezos se sera joint au chœur des louanges de Trump pour des raisons similaires.

La rigueur n’est toutefois pas la tasse de thé de Trump. Son amour récemment découvert pour l’électromobilité (Musk) ne l’empêche pas de cultiver également son vieil amour pour le moteur à combustion et l’industrie pétrolière et gazière. Seul l’avenir nous dira si des conflits d’intérêts en résulteront et lesquels. D’ores et déjà, certaines entreprises et certains États fédéraux signalent qu’ils ne veulent en aucun cas renoncer au soutien d’une transformation écologique initiée par Biden. Nous verrons également comment l’annonce de droits de douane protecteurs pour servir l’électorat s’accorde avec l’alliance que Trump a conclue avec Musk et les extrémistes du marché.

Mais il est déjà prévisible qu’avec la nomination annoncée de Musk à la tête d’une autorité spécialement créée pour « l’efficacité du gouvernement » et avec le choix de personnes manifestement inappropriées mais loyales pour une série de ministères (dont la santé et l’éducation), on s’efforce de les transformer et de les démanteler jusqu’à les rendre méconnaissables. Les programmes sociaux qui dépendent d’un financement ou d’un financement partiel du gouvernement central et qui bénéficient jusqu’à présent à la population à faibles revenus pourraient notamment en être victimes. Le système fédéral des États-Unis, avec une autonomie des différents États bien plus grande qu’en Allemagne, aura probablement pour conséquence que les effets se feront moins sentir dans les États gouvernés par les démocrates que dans ceux gouvernés par les républicains et que les inégalités régionales s’accroîtront donc globalement. Mais surtout, l’« efficacité gouvernementale » visée par Trump ouvre la porte au pillage des ressources des États nationaux par son entourage. La nomination à la tête de la NASA d’un proche de Musk, qui s’occupe déjà de la conquête spatiale avec son entreprise et pour le compte de la NASA, indique par exemple cette possibilité évidente.

Enfin, la politique du personnel de Trump s’oriente vers la nomination d’affidés aux postes clés des autorités d’enquête et de poursuite (comme le FBI), afin d’assurer son propre pouvoir et, avec les mains libres que la Cour suprême lui a volontiers laissées, d’avoir l’option de menacer les opposants ou de mettre en pratique les représailles déjà annoncées. Tout cela ne pourra pas se faire sans résistance de la part de la justice, des administrations, voire de son propre parti, mais le rapport de force est dramatiquement modifié, même pour les Etats-Unis, où la présidence occupe déjà une position forte.

 

Trad. I.J.

 

1 Martin Kronauer est membre du conseil scientifique de PROKLA.

2 Trump’s America‹: Comeback Victory Signals a Different Kind of Country«, https://www.nytimes.com/ (6.11.2024).

3 »Donald Trump ›weckt die dämonischen Eigenschaften der Menschen‹«, https://www.fr.de/ (22.11.2024).

4 Une critique détaillée de la politique du Parti démocrate par Gabriel Winant est disponible sous le titre « Exit Right » dans Dissent : https://www.dissentmagazine.org/ (8.11.2024). Je remercie Till Kadritzke pour cette référence. Voir aussi Nat Cohn : »How Democrats Lost Their Base and Their Message«, https://www.nytimes.com/ (25.11.2024).

5 Un an avant les élections, Karen Petrou avait déjà montré que les chiffres de la réussite macroéconomique ne disaient pas grand-chose sur l’évolution des revenus et des conditions de vie des habitants d’un pays américain de plus en plus inégalitaire, dans une tribune publiée par le New York Times et intitulée »Why Voters Aren’t Bying Biden’s Boast About Bidenomics«, https://www.nytimes.com/ (16.11.2023).