Karl Marx et la naissance de la société moderne. Entretien avec Michael Heinrich, 2018/2019

Interview with Michael Heinrich | Historical MaterialismEntretien de Michael Heinrich en 20181, publié sur Contretemps lors de la publication en allemand du premier volume de la biographie de référence qu’il consacre à Marx: Karl Marx et la naissance de la société moderne. La traduction de ce premier volume est paru en 2019 aux Éditions sociales2.

Dans cet entretien, Michael Heinrich explique les raisons qui l’ont amené à entreprendre l’écriture d’une nouvelle biographie sur Karl Marx, notamment les limites des biographies existantes. Il expose ses méthodes de travail et de recherche historiques et philologiques. Et il revient surtout sur quelques uns des apports du livre – la conversion du jeune Marx à la philosophie de Hegel, son rapport aux jeunes hégéliens, sa lecture des philosophes antiques, etc. –, ainsi que sur les nouvelles hypothèses de lecture de l’œuvre de Marx qu’il ouvre.

Quelles sont les raisons théoriques qui président à l’écriture d’une biographie ? Pour vous, la biographie joue un rôle fondamental dans la compréhension du travail théorique de Marx. Tout au long du XXe siècle, il semble que les débats sur la théorie marxiste ont aussi été des débats sur la biographie de Marx et son évolution intellectuelle en tant que telle. Comment cela se retrouve-t-il dans votre travail ?

J’avais plusieurs raisons pour faire cette biographie. La première raison vient de mes travaux théoriques antérieurs. Lorsque j’ai écrit Die Wissenschaft vom Wert [La sciences de la valeur], je n’ai pas simplement présenté la critique de l’économie politique de Marx, j’ai interrogé l’évolution intellectuelle de Marx. Qu’est-ce qui, dans l’évolution intellectuelle de Marx, l’a conduit à la critique de l’économie politique ? Cette prise en compte de l’évolution de la pensée de Marx a toujours été présente dans mon travail. Et pour faire cela, je devais passer – jusqu’à un certain point – par la biographie de Marx. Par exemple, j’ai dû utiliser les lettres de Marx pour répondre à des questions théoriques. Mais une lettre est quelque chose de bien différent d’un texte publié. Avec une lettre, on doit toujours se demander : à qui cette lettre est-elle destinée ? Marx était-il libre de dire ses vraies opinions ? Cherchait-il simplement à convaincre un éditeur à propos d’un projet ou parlait-il à un camarade ? On a déjà besoin du contexte biographique pour répondre à ces questions sur les lettres. Le contexte biographique était donc toujours présent dans mon travail, mais je ne m’en rendais pas tout à fait compte à l’époque.

Durant ces dernières années, de nouveaux ouvrages biographiques sur Marx ont été écrits. A première vue, ils présentent Marx de façon neutre. Pendant la guerre froide, il était assez facile de voir qu’il y avait des biographies anti-marxistes qui maudissaient l’individu Marx, et des biographies hagiographiques qui le plaçaient sur un piédestal. Depuis les années 1990, des biographies sont parues qui annoncent peu ou prou : « Certes, Marx était un personnage important, nous allons essayer de jeter un œil sur sa vie et peut-être que nous pourrions aussi y apprendre quelque chose sur son œuvre ». Ces biographies prétendent être neutres alors qu’elles ne le sont pas du tout. Elles sont toujours biaisées, mais elles présentent les choses d’une manière beaucoup plus raffinée.

Écrire une biographie sur Marx joue un rôle politique encore plus important aujourd’hui qu’à l’époque de la guerre froide : comme je l’ai dit, les choses étaient claires pendant la guerre froide, mais maintenant elles ne le sont plus autant. Je vais mentionner trois biographies récentes : celles de Francis Wheen, de Jonathan Sperber et de Gareth Stedman Jones4.

Le livre de Francis Wheen est bien écrit et tente de présenter la vie privée de Marx. Cependant, il en invente purement et simplement de grandes parties. Il raconte un certain nombre de fariboles et celles-ci révèlent un parti pris de taille. Quant à la biographie écrite par Jonathan Sperber, au vu de l’abondance des documents utilisés, elle est apparue comme la biographie la plus solide au moment de sa parution. Parce qu’il est historien, il utilise beaucoup de notes de bas de page. Donc on se dit que chaque petit détail est étayé par des sources, mais lorsqu’on vérifie ses sources, ce n’est pas toujours le cas. Elles ne prouvent pas toujours ce qu’il dit. Il y a là aussi un certain parti-pris. Néanmoins, je pense qu’il est louable que Sperber dise très clairement ce qu’il a l’intention de faire dans son introduction. Il présente son point de vue, selon lequel Marx était un personnage du XIXe siècle, et qu’il n’a rien à nous apprendre sur le monde actuel. Même si je ne suis pas d’accord avec cette opinion, j’ai de l’estime pour la clarté de sa démarche. Gareth Stedman Jones n’est pas aussi clair sur ce point, mais je pense qu’il fait quelque chose de semblable : il veut lui aussi ramener Marx au XIXe siècle.

Des biographies comme celles-ci sont beaucoup plus efficaces que des textes théoriques.

Les textes théoriques sont généralement lus par un petit groupe de spécialistes seulement. Ils en discutent dans des petits cercles. Mais les biographies peuvent toucher un public beaucoup plus large et véhiculer leurs messages à grande échelle. C’est l’autre raison pour laquelle j’ai écrit une biographie : il était important de rétablir la vérité contre certaines inexactitudes et de faire place nette afin de pouvoir discuter politiquement des textes de Marx. Je veux dire par là discuter non seulement des textes importants que nous connaissons tous, mais aussi de textes journalistiques, de ses cahiers, qui sont moins connus, et d’évoquer également son action politique.

Certes, les positions de biographes comme Sperber, qui prétendent que Marx est un dinosaure appartenant au XIXe siècle, témoignent d’une incompréhension face à ses explications de la dynamique structurelle du capitalisme. En un sens, ils ne considèrent que les illustrations, les exemples sans prendre en compte la description de la dynamique structurelle du mode de production capitaliste. Ils considèrent que l’œuvre de Marx n’est pertinente que pour l’Angleterre du XIXe siècle, alors que celle-ci joue seulement un rôle d’illustration pour ses théories comme il l’écrit dans la Préface de la première édition allemande du Capital5.

Je n’irais pas si vite ! En s’en tenant à cette préface, nous pouvons avancer que Marx prétendait faire autre chose que simplement analyser le capitalisme britannique. Il voulait présenter son travail comme une élaboration théorique (par opposition à une description du développement historique du capitalisme). J’aime toujours à citer ce qui se trouve dans le manuscrit du livre 3 du Capital, où Marx écrit qu’il veut seulement étudier « l’organisation interne du mode capitaliste de production, en quelque sorte dans sa moyenne idéale »6. Mais c’est Marx qui l’affirme ! Nous pouvons discuter de s’il a mené ou non l’entreprise à bien. Peut-être voulait-il faire cela, mais s’est-il néanmoins trouvé coincé dans le capitalisme britannique. Même si c’était le cas, nous devrions tout de même étudier en détail ce qu’il faisait.

Je dirais que Sperber comme Stedman Jones ont un traitement assez superficiel du Capital. La position de Sperber est la suivante : la théorie de Marx est simplement la théorie de Ricardo à laquelle il a ajouté la dialectique hégélienne. C’est là un vieux préjugé. Déjà au début du XXe siècle, on entendait cet argument. Depuis, nous avons plus de textes de Marx et beaucoup plus de discussions sur sa critique de l’économie politique, où sont abordés le sens de la critique, le sens de la valeur, etc. Sperber ignore quasiment tout cela, de même que Stedman Jones.

Stedman Jones s’empresse de dire que Le Capital de Marx est un échec. Pourquoi a-t-il échoué ? Stedman Jones essaie de montrer qu’avec Le Capital, Marx voulait présenter une théorie universelle et qu’il n’a pas réussi à le faire. Cependant, en attribuant à Marx ce projet, Stedman Jones s’appuie plus sur les Grundrisse que sur le Capital.

Nous devons être prudents ici. Était-ce vraiment là le but de Marx ? Qu’est-ce qui a changé dans la pensée de Marx ? Selon Stedman Jones, les Grundrisse et Le Capital sont essentiellement le même livre, de sorte que l’on peut citer parfois l’un parfois l’autre indistinctement. Pour ma part, je dirais qu’il y a une différence épistémologique entre les Grundrisse et Le Capital. Déterminer ce que Marx a réellement affirmé selon ses propres termes, concernant le caractère plus ou moins universel de la théorie, est déjà une question difficile. Il faut en discuter et la réponse ne devrait pas être prise pour acquise si facilement.

Parlons un peu de la MEGA. Il y a un écart important entre, dans le monde anglophone, les Marx and Engels Collected Works (MECW) – qui comprend cinquante volumes annotés avec une grande précision scientifique (contrairement à la France, où il n’a jamais existé jusque-là de telle collection) –, et ce qui se passe actuellement dans le monde allemand avec les publications de la MEGA. La publication en cours de la MEGA ouvre un nouvel espace de débats et je vois votre biographie comme un moyen de se repérer dans les discussions qui émergeront à propos de ces publications, ou du moins de se repérer préalablement parmi ces publications. Sommes-nous à l’aube de nouveaux débats autour de Marx ? Cette perspective va vraiment à l’encontre de l’idée commune selon laquelle tout a déjà été écrit sur Marx, et que rien n’est nouveau sous le soleil.

Cette dernière idée est vraiment amusante. Elle est récurrente. Il y a encore et toujours des exemples où une personne – et ce dès les années 1920 ! – veut faire une thèse sur Marx et où le professeur dit : « Oh une thèse sur Marx ? Mais tout a déjà été écrit sur Marx ! Choisissez un autre sujet ». Cela alors même que les propres écrits de Marx n’étaient pas tous connus. Au XXe siècle, chaque génération a connu un Marx différent puisque les différents manuscrits n’ont été publiés qu’au fil du temps.

Quand les écrits du jeune Marx furent publiés à la fin des années 1920 et au début des années 1930, les gens ont dit : « Maintenant nous connaissons tout Marx ! Le vieux Marx et le jeune Marx ». Et puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Grundrisse ont été publiés. Ce n’est que dans les années soixante et soixante-dix qu’ils ont eu une réception plus large et les gens ont de nouveau dit : « Ah, nous avons maintenant le chaînon intermédiaire entre le jeune et le vieux Marx ! Donc désormais, avec les Grundrisse, nous avons enfin Marx tout entier ».

Mais que s’est-il passé avec la MEGA ? Pour ne mentionner brièvement que les écrits sur l’économie, à la fin des années soixante-dix ont été édités les manuscrits complets de 1861-1863 (dont les Théories sur la survaleur ne sont qu’une partie) puis, dans les années quatre-vingt-dix, le manuscrit original du troisième livre du Capital et, quinze ans plus tard, les manuscrits originaux du deuxième livre. Et désormais, avec la publication progressive de ses cahiers, nous allons découvrir de nouveaux champs dans le processus de recherche qui a été celui de Marx.

Il y a un autre point important. La MEGA publie les textes dans leur forme originale, ce qui ne se faisait quasiment jamais auparavant. Pensez aux Manuscrits économico-philosophiques par exemple, et au célèbre chapitre sur la critique de la philosophie et de la dialectique hégéliennes. Ce chapitre n’a jamais existé dans le manuscrit original ! C’était un ensemble de paragraphes qui traitaient de Hegel, qui ont été rassemblés par les éditeurs du texte sous la forme d’un chapitre. Ce n’est pas Marx lui-même qui les a regroupés.

Quand la MEGA sera intégralement achevée – ce qui prendra au moins une quinzaine d’années encore – alors nous pourrons dire : « Maintenant nous avons pour la première fois un Marx vraiment complet, au sens où nous avons tout ce qu’il a laissé derrière lui ». Ce n’est pourtant pas le Marx complet, car ce n’est pas absolument tout ce qu’il a écrit. Il y a de grosses lacunes : il nous manque beaucoup de lettres, il nous manque un certain nombre de brouillons. Mais elle sera néanmoins aussi complète que possible actuellement. Ensuite s’ouvrira à propos du Capital une nouvelle discussion, notamment à cause des Cahiers économiques, dans lesquels Marx préparait une réécriture du Capital qu’il avait prévu de faire durant les années 1870. Le Capital – tel que nous le lisons depuis plus de cent ans – ne nous donne pas une image complète de la pensée de Marx. Le troisième livre, par exemple, repose sur un manuscrit écrit en 1864-1865. Mais Marx continua ses recherches sur le crédit, la crise et le taux de profit après 1865, or cette recherche n’est pas incluse dans le texte que nous lisons aujourd’hui.

Parmi les représentations de Marx, il y a conflit entre une vision téléologique de son évolution intellectuelle et une autre qui met l’accent sur ses découvertes théoriques en lien avec les combats politiques qu’il a menés. Quelle est votre position face à ces lectures téléologiques de Marx (qui sont encore très présentes) ?

La téléologie dans les biographies est toujours une construction ex post assez faible, qui ignore les contingences propres à la vie de chaque individu. L’objectif de ma recherche est différent. Tout d’abord, on doit contextualiser les élaborations théoriques et les écrits de Marx. Le Capital est généralement lu à la manière d’un livre contemporain. L’ouvrage est bien sûr pertinent pour l’époque actuelle. Mais ce n’est pas un livre contemporain. Dans de nombreuses parties du Capital, qui s’inscrit dans un contexte politique singulier, Marx s’en prend directement à ses contemporains. Par exemple, dans son analyse de la forme-valeur et de l’argent, dans les trois premiers chapitres du premier livre du Capital, Marx présente une théorie distinctement anti-proudhonnienne. Marx l’avait déjà fait une première fois en 1859, dans la Contribution à la critique de l’économie politique7.

Mais, au début des années 1860, après la lecture de la critique adressée à Ricardo par Bailey, Marx a reconnu la faiblesse de sa première approche. Son analyse de la forme-valeur et de l’argent au début du Capital, est ainsi à l’intersection de trois fronts : la critique de Ricardo, la défense contre Bailey et l’attaque contre Proudhon. Bien sûr, Marx veut analyser la valeur et l’argent dans le capitalisme, mais il le fait dans un cadre spécifique, celui des débats scientifiques et politiques propres à son temps, ou plus particulièrement des débats qu’il considérait alors comme sérieux. Mon premier objectif est donc d’examiner le contexte, afin de mieux comprendre l’analyse de Marx.

Deuxièmement, nous devons considérer Marx comme une personne, dans tous les sens du terme. Quand on lit ses textes, c’est pour nous un théoricien : nous nous concentrons habituellement sur la logique de son raisonnement théorique. Mais Marx a aussi travaillé comme journaliste pendant des décennies. Il a publié des centaines d’articles dans les journaux. Et il était aussi un activiste politique, un militant plus ou moins actif selon les époques de sa vie : il l’a beaucoup été à certains moments, tandis qu’à d’autres, quand les occasions étaient limitées, il a été plutôt discret. Mais le militantisme a toujours été présent pour lui. Nous devons tenir ensemble ces trois dimensions : le Marx théoricien, le Marx journaliste et le Marx militant. C’était mon objectif principal, à savoir contribuer à esquisser une nouvelle image de Marx qui réunisse ces trois dimensions.

Dites-nous ce que vous apportez de nouveau à la compréhension de Marx. Qu’avez-vous découvert par vous-même, par exemple concernant le lien entre les premières évolutions de Marx et la philosophie de Hegel ?

Je pense qu’il y a de nouveaux aspects vraiment intéressants dans les tout premiers écrits de Marx.

Ces nouveaux aspects que je présente dans l’ouvrage remettent en question ce que l’on dit traditionnellement de la relation entre Hegel et Marx. Je pense que cette relation est beaucoup plus compliquée qu’on ne le pense habituellement, non seulement quand on s’intéresse à Marx mais aussi quand on s’intéresse à Hegel. L’image de Hegel qu’ont longtemps eue la plupart des marxistes est extrêmement réductrice. Or, dans une relation, si l’un des deux pôles est simplifié à l’extrême, on ne pourra jamais comprendre la relation dans son ensemble. Par conséquent, j’ai dû m’intéresser particulièrement à Hegel et aux autres sources sur lesquelles Marx s’est appuyé.

Pouvez-vous s’il vous plaît expliciter un peu ce point et l’illustrer par quelques exemples ?

L’image traditionnelle de Hegel dans le marxisme est la suivante : Hegel est un idéaliste, il est l’un des principaux représentants de ce qu’on appelle l’idéalisme allemand. Il y a cependant un bel article de Walter Jaeschke, paru en 2000, dans lequel il s’interrogeait sur l’apparition du label « Idéalisme allemand ». Sa réponse : dans les années 1860 ! C’était une étiquette élaborée par l’histoire allemande de la philosophie !8 Dans le cadre de mon travail biographique, j’ai utilisé deux encyclopédies des années 1840 : les deux soutiennent que Kant et Fichte étaient idéalistes, tandis que bien sûr, Hegel et Schelling ne l’étaient pas. Nous devons vraiment repenser cette relation matérialisme-idéalisme, qui a si longtemps été considérée comme acquise.

Dans mon premier volume, je traite de la thèse de doctorat de Marx. Par le passé, on s’est beaucoup demandé si cette thèse était encore idéaliste ou si elle était déjà matérialiste. Poser la question de cette manière présuppose selon moi une idée de la relation entre matérialisme et idéalisme qui repose sur une métaphore géographique. C’est comme si vous aviez deux villes, la ville de l’idéalisme et la ville du matérialisme, et que vous voyagiez d’une ville à l’autre en vous demandant régulièrement où vous en êtes. Je voudrais interroger la manière dont les notions de matérialisme et d’idéalisme sont habituellement utilisées.

Quel rôle le rapport entre religion et philosophie a-t-il joué dans l’œuvre de Hegel, dans la réception par les Jeunes Hégéliens, et ensuite dans les interventions de Marx, et sa relation avec Bruno Bauer ?

Le rapport entre religion et philosophie a été largement discuté dans les années 1830. C’est dans ce milieu que Marx a évolué en tant qu’étudiant, et qu’il a développé ses propres opinions. Les débats sur la religion et la philosophie y étaient essentiellement politiques. C’est très important. On peut parfois lire que les discussions sur la religion n’étaient alors qu’un prétexte pour discuter de politique ; dans la mesure où l’on n’osait pas tenir de critique politique, on commençait par la critique de la religion.

Mais ce point de vue est totalement erroné. La critique de la religion était elle-même une question politique dans un État qui se définissait comme un État chrétien, non pas en un sens culturel général, mais dans le sens du Christianisme protestant, alors organisé par l’État : les prêtres étaient des fonctionnaires d’État. La critique politique des années 1840 est le résultat de l’échec de ces débats sur la religion.

À l’origine, les Jeunes hégéliens pensaient qu’ils devaient soutenir l’État prussien, qu’ils considéraient comme un État progressiste. Mais l’État prussien n’a pas accepté leur aide, loin s’en faut, puisqu’il est devenu un allié des factions religieuses réactionnaires. À travers cette expérience, les Jeunes hégéliens ont appris quelque chose sur le caractère de l’État, à savoir qu’il existe un lien très étroit entre la religion et la politique, et à des niveaux différents. Les discussions sur la religion sont politiques en soi. C’était le premier niveau. L’apprentissage que les Jeunes hégéliens ont vécu au travers de ces discussions constitue un autre niveau.

Cette question est particulièrement intéressante chez Hegel. Quel rôle la religion joue-t-elle dans sa philosophie ? Dans ses principales œuvres philosophiques comme La Logique, ou La Phénoménologie de l’esprit, il affirme que la philosophie et la religion ont le même contenu et qu’il n’y a de différence que dans la forme d’exposition. On est en droit de porter le soupçon sur cet argument puisque Hegel était à l’évidence un théoricien de la forme : les différences de forme sont cruciales pour Hegel. Or, là il nous dit : « Oh, ce n’est rien qu’une différence de forme ! »

Qu’est-ce que cela signifie ?

Les conservateurs ont accusé Hegel – dans les années 1830 – d’être un ennemi secret de la religion, qui n’aurait pas osé le dire ouvertement : selon eux, il aurait dissous la religion dans la philosophie. De l’autre côté, Hegel a été accusé d’avoir trop fait de compromis avec la religion, d’avoir transformé la philosophie en religion. Puis – ceci sera discuté dans le deuxième volume de ma biographie – vient Bruno Bauer, qui a édité les manuscrits de Hegel sur la philosophie de la religion, et qui a soutenu que le geste de Hegel était une sorte de double dissimulation : Hegel se présente d’abord comme un panthéiste caché – ce qui peut donner lieu à diverses interprétations – mais au fond de lui, selon Bauer, Hegel est un athée. À certains égards, Bauer était donc d’accord avec les conservateurs, mais ce qui, pour eux, était une critique contre Hegel, était pour Bauer l’un des mérites de Hegel.

Qu’en est-il de la critique par Hegel de la tradition romantique, de la critique de la belle âme telle qu’elle apparaît dans La Phénoménologie de l’esprit, et de la conversion [Übergang] de Marx à la philosophie de Hegel ? Pouvez-vous développer ce point précis parce que je ne pense pas qu’on ait souvent fait le lien entre la critique spécifique adressée par Hegel à la belle âme et l’adoption par Marx des idées de Hegel ?

La conversion de Marx à la philosophie de Hegel est une question difficile parce qu’il n’y a presque aucun document qui en témoigne. Nous avons les poèmes de Marx et une lettre à son père, où il écrit que d’une part il a abandonné ses essais poétiques, et d’autre part qu’il s’est rapproché de Hegel. Sur cette question, nous n’avons aucun autre document de Marx, ni de lettres, ni de journaux intimes, et pas non plus de documents d’une tierce personne. Il faut donc rester très prudent.

Ce que je veux dire, c’est que le récit habituel, popularisé par Franz Mehring (dans sa biographie de Marx9), selon lequel Marx a abandonné ses essais poétiques et l’idée de faire une carrière de poète parce qu’il a réalisé qu’il n’était pas assez doué pour cela, est manifestement faux. Marx ne parle pas du tout de talent, il parle en revanche de l’idéalisme de ses poèmes, en ce sens qu’ils opposent un mauvais « être » [Sein] à un meilleur « devoir être » [Sollen]. Il ne voulait pas continuer dans cette direction. Il a formulé une critique philosophique de ses poèmes.

À cette même période – au printemps et à l’été 1837 – Marx lit Hegel. Au début il n’aimait pas Hegel, qu’il a voulu récuser avec l’aide des idées de Schelling et il a essayé de formuler une alternative. Mais finalement, Marx n’a pas pu échapper à Hegel.

Il y a donc d’abord une coïncidence temporelle entre ces deux événements, une coïncidence qui pourrait tout à fait être accidentelle. Mais il y en a une deuxième : Marx a critiqué l’opposition sensible dans ses propres poèmes entre un mauvais « être » et un « devoir être ». Or c’était un pan important de la critique par Hegel des romantiques. Encore une fois, cela peut être accidentel. Toutefois, je fais l’hypothèse que Marx a bien lu la critique de Hegel et qu’il a appliqué cette critique à ses propres conceptions poétiques. Je cite quelques passages, en particulier de La Phénoménologie de l’Esprit, qui me semblent correspondre parfaitement au jeune Marx poète de cette époque. Je ne peux pas prouver qu’il a réellement lu ces passages puis qu’il a retourné contre lui-même la critique de la belle âme poétique, etc., mais il me semble plausible qu’il ait repris cette critique de Hegel. Abandonner les conceptions poétiques et se ranger du côté de la philosophie de Hegel constituent deux moments qui semblent appartenir à un même mouvement : j’essaie d’expliquer pourquoi. Mais il ne peut s’agir que d’une hypothèse, car nous n’avons aucun document pour le prouver.

C’est une base solide pour une hypothèse…

Oui, mais cela reste une hypothèse et peut-être que quelqu’un a d’autres arguments aussi solides pour expliquer tout cela d’une autre manière. Cela ne me dérange pas, je serais heureux d’avoir une telle discussion. Comme le fait Marx à la fin de sa préface du Capital, je dis aussi que toute critique scientifique est la bienvenue.

À propos de Bruno Bauer, la question de la « conscience de soi » semble centrale vu le rôle qu’elle a joué dans son travail et dans la thèse de doctorat de Marx. On peut aussi parler du rôle de Feuerbach, de sa critique du christianisme et de sa relation à Hegel. Quelle était le rapport entre Marx et Feuerbach à cette époque ?

Je traiterai du rapport entre Marx et Feuerbach dans le deuxième volume de la biographie. Dans le premier, je me suis davantage focalisé sur la relation entre Marx et Bauer. Mais j’ai fait quelque chose de très différent de ce qui se fait habituellement dans les biographies de Marx : la pratique habituelle consiste à donner, assez tôt dans le récit, un aperçu général de Feuerbach ou de Bauer. Ces biographies exposent presque tout le parcours intellectuel de l’un ou de l’autre, avant de poser la question de leurs relations à Marx.

En procédant de cette façon, on perd des détails très importants. De mon côté, je me suis focalisé sur Marx et sur ce qu’il avait sous la main à un moment donné. Le premier volume de la biographie se termine par la thèse de doctorat de Marx et j’ai été très attentif à ce qu’il avait pu utiliser pour écrire ce travail. Dans ce premier volume, je n’ai pas analysé l’Essence du christianisme de Feuerbach, car le livre n’est paru qu’à l’été 1841, or Marx avait déjà remis sa thèse de doctorat au printemps de la même année, de sorte qu’il ne pouvait pas être influencé par ce célèbre ouvrage. Seuls les articles de Feuerbach parus dans les Annales d’Arnold Ruge auraient pu influencer Marx à cette époque. Par conséquent, je ne discute que ces articles. Il en va de même pour Bruno Bauer, dont le livre célèbre La Trompette du Jugement dernier contre Hegel, l’athée et l’Antéchrist a été écrit en août 1841, donc après la thèse de Marx.

Dans le deuxième volume, je traiterai du séjour de Marx à Bonn, lorsque duquel il se rapproche de La Gazette rhénane. À cette époque, Feuerbach et Bauer ont fait de nouvelles avancées théoriques importantes, et je discute de leur influence. La relation entre Marx et Bauer change beaucoup. Avant le début de l’année 1842, Bauer et Marx étaient fortement liés et avaient des projets communs, mais à la fin de la même année, il y eut une rupture : une rupture politique, une rupture scientifique, mais aussi une rupture personnelle. Marx se rapprocha beaucoup plus de Ruge et de Feuerbach. Pourquoi cela ? Qu’est-ce qui peut l’expliquer ? J’en parlerai dans le deuxième volume.

Mais dans la thèse de Marx, dans la lecture qu’il propose des stoïciens et des philosophes de l’Antiquité tardive, qu’en est-il du concept de conscience de soi ? Quel rapport Marx entretient-il ici à l’Histoire de la philosophie de Hegel ?

Les Leçons sur l’histoire de la philosophie de Hegel ont été un point de départ important pour la thèse de Marx, mais le fait qu’il tienne en si haute estime Épicure était déjà en soi une critique des idées de Hegel.

La notion de conscience de soi [Selbstbewusstsein] est très importante, mais elle peut signifier des choses très diverses – parfois chez le même penseur – à différentes périodes. On la trouve chez Hegel, dans la Phénoménologie et dans l’Encyclopédie, où elle n’est pas une notion si importante. Dans les Leçons sur la philosophie de la religion, elle est devenue beaucoup plus importante et dans la mesure où cette dimension de la philosophie de Hegel était centrale dans les débats au cours des années 1830, la notion s’est répandue. Bauer et d’autres Jeunes hégéliens l’ont ensuite utilisée. Chez Bauer, la notion de conscience de soi s’est développée de manière spécifique et est devenue un concept beaucoup plus large et plus englobant.

Il existe aussi un débat concernant l’influence que Bauer a pu avoir sur Marx : ont-ils utilisé la même notion de conscience de soi ? Quoiqu’il en soit, chez Bauer, ce n’est pas la même notion au fil du temps. Alors que Marx, dans sa thèse, faisait un usage plutôt prudent de cette notion, Bauer renforçait encore et encore le concept. Pour Marx, après la thèse, la notion est devenue de moins en moins importante – ce qui pourrait être l’une des raisons de leur rupture. Mais il y a eu des ruptures à plusieurs niveaux, et il y a diverses raisons à ces ruptures.

Et que dire de la critique de Ruge dans la thèse de Marx ?

C’était une critique à propos de l’idée selon laquelle Hegel aurait compromis sa philosophie au gré des pressions et des circonstances politiques. C’est selon Marx une accusation très superficielle. Il faut pousser le raisonnement plus loin : pour lui, ce qui est intéressant, c’est ce qui rend la philosophie susceptible de tels compromis. De ce point de vue, le très jeune Marx de l’époque de la thèse de doctorat révèle des capacités analytiques à certains égards déjà supérieures à celles d’Arnold Ruge, qui était beaucoup plus âgé et beaucoup plus expérimenté. Cependant, il s’agissait d’un différend théorique et pas d’un désaccord trop important. Je suppose que Ruge aurait été d’accord avec Marx s’il avait eu la chance de lire sa critique – ce qu’il n’a jamais pu faire parce qu’elle n’a jamais été publiée de son vivant. Sur le plan politique, Marx et Ruge se sont toutefois rapprochés et ont fondé ensemble les Annales franco-allemandes.

Qu’en est-il de la dimension politique de la thèse de Marx, par exemple lorsqu’il parle des libéraux d’un côté, et de la philosophie positive de l’autre ? Ce n’est pas une référence aux Jeunes hégéliens et aux divisions qui ont suivi ?

C’est un point très intéressant. Marx ne fait pas de distinction entre les Jeunes hégéliens et les Vieux hégéliens – une différence que j’interroge aussi dans le premier volume. Au cœur de cette distinction, on trouve peut-être principalement une construction déjà élaborée à l’époque de Marx dans les termes qui étaient alors en usage. Mais les choses ne sont pas claires du tout. Quand Marx parle des libéraux, je pense que ceux qu’on appelle les Jeunes hégéliens sont inclus dans ce parti libéral. Ce parti rassemble beaucoup plus largement que les seuls Jeunes hégéliens, et certains de ceux qu’on appelle les Vieux hégéliens étaient aussi des libéraux en un certain sens. La « philosophie positive » – l’autre pôle critiqué par Marx – était une expression employée par Feuerbach dans un article bien connu : elle désigne les philosophes qui ont essayé d’utiliser certaines catégories hégéliennes mais qui ont aussi essayé de les combiner avec une forme très traditionnelle de pensée religieuse. Marx percevait ces deux tendances comme les principales tendances opposées dans les discussions de son temps et il les a toutes les deux soumises à sa critique. Nous pouvons également y voir un indice du fait que Marx ne se définissait pas comme un Jeune hégélien : je pense qu’il a essayé de montrer qu’il y avait déjà une certaine distance entre les Jeunes hégéliens et lui dès ces années-là.

Est-ce que cela va à l’encontre de plusieurs des hypothèses faites par les biographes de Marx avant vous ?

Oui, c’était la position majoritaire, et je dois admettre que je m’y suis longtemps rangé. L’hypothèse majoritaire défend l’idée d’après laquelle, lorsqu’il était étudiant à Berlin, Marx est devenu un Jeune hégélien, puis, peut-être en 1843 sous l’influence de Feuerbach, qu’il a développé une critique des Jeunes hégéliens. Comme dans beaucoup d’autres cas, si on regarde de plus près et plus en détail les documents de l’époque, on voit que cette position est beaucoup trop réductrice. C’est la leçon que j’ai apprise bien des fois au cours de mon travail.

Comme c’est socratique ! La leçon était de savoir que tu ne savais pas…

De nombreuses affirmations sont réductrices. Il faut apprendre à les remettre en question.

À propos de la prise de distance de Marx vis-à-vis des Jeunes Hégéliens, qu’implique, sur le plan politique, le fait de rejeter cette vision traditionnelle ? Comment cela modifie-t-il la compréhension que nous avons de Marx aujourd’hui ?

Je pense que la conséquence est de voir que Marx n’a pas rejoint les Jeunes hégéliens « typiques ». Il y avait des conflits entre le groupe berlinois des Freien et ce que Marx faisait dans la Gazette rhénane. Il est beaucoup plus facile de comprendre ces conflits quand on sait que, même en 1841, Marx n’était pas un Jeune hégélien à part entière, et qu’il avait déjà mis une certaine distance politique entre lui et eux. Il n’est donc pas surprenant que cette distance s’agrandisse. Si l’on part du principe qu’il était un Jeune hégélien, alors on est obligé de se demander : « D’accord, mais alors pourquoi en 1842 son discours était-il déjà différent de celui de nombreux autres Jeunes hégéliens ? » Habituellement on le justifie en disant : « Il était occupé avec la politique et il n’aimait pas ces spéculations creuses ». Bien que cet argument ne soit pas du tout satisfaisant, on peut le trouver dans de nombreux discours marxistes ! On reconnaît qu’il se passe quelque chose. Mais pourquoi cela arrive-t-il ? La réponse habituelle est : parce que Marx était aux prises avec la politique et il a bien vu que les concepts ne fonctionnaient pas ! Ce n’est pas une explication, c’est un problème. Qu’est-ce qu’il considérait comme ne fonctionnant pas ? Et pourquoi ? Pourquoi les autres n’ont-ils pas vu cela ? Ils étaient eux aussi au contact de la politique. J’espère que mon travail permettra de clarifier un peu plus les choses.

L’image que l’on se fait de Marx est celle d’un penseur farouchement indépendant. Mais pourquoi ? D’autres aspects de sa pensée, comme sa formation juridique, semblent avoir été sous-estimés dans le passé.

La formation juridique de Marx est souvent sous-estimée. C’est l’un des effet de l’autoportrait que l’on trouve dans l’Avant-propos de 1859, lorsqu’il donne à ses lecteurs une très brève esquisse autobiographique. Il dit avoir étudié le droit, mais ajoute qu’il ne s’intéressait vraiment qu’à la philosophie, de sorte que les gens peuvent penser qu’il n’avait pas étudié le droit de façon sérieuse. Cependant, quand on regarde les cours qu’il a suivis, on voit qu’il prenait le droit très au sérieux ; par ailleurs ses articles pour la Gazette rhénane en 1842, et d’autres plus tardifs, témoignent de sa formation en droit. Les procédés argumentatifs qu’il emploie montrent qu’il avait une bonne connaissance du droit et qu’il pouvait en faire bon usage. Marx a même plaidé deux fois devant un tribunal en 1848 pendant la révolution. Il avait été personnellement accusé une fois, et la Nouvelle Gazette rhénane une autre fois, de miner l’autorité de l’État : de manière très intelligente, Marx a combiné argumentation juridique et arguments politiques pour démontrer que l’accusation faite par l’État n’était pas conforme au cadre juridique lui-même. Marx a gagné les deux procès : en tant qu’avocat, il a donc un taux de réussite de cent pour cent !

Quelle est l’importance des contingences des débuts – le monde dans lequel Marx est né, la Rhénanie de l’après Révolution française, le contexte social et économique – pour expliquer pourquoi Marx est devenu Marx ?

Il faut admettre que nous n’avons en réalité aucun document montrant comment Marx a intégré ses premières influences. Nous avons de nombreuses études sur la Rhénanie, plusieurs documents sur les activités de son père et sur ses professeurs à l’école. Mais il n’y a pas de journaux intimes, ni de lettres dans lesquelles Marx lui-même décrirait ce qui l’a influencé, ce qu’il a vu ou ce qui a façonné de façon décisive ses premières années. Il nous faut être prudents.

Pensez-y : quand nous regardons notre propre trajectoire biographique, ce qui nous a influencés, pourquoi nous sommes devenus ce que nous sommes devenus, pourquoi nous sommes devenus de gauche, …, très souvent on peut trouver dans notre enfance des événements susceptibles de l’expliquer. Quand vous étiez jeune, il y avait peut-être un professeur ou un ami qui vous a influencé, qui vous a ouvert les yeux sur telle ou telle chose, ou sur un livre, qui vous a inspiré. Tout cela se produit selon certaines conditions sociales et à l’intérieur d’un certain cadre discursif, qui ne nous apparaît généralement que beaucoup plus tard. Cela a probablement été aussi le cas pour Marx. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de recueillir toutes les informations sur son environnement, en particulier sur le contexte propre à la Rhénanie, qui était alors devenue une nouvelle province prussienne après avoir été gouvernée par les Français pendant vingt ans. C’était une province relativement libérale, qui garantissait une égalité juridique des citoyens, tandis que le reste de la Prusse était très conservateur, quasi féodal même. Si Marx était né dans la même famille mais à Berlin, cela aurait eu des implications bien différentes.

À propos de l’ascendance juive de Marx, je dirais, à l’inverse d’autres biographes, qu’elle n’a pas eu une influence déterminante sur lui. Il faut souligner que le père de Marx avait pris ses distances à l’égard du judaïsme, il était libéral et partisan des Lumières, et ses vues ont influencé le jeune Karl. La majorité de ses enseignants étaient également animés par les idéaux des Lumières. C’est lorsqu’il était écolier que Marx a rendu visite pour la première fois à Ludwig von Westphalen (son futur beau-père), parce qu’il était le meilleur ami de son fils, Edgar ; or Ludwig von Westphalen était lui-aussi associé aux Lumières. On peut repérer les premières traces de cette influence dans les dissertations de Marx au lycée.

Ceci dit, je traite tout de même de la situation des Juifs, parce que la conversion de la famille est centrale dans une partie de la littérature existante mais y sont souvent négligées les conditions sociales qui donnent, à l’époque de Marx, son sens au baptême luthérien. Je développerai la question de la culture juive et de l’antisémitisme dans le deuxième volume de la biographie, lorsque j’aborderai l’article de Marx « Sur la question juive », qui est souvent interprété comme un texte antisémite. Dans le premier volume, j’essaie de dire l’essentiel, à savoir insister particulièrement sur la distinction entre l’antijudaïsme du Moyen Âge et des débuts des temps modernes et l’antisémitisme du XIXe siècle, ainsi que sur la distinction entre l’antisémitisme nationaliste [völkisch] et l’antisémitisme raciste. Je voudrais montrer que l’on peut trouver chez Marx – dans ses lettres, par exemple – des remarques et des stéréotypes antijudaïques, mais pas dans « Sur la question juive ».

Vous travaillez sur la biographie d’un homme qui a dit qu’il ne fallait pas juger ce que les gens pensent d’eux-mêmes mais analyser ce qu’ils sont : y a-t-il des exemples d’une telle disjonction entre ce que Marx disait de lui-même et ce qu’il était ?

C’est une question difficile parce que l’on ne peut pas tenir pour acquis ce que Marx dit de lui-même. Il faut toujours avoir à l’esprit à qui il parle et de quoi. Il ne dit pas la même chose à un éditeur ou à un camarade en qui il a confiance, ou encore à quelqu’un qu’il considère comme un allié mais en qui il n’a pas vraiment confiance. Ce qu’il dit de lui-même dépend de la situation. Il faut aussi garder à l’esprit que Marx a énormément étudié, tout au long de sa vie il a sans cesse étudié et appris : il pouvait donc aussi se débarrasser de vieilles opinions auxquelles il n’adhérait plus. Quand il apprend quelque chose de nouveau, il peut dire : « C’est un nouvel aspect que j’ignorais, je n’avais pas cela à l’esprit, donc je ne peux plus réaffirmer ce que j’avais écrit à ce sujet auparavant ». Il se critique lui-même. Donc ce qu’il a dit auparavant de lui-même et de ses positions n’est plus valable. Et il ne s’agit pas que d’un revirement sur une question, il y en a beaucoup. Dans le troisième volume par exemple, j’évoquerai le problème de l’eurocentrisme de Marx : on peut trouver dans les écrits de Marx des années 1850 – comme dans ses écrits et ses articles pour le New York Daily Tribune, sur la politique britannique en Inde – une position clairement eurocentrée. Cependant, cette position a progressivement évolué au fil de nouvelles expériences et de nouveaux écrits. Il n’a pas explicité sa position très souvent, mais quand on interprète ce qu’il dit, il faut reconnaître que cela a évolué.

Qu’en est-il des mouvements politiques en Allemagne ? J’ai trouvé fascinants les passages où vous parlez de la « Gesellschaft für Menschenrecht » [Société des droits de l’homme] et des écrits de Georg Büchner qui semblent annoncer le Manifeste communiste…

Même s’il est mort prématurément, Georg Büchner est parmi les personnages qui reparaîtront aussi dans la suite de la biographie, lorsque j’évoquerai le Manifeste communiste. Je comparerai le Manifeste communiste avec Le Messager de Hesse de Büchner, écrit en 1834. Sa parution est donc antérieure de treize ans seulement au Manifeste communiste, mais Marx ne l’a probablement jamais lu. Je pense qu’il est utile de comparer les deux textes pour percevoir ce qu’il était déjà possible de dire, afin de prendre la mesure de la nouveauté introduite par Marx avec le Manifeste communiste. C’est un principe de base de mon travail. On ne peut pas comprendre ces textes si on les aborde à la seule lumière de nos connaissances et de notre conscience actuelles : il faut considérer certains repères de l’époque pour comprendre ce qui était typique et pouvoir ainsi déceler ce qui était nouveau. Georg Büchner, aujourd’hui célèbre en tant que poète en avance sur son temps, était également un révolutionnaire très intelligent (ce qu’on ne peut pas dire de tous les révolutionnaires) et un observateur très fin et sans illusion comme le montre en particulier sa correspondance. Il constitue ainsi un excellent repère.

Les mouvements politiques radicaux de cette époque étaient plutôt isolés à travers l’Allemagne. Néanmoins, avant la révolution de 1848, il y avait constamment des mouvements et des conflits, sévèrement réprimés par les États allemands. Compte tenu de ces mouvements et de l’insatisfaction croissante de la population, il n’est pas surprenant que la révolution de 1848 se soit si rapidement propagée. Cependant, après la défaite de la révolution, la situation a changé, aussi bien du point de vue politique que du point de vue des discours. La Prusse, grâce à son militarisme, devint la puissance hégémonique et de nombreux anciens révolutionnaires commencèrent à soutenir le processus d’unification allemande mené sous l’égide prussienne. D’autres révolutionnaires comme Marx et Engels, qui refusaient de s’accommoder des États réactionnaires allemands, ont dû s’exiler. L’échec de la révolution de 1848 fut un tournant décisif dans l’histoire allemande, ainsi que dans la biographie de Marx. Mais ce n’est que dans le troisième volume de l’ouvrage que je me préoccuperai de ces histoires !

Traduction de l’anglais par Vincent Heimendinger.

Notes

1 L’entretien original, effectué par Darren Roso, est paru en anglais sur le site Historical Materialism : http://www.historicalmaterialism.org/interviews/interview-with-michael-heinrich

2 Michael Heinrich, Karl Marx et la naissance de la société moderne, tome 1 : 1818-1841, Paris, Les Éditions sociales, coll. « Les Éclairées », 2019, 560 p., 25 €. En ligne : https://editionssociales.fr/index.php/2019/09/06/michael-heinrich-karl-marx-et-la-naissance-de-la-societe-moderne/.

4 Les trois biographies citées sont celles de Francis Wheen, Karl Marx. Biographie inattendue, trad. Roland Desné, Paris, Calmann-Lévy, 2003 [1999] ; de Jonathan Sperber, Karl Marx. Homme du XIXe siècle, Paris, Piranha, 2017 [2013] ; et de Gareth Stedman Jones, Karl Marx. Greatness and Illusion, Londres, Allen Lane, 2016.

5 « Dans ce livre, l’objet de ma recherche c’est le mode de production capitaliste et les rapports de production et d’échange afférents. Jusqu’à présent sa localisation classique est l’Angleterre. C’est la raison pour laquelle ce pays sert ‘illustration principale à tout mon développement théorique. », « Préface à la première édition allemande de 1867 » dans Karl Marx, Le Capital, Paris, Les éditions sociales, coll. « GEME », 2016, p. 4.

6 Karl Marx, Le CapitalLivre III, t. III, Paris, Éditions sociales, 1974, chapitre XLVIII « La formule trinitaire », p. 208.

7 Marx Karl, Contribution à la critique de l’économie politiqueIntroduction de 1857, trad. Guillaume Fondu et Jean Quétier, Paris, Les Éditions sociales, « GEME », 2014.

8 Walter Jaeschke, « Zur Genealogie des Deutschen Idealismus: Konstitutionsgeschichtliche Bemerkungen in methodologischer Absicht », in Andreas Arndt et Walter Jaeschke (dir.), Materialismus und Spiritualismus: Philosophie und Wissenschaften nach 1848, Hamburg, Meiner, 2000, p. 219-234.

9 Franz Mehring, Vie de Karl Marx, 2 tomes, trad. Gérard Bloch, Paris/Lausanne, Syllepse/Page 2, coll. « Utopie critique », 2018.