La critique du néolibéralisme comme cheval de Troie du nationalisme : le cas Quinn Slobodian

Les Globalistes - Une histoire intellectuelle du néolibéralismeLa critique du néolibéralisme comme cheval de Troie du nationalisme : le cas Quinn Slobodian

La critique du néolibéralisme est répandue et a bonne presse. Personne à gauche ne paraît véritablement prêt à commettre ce suicide politique que d’émettre des doutes à son sujet. Cette critique du néolibéralisme, on la trouve dans les programmes de divers partis, qui avancent sur le terrain qui est le leur : les leviers de l’État pour améliorer la qualité de vie des citoyennes et des citoyens. Aucun parti n’est prêt à remettre en question les fondations de la maison dont ils demandent les clés. A cela, rien de surprenant. Il est déplorable que leur champ de réflexion et d’action politiques modèle notre vision du monde et notre pratique politique. Quinn Solobodian, chercheur américain depuis peu en odeur de sainteté dans les médias français constitue l’exemple typique de ces producteurs idéologiques renforçant ce cadre au moyen de leur légitimité institutionnelle universitaire. Cet auteur est relayé autant par La Croix, que Contretemps, L’Humanité ou par Romaric Godin à Mediapart.

Nous reconnaissons depuis longtemps que les critiques du néolibéralisme avancent bien souvent à couvert pour soutenir et légitimer la mise en place d’un capitalisme à visage humain, ou alors pour réaffirmer la nécessité de bâtir des nations fortes pour contrer les méchants marchés internationaux dérégulés. L’argumentation est simple : comme les marchés sont régulés par des lois posées par les Etats nation, et que « les exploité.es sont protégés des capitalistes par ces lois », il faut défendre les Etats nation. Preuve à l’appui : les zones franches où le droit commun est suspendu. Or ceci est un syllogisme.

Spécialiste de l’histoire du néolibéralisme et professeur d’histoire économique et politique globale à l’Université de Boston, il a remporté un large succès avec Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (2018 ; trad. fr. Seuil, 2022). Son dernier ouvrage Le Capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie (Seuil) proposerait de nouvelles clés de lecture de la mondialisation.

On n’attendra donc pas de cet auteur donc une analyse autre que celle de l’histoire intellectuelle, autrement dit, tout sauf une histoire sociale. Il appartient ainsi à une école de recherche historique qui comprend la société au travers des productions intellectuelles, selon une approche somme toute déjà bien partisane sur ce qui fait histoire. Mais laissons cela de côté et admettons qu’il y a dans les productions des intellectuels théoriciens du néolibéralisme des éléments éclairants sur les méthodes mises en place pour organiser le marché mondial et contrecarrer certaines de ses dynamiques. L’attention est portée aux zones dépourvues de législation et vers lesquelles se dirige le capital. Ce sont des zones sans Etat, où règne les lois du capital, des dystopies. Ces zones sont caractérisées par des règles économiques spéciales, par la défiscalisation ou par le secret bancaire.

D’un point de vue de l’analyse historique, nous ne pouvons donc que constater de grandes faiblesses. Il s’agit d’un historien des idées, qui a posteriori tente de décrire de grandes ruptures dans l’histoire 1. Son approche est celledes choix stratégiques opérés par les néolibéraux suivant leur perception de l’État et de son intervention sur les mécanismes de marché. Il apparaît nécessairement que la complémentarité entre Etat (pour la garantie de la circulation des marchandises en toute sécurité et du maintient de la main d’oeuvre dans un état d’employabilité et de la valeur de la monnaie par exemple) sont passés sous silence par les néolibéraux, mais aussi par l’auteur. Ce qui est regrettable, car il s’agit bien d’une de leurs faiblesses les plus patentes, et qui rend caduque également toute défense de l’État. L’auteur se concentre donc sur l’une des tendances du néolibéralisme, la veine anarcho-libertarienne qui est attirée inexorablement vers les zones extra-étatiques et tente d’en ouvrir de nouvelles. Il est cependant faux de considérer que ce qui se présente comme une limitation à un moment du taux d’exploitation par exemple, est nécessairement contraire aux intérêts à long terme de valorisation, et donc est antinomique avec le capital.

Démocratie = nation

Son analyse est présentée comme mettant en évidence que nous vivons dans « un monde débarrassé de la démocratie, de la citoyenneté et de l’État, disséminé sur une multitude de petits territoires reliés par la mobilité du capital et des élites »2.

D’après Romaric Godin, « la vraie leçon de ce livre et du précédent, c’est que le lien naturel entre capitalisme et démocratie, qui a constitué le cœur de l’idéologie dominante dans les années 1990 et 2000, dans la foulée du fameux texte de Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire », apparaît aujourd’hui comme une illusion funeste. Les efforts des libertariens comme des néolibéraux ont consisté principalement à faire échapper le capitalisme de la démocratie 3 ».

A bien chercher dans son ouvrage Les globalistes, nous ne trouvons pas de définition de ce qu’est la démocratie, cet ennemi du néolibéralisme. Ceci est étonnant, notamment pour un professeur d’un tel renom, mais ce ne serait pas la première fois que nous constatons l’absence de définition de termes centraux d’une analyse, alors même que ce sont des universitaires. Ce qui pourrait être une erreur de méthode peut se révéler à vrai dire autre chose : l’on s’appuie alors sur une notion commune floue contre laquelle ne peuvent être que les ennemis, autrement dit, on s’adresse non pas aux partisans de la démocratie, mais aux néolibéraux, ou à leurs critiques superficielles. Pour être tout à fait honnête, nous trouvons une proposition de définition dans une note :

« Democracy is a potential threat to the functioning of the market order. Therefore, safeguards against the disruptive capacity of democracy are necessary. » (p. 272)

Ainsi la démocratie se présente dans son rapport au fonctionnement du marché. Elle possèderait des capacités « disruptives » par rapport au marché, qui rendent nécessaires que les néolibéraux mettent en place des protections. Suivant cette même idée d’un rapport externe entre deux domaines distincts, l’auteur avance qu’il y aurait un remplissage de la catégorie de démocratie qui serait problématique :

« Filling the category of democracy with economic content would have catastrophically

destabilizing effects. » (p. 158)

Ce rapport d’extériorité est en fait celui conçu par les néolibéraux. On peut en déduire que ce qu’est la démocratie pour l’auteur, c’est certainement un ensemble de mécanismes qui passent par l’expression par la voie électorale, des intérêts des peuples.

A vrai dire, un autre terme affleure aux côtés du démocratie, comme constituant l’ennemi du néolibéralisme. Il présente la thèse de son livre comme analysant l’histoire du néolibéralisme contre la démocratie et le nationalisme (p. 266). On comprend alors mieux la conclusion qu’il avance :

« Neoliberals criticize socialists for their dream of a world economy without losers, but they had their own dream of a world economy without rule breakers and more importantly without idealistic—or, in their opinion, atavistic—alliances of rule breakers who seek to change the system of incentives, obligations, and rewards. In the mid-2010s, the popu lar referendum in favor of Brexit and the declining popularity of binding trade legislation suggests that even if the intentions of the neoliberals was to “undo the demos,” the demos—for better or for worse—is not undone yet » (p. 286).

Beyond the nation— where the levers of democracy and organized labor are weaker—the language of the social disappeared, and only the rules remained.

« …‘encasement’ of economic structures, isolating them from popular democratic demands. In the current crisis of legitimacy, this isolation is at the core of populist contestation – and often, this contestation has taken the form of a defense of the nation state. » https://pure.mpg.de/rest/items/item_3193063/component/file_3193064/content

Dans cette interview, l’auteur répond à cette critique selon laquelle son livre pourrait être compris comme une défense de l’État nation contre la mondialisation néolibérale. Son affirmation est qu’il est bien plus difficile de se représenter une démocratie supra nationale que des mécanismes démocratiques nationaux. C’est donc la pensabilité qui fonde son argument. Il balaie ainsi l’ensemble de la question telle qu’elle se pose du point de vue des dominés et des exploités. Sa proposition politique est la suivante :

« re-imagined WTO or NAFTA [North American Free Trade Agreement] which locked in nations to promises on environmental and labor protections, for example. A reformed European Union [EU] would no doubt look something like this as well. »

Une proposition politique qui ne repose absolument pas sur la propension des exploité.es à s’organiser par eux-mêmes. L’analyse de Slobodian ne part pas de cela, et n’y mène pas non plus. Par contre elle s’emmêle les pinceaux en tentant de réhabiliter un bon nationalisme : il existerait une ambiguité dans le nationalisme :

« These are also expressed in the ambiguity of the ‘nationalism’ in the phrase too – is the goal of white nationalism a reclamation of the existing nation-state as a ‘cleansed’ racial space for sharpened white supremacist projects or do they aim to create separatist white nations through the dissolution of existing state arrangements? Tracking the hybridization and alliance-building of right-wing libertarians seems like an essential task of the moment. »

L’internationalisme prolétarien et les mouvements de résistance et d’organisation du prolétariat contre le capital possèdent une richesse de réflexions et de pratiques mettant en œuvre précisément les possibles définitions et explicitant leurs limites, de la démocratie. S’émanciper du capital commence par observer celles et ceux qui s’organisent effectivement contre, sinon l’on court le risque de ne pas parler du réel et d’hériter sans y prendre gare de fausses antinomies produites par une vision fétichisée du mode de production capitaliste. L’une de ses premières manifestations, c’est de défendre l’État, et de manière cohérente, défendre la légitimité d’une forme de nationalisme, « qui doit être distingué d’un mauvais nationalisme ». Rien n’est à sauver dans le nationalisme, seule existe la communauté formée par les exploités en lutte qui construisent collectivement des moyens de dépasser les contradictions immédiates du capitalisme, et éventuellement celles fondamentales qui rendent possible son maintien. Le piège de lk’analyse néoliubérale est de se concentrer sur le rapport entre marché et Etat, et d’identifier des « excès » à cet endroit, en passant sous silence qu’il n’y a pas d’excès, mais simplement un scandale inacceptable : l’exploitation généralisée et sans limites des forces de travail.

Ce n’est pas parce que certains membres de la direction idéologique de défense d’intérêts d’une fraction du capital perçoivent les lois des États comme contraire à leurs propres intérêts que nous devons défendre ces lois. En effet, au-delà des hypostases, de quoi parlons-nous : de ce droit inaccessible à la plupart des personnes qui n’ont pas les ressources financières, sociales et psychologiques ? De ce droit qui criminalise les pauvres et les travailleurs qui entendent se défendre contre leurs inacceptables conditions de travail ? Le droit connaît une multiplicité de déclinaisons, ne serait-ce simplement que concernant le droit du travail ou du droit de grève. On ne peut le défendre d’un bloc de manière abstraite, il est le résultat de rapports de force qui sont bien loin de se jouer seulement dans les urnes. Aucune réflexion de ce type n’apparaît dans le travail de Quinn Slobodan, et lorsqu’il évoque des mouvements sociaux, il se limite aux phénomènes électoraux ou aux manifestations nationalistes. La focale est réduite, et les conclusions catastrophiques. Alors, avons-nous besoin d’historiens de l’économie de la sorte pour penser et réaliser notre émancipation du capitalisme ? Manifestement, non.

« État national » et « nationalisme » sont, en soi, des moules vides dans lesquels chaque période historique et les rapports de classes dans chaque pays, coulent un contenu matériel particulier. Dans l’Allemagne ou l’Italie des années 1870, le mot d’ordre d’ « État national » servait de programme à l’État bourgeois, à l’hégémonie bourgeoise de classe ; l’offensive visait un passé moyen-âgeux et féodal, un état bureaucratico-partriarcal et une vie économique disloquée. En Pologne, le mot d’ordre d’« État national » était traditionnellement celui de l’opposition de la noblesse rurale et de la petite bourgeoisie au développement capitaliste moderne, un mot d’ordre dont la pointe était précisément dirigée contre les phénomènes modernes de la vie, aussi bien le libéralisme bourgeois que son antipode, le mouvement ouvrier socialiste. Rosa Luxemburg écrivait :

« le nationalisme reflète tous les intérêts, toutes les nuances, toutes les situations historiques qu’on peut imaginer. C’est un chatoiement de mille couleurs. Il n’est rien, il est tout, il n’est qu’un moule idéologique, il importe avant tout de déterminer à chaque fois la substance qu’il contient. »

La particularité de l’analyse de Rosa Luxemburg, c’est de mettre en avant que les démocraties bourgeoises sont profondément anti-démocratiques, en raison de leur indissociabilité du colonialisme et du militarisme 4. Si comme le précisait Rosa Luxemburg, « le nationalisme n’est qu’une formule. La substance, le contenu historique qu’elle couvre est aussi divers et ramifié qu’est creuse et pauvre la formule d’ « autodétermination nationale » qui le cache ». Ainsi, « l’idée de la lutte des classes capitule devant l’idée nationale ». Ce que cela nous dit aujourd’hui, c’est que la critique du néolibéralisme comporte un lien nécessaire avec une conclusion de défense de la nation. Le lien entre critique néolibérale et nationalisme s’établit de lui-même et révèle la nécessité de ne pas prendre cet angle d’approche pour critiquer le mode de production capitaliste. Et la critique du mode de production capitaliste induit nécessairement un internationalisme intransigeant avec toute forme bourgeoise d’organisation politique, telle que l’État et la nation.

I. J.

 

1 « Slobodian identifie trois grands moments […] : (1) la Première Guerre mondiale, qui marque la fin du libre-échange et de l’étalon-or, et dont nous avons évoqué plus haut la charge symbolique ; (2) la Grande dépression, qui marque le point de départ de leur grand combat dans l’arène politique, ces constitutionnalistes du marché s’opposant avec une vigueur étonnante à toutes les formes imaginables d’interventionnisme et de planisme ; et (3) la crise de l’État, providence au Nord et développementaliste au Sud dans les années 1970-1980, marquant leur retour en grâce, du moins pour un certain temps. », Christian Deblock, Compte rendu, https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/26948

3 Romaric Godin, Le rêve libertarien du monde fragmenté, Mediapart, 21/01/2025

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