Recension: Marcello Musto, Les dernières années de Karl Marx. Une biographie intellectuelle (1881-1883)

Marcello Musto, Les dernières années de Karl Marx. Une biographie intellectuelle (1881-1883)

Dans ce livre, Marcello Musto rend son corps, sa complexité, sa puissance et son implacable exigence scientifique à celui dont le nom plane au-dessus de toutes les luttes contre le capital. Traduit moins de sept ans après sa parution (en 2016) en plus de vingt langues, ce petit livre de Marcello Musto est paru aux éditions PUF en 2023, traduit par Anthony Burlaud. Nous allons voir en quoi ce petit ouvrage trouvera une place de choix dans le rayon « Introductions à Marx » de votre bibliothèque.

Dans l’introduction, l’auteur revient sur l’histoire de l’édition et des commentaires sur l’œuvre de Marx. Cette manière d’aborder l’objet du livre permet de constater aisément le fossé qu’il y a entre la profusion exégétique sur les manuscrits de jeunesse et le délaissement du Marx de la maturité. Même les biographies ont l’habitude de ne consacrer que quelques pages au Marx après 1872.

En se concentrant sur les deux dernières années de la vie de Marx, le livre de Marcello Musto nous fait apercevoir ce que peut représenter un si petit laps de temps déjà en termes de masse de travail. Mais la puissance du livre est bien entendu de très précisément « incarner » Marx, qui est alors malade, vit en Angleterre aux côtés de sa famille, et en compagnie d’amis qui gravitent autour d’elle. Le récit qu’en fait Marcello Musto est cousu avec finesse, si bien qu’il nous laisse presque entendre la voix Marx, tout simplement parce qu’il amène avec une grande adresse les témoignages dont on dispose, et que l’on peut ainsi se glisser dans le regard de ceux qui le rencontrent. Ces éclairages par les récits d’amis et de personnalités de passage permettent de reconstruire tout en proximité la personnalité de Marx.

Le premier chapitre s’ouvre sur les nouveaux horizons de recherche que Marx explore. Nous découvrons ainsi l’intérêt scientifique que Marx porte aux écrits ethnologiques (notamment de Morgan), puis aux mathématiques (calculs différentiel et infinitésimal). Ce premier chapitre se termine sur la section « Citoyen du monde 1 » où il apparaît la curiosité de Marx pour la politique internationale et l’évolution en général des sociétés, ce que l’auteur fait notamment découler du caractère abstrait qu’a pour Marx la question du socialisme tant qu’elle ne s’attelle pas à saisir le réel et ses potentialités. Nous y trouvons donc ses commentaires politiques, des changements de régime, et des programme soutenus par les partis en défense des travailleurs, comme le programme du POF (Parti ouvrier de France).

Le chapitre 2 est totalement consacré aux controverses sur le développement du capitalisme en Russie. L’importance de ce débat explique bien entendu que lui soit consacré une partie entière. L’exercice de synthèse de Marcello Musto est très éclairant et propose un découpage de la question en chapitres tout à fait pertinent. Il début par La question de la commune agraire (comme forme embryonnaire d’émancipation sociale ou non), et s’ensuit la question du capitalisme comme préalable ou non à une société communiste et enfin. L’auteur note alors que ses lettres ne furent pas publiés, sans que l’on n’en connaisse la raison, a porté un préjudice majeur au marxisme en Russie. Puis vient la section « L’autre voie possible », qui montre qu’avec cet objet de réflexion, « sa vision de la transition des formes communales au capitalisme » a changé (p. 135). C’est ainsi que Marx révise fondamentalement l’idée d’un lien nécessaire entre développement des forces productives et socialisme, conception « entachée d’un certain nationalisme et complaisante à l’égard du colonialisme » (p. 148). Comme le rappelle l’auteur, c’est la vision déterministe d’Engels qui cependant allait laisser ses marques dans les Internationales, et poser comme inévitable le passage par le capitalisme en Russie. La troisième section de ce chapitre est consacrée à l’analyse du mouvement populiste. Problématique alors plus politique, l’auteur expose les différentes tendances des révolutionnaires qui existent alors en Russie. Ce bref aperçu permet à l’auteur de rappeler que Marx parvient à une conception multilinéaire du développement historique.

La troisième partie (Les travaux et les peines d’« Old Nick ») met en parallèle la diffusion du Capital et les difficultés de famille et de santé que traverse alors Marx. L’auteur explique alors les circonstances qui amènent à ce que Marx ne parvienne pas à achever les livres II et III du Capital : elles sont d’ordre personnelles (sa condition physique), d’ordre laborieuse (le travail de traduction du Capital lui ayant pris plus de temps que prévu) et scientifique (il accumule du matériau et travaille sur ses outils mathématiques). La conclusion à laquelle l’auteur parvient est : « La conscience critique avec laquelle Marx composa son Capital montre combien il était éloigné de l’auteur dogmatique que beaucoup de ses adversaires et disciples autoproclamés présentèrent au monde » (p. 186).

Après un retour sur les études historiques auxquelles Marx revient entre 1881 et 1882, nous parvenons enfin au voyage à Alger. Ce voyage qui est la seule fois où Marx résida hors d’Europe, dura 72 jours, mais il s’y rendit pour des raisons de santé. Ces circonstances empêchent à Marx de découvrir en profondeur la réalité algérienne. Engels s’attendait à ce que Marx étudie plus spécifiquement les caractéristiques de la propriété commune chez les Arabes, suivant le modèle des réflexions menées sur la commune agraire en Russie, mais la santé de Marx en le permit pas.

Le livre se conclue sur la fascination que peut produire « la capacité de ses analyses socio-économiques à expliquer le monde », ou encore « le message qui irradie constamment toute son œuvre : la nécessité d’organiser le combat pour mettre fin au mode de production bourgeois pour parvenir à émanciper les travailleurs du monde de la domination du capital » (p. 245).

On peut regretter que sur la question de l’approche biographique et les intrications entre l’œuvre et la vie, qui posent des problèmes sur le statut du biographe, du lecteur, ou encore sur la nature de la personnalité en général et son intrication avec l’œuvre et enfin les possibilités de les rendre sous une forme d’unité 2. Si certaines polémiques sont évoquées, et que le propos du livre est entièrement agencé par celles-ci, on aurait tout de même pu s’attendre à ce que plus de place soit accordée aux recherches à présent nombreuses qui existent sur cette période, et notamment inaugurées par le livre Marx aux antipodes de Perry Anderson. On pourra regretter aussi parfois un anti-engelsisme peu contrasté de la part de l’auteur, un Marx ouvert au changement et rétif à la dogmatisation, alors qu’Engels serait son pendant, prompt à raccourcir, réduire à des formes simples des questions complexes, etc. Enfin, d’un point de vue éditorial, on regrette qu’à de rares exceptions près aucune référence ne précise les éditions françaises disponibles.

Dans l’ensemble, le souci de la précision allié à la subtilité du montage des sources projette le lecteur aux côtés de Marx, au plus proche de son corps aussi, de ses souffrances, de ses peines et ses joies. Sans l’expliciter outre mesure l’auteur inscrit bel et bien son texte dans les méandres des marxismes postérieurs, en soulignant dès que possible la distance qui sépare Marx du dogmatisme, du déterminisme, de l’économicisme. Cette période tardive concentre tous les éléments les plus impressionnants de la vie de Marx : des chantiers théoriques multiples, des échanges épistolaires en grand nombre, une vie de famille intense et une santé qui l’accable de douleur et se trouve être, aux côtés de la peine causée par le décès de sa femme, la seule chose ce qui l’empêche de travailler.

Sa manière de répondre aux premières dogmatisations de sa théorie permet enfin de souligner la distance qu’il peut y avoir avec ce qu’est devenu le marxisme par après. Ainsi, cet aperçu de la fin de la vie de Marx permet d’éclairer au mieux en quoi les versions officielles des marxismes de parti sont éloignées de l’œuvre de Marx : une œuvre ne construction permanente, qui ne se fige que pour répondre aux inepties d’interlocuteurs qui sont passés à côtés ou bien de son propos, ou bien de l’implacable réel.

I. J.

1Terme employé par Marx pour se caractériser, voir Paul Lafargue, Souvenirs personnels sur Karl Marx, p. 19.

2On pense ici notamment à la théorie de la biographie de Michael Heinrich, même si elle est parue en anglais seulement en 2018, elle aurait pu être citée en page 19. Elle apporte à la théorie de la biographie des éléments de réflexion dont la puissance provient notamment d’une lecture fine de Marx, qui permettrait d’étayer le choix du sous-titre « Une biographie intellectuelle ».