Marx ? Quel Marx ?, par Anders Ramsay (21 Décembre 2009)
Maintenant que le marxisme et mort et enterré, comme on dit, on peut lire Marx de nouveau. Mais pour le faire, dit Anders Ramsay, les interprétations antérieures de Marx doivent être corrigées. En particulier celle qui voit la monnaie et le crédit comme des phénomènes superficiels, basés sur la compréhension naturaliste de Marx de la valeur comme étant inhérente à une marchandise. Ce volet du marxisme néglige le rôle contemporain joué par le crédit dans la reproduction du capital.
Comme il devient de plus en plus clair que le capitalisme globalisé ne peut pas générer le bien être public pour tous, La Gauche remet une fois de plus la critique du capitalisme sur la table. De façon tout à fait inévitable, après des décennies à se concentrer sur un agenda libéral des droits civiques principalement caractérisé par des questions spéciales et des politiques identitaires, une référence est faite aux travaux de Karl Marx, ou au moins à sa nom. La valeur rhétorique de l’invocation de la critique du capitalisme de Marx n’a pas baissé, malgré ma manière dont, pendant la plus grande partie du 20ème siècle, elle a été associée à un système de pensée stérile et dogmatique au service des dictatures de parti et d’État. Aujourd’hui, il est courant d’entendre que maintenant que le marxisme est mort et enterré nous sommes en mesure de lire avec un regard nouveau ce que Marx a réellement dit, préservé des distorsions auxquelles beaucoup de ces affirmations étaient soumises. Marx peut être, dit-on, émancipé de l’emprise du marxisme (lire : du marxisme-léninisme) et des marxistes, nous permettant de lire Marx comme nous le ferions de tout autre auteur de sciences sociales ou philosophe.
La question est maintenant de savoir comment nous lisons Marx. Quelques exemples de travaux traitant des sciences sociales aujourd’hui, où les concepts de Marx sont soit employés soit critiqués, comme dans Spectres de Marx (un livre qui, à tout le moins, a rendu de nouveau légitime d’écrire à propos de Marx), les deux livres d’Antonio Negri et Michael Hardt Empire et Multitude, la trilogie de Manuel Castells sur l’émergence de la société de réseau et, en suédois, le livre de Andreas Malm Nar kapitalet tar till vapen (Quand le capital prend les armes)1.
Cependant, un rapide aperçu sur ces œuvres (qui ont eu des degrés d’influence variables) révèle qu’il reste beaucoup à dire sur les différentes interprétations de Marx qu’elles reflètent chacune. Pour le dire très simplement, elles ne sont pas très modernes. Les recherches actuelles sur Marx fournissent une perspective qui dépasse largement la compréhension dominante qu’on en a, même telle qu’elle est exprimée dans ces travaux récents. Cette affirmation est particulièrement vraie dans les textes qui traitent explicitement de la critique de l’économie politique de Marx (c’est-à-dire du Capital et des textes connexes)
Que les auteurs en question critiquent Marx (Castells), qu’ils le déconstruisent (Derrida), le louent (Hardt et Negri, bien que cela ne semble pas avoir d’implications particulières pour leur propre analyse), ou prétendent développer davantage la théorie marxiste (Malm), ils adhèrent néanmoins, essentiellement sans exception, à une interprétation traditionnelle de Marx. De même, de nombreuses branches de la Gauche semblent en grande partie satisfaites de simplement faire un clin d’œil au « marxisme », sans aller au-delà des notions de conspiration néolibérale du capitalisme financier contre l’État providence (à peine des idées marxistes). Il est frappant à quel point la compréhension des travaux de Marx, à la fois dans le courant dominant de l’actuelle critique des sciences sociales et au sein du débat de la Gauche, reste à un niveau bien en deçà de celui qui existait il y a deux ou trois décennies, alors que la réception de Marx dans le monde académique devenait beaucoup plus forte qu’elle ne l’avait jamais été auparavant. Clairement, il faut reconquérir quelque chose a été perdu.
Les travaux de Marx et l’histoire de leur réception
La réception et l’interprétation des œuvres de Marx se sont déroulées comme une histoire complexe marquées par plusieurs moments distincts. De ceux-ci, je dirais qu’on peut clairement distinguer quatre phases. La première de celles-ci est due pour une part non négligeable aux popularisations de Friedrich Engels et Karl Kautsky, il s’agit du marxisme – ou d’une image des travaux de Marx – qui a été créé dans le mouvement ouvrier international (la Deuxième Internationale). À cette époque, les écrits de Marx et Engels étaient considérés comme constituant un système cohérent. Les éléments centraux de ce système – disait-on – ont été élaborés pendant la deuxième moitié des années 1840, lorsque Marx et Engels ont développé ensemble la notion de « matérialisme historique ». Pourtant, au sein des écrits économiques de Marx de cette période – par exemple Misère de la philosophie – l’économie politique n’avait pas atteint l’élaboration critique qui devait survenir après 1850. Ainsi la position de Marx à ce niveau était largement semblable à celle de Smith et – plus encore – à celle de Ricardo.
Ce corps théorique devint connu sous le terme de « marxisme orthodoxe ». Une telle position pourrait tout aussi bien être appelée Engelisme, compte tenu de la forte influence que le projet philosophique propre de Friedrich Engels a eu sur elle, et de l’influence d’Engels dans l’édition des écrits de Marx2. Le marxisme de la 2ème Internationale était caractérisé par une vision globale du monde (Michael Heinrich le nomme Weltanschauungsmarxismus3 ). La théorie de Marx était considérée comme synonyme de matérialisme historique, une théorie générale des différents modes de production et du processus par lequel, selon une nécessité apparente, ils se succédaient l’un l’autre au cours de l’histoire. Le Capital était donc interprété comme l’application de la théorie de l’histoire à une époque particulière, celle du mode de production capitaliste. Une vision répandue à l’époque, par Kautsky et les autres théoriciens du mouvement ouvrier, était que Marx n’avait analysé qu’une phase du mode de production capitaliste, celle qui était caractérisée par la libre concurrence pour le taux de profit moyen. Selon cette interprétation, cette phase particulière du capitalisme était précédée par un mode de production basé sur la soi-disant production simple de marchandises, où les producteurs de marchandises échangeaient le produit de leur travail avec un autre selon leur valeur propre, correspondant au temps dépensé pour leur production. Marx est supposé avoir analysé cela dans les premiers chapitres du Capital4.
Bien sûr, au sein de la Deuxième Internationale il y avait des détracteurs, comme Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci et Anton Pannekoek, qui maintenaient des objections résolues au déterminisme de la théorie de l’histoire. De façon plus importante, ils ont graduellement soulevé, comme extension du marxisme orthodoxe, deux questions influentes d’une importance majeure : les interprétations sociale-démocrate et marxiste-léniniste du marxisme. En tant qu’idéologie d’État et de parti, cette dernière fournirait l’image omniprésente du marxisme (au singulier), une direction représentant une vision globale économique et déterministe du monde. Plusieurs directions et écoles ont émergé en réaction à cette forme monolithique du marxisme. Ces marxismes (au pluriel) en sont venues à être connus comme « marxisme occidental ».
Dans une seconde phase, un Marx moins « économiste » a émergé. La publication des écrits du jeune Marx, surtout Les manuscrits économiques et philosophiques de 1844, ont révélé un Marx différent, moins préoccupé par la technologie et moins déterministe5. Il devint possible de critiquer « Marx par Marx », une critique qui avait une importance particulière dans le système socialiste d’État de l’Europe de l’Est. Cependant, ce marxisme humaniste (sous ses diverses formes) devint bientôt atrophié et dilué. La théorie de l’aliénation devint propriété publique (même pour les théologiens), et la critique de l’économie politique fut bientôt éclipsée par le Marx humaniste-existentialiste.
On peut parler d’une troisième phase émergeant dans les années 1960, quand de nouvelles lectures du vieux Marx commencèrent à exposer ces parties des travaux de Marx, en particulier la critique de l’économie, qui n’avait pas été correctement comprise dans les interprétations précédentes. D’importantes impulsions ont été données par le travail du philosophe français Louis Althusser qui a souligné une cassure entre un jeune Marx et un plus vieux (une découverte qu’Althusser ne fut pas le premier à faire, l’existence d’une telle cassure était déjà constitutive d’un certain marxisme humaniste)6. Plus importante à long terme était l’accessibilité aux travaux additionnels, auparavant indisponibles ou non réalisés (largement ignorés par l’école althussérienne) tels que les Grundrisse, « Résultats du procès de production directe », Théories de la plus-value et l’analyse de laz marchandise de la première édition du Capital. La théorie de Marx comme elle est présentée dans le Capital apparaissait maintenant comme quelque chose de tout à fait différent de ce qui avait été imaginé auparavant7. De plus, sa relation avec le reste des écrits de Marx est apparue comme étant considérablement plus complexe que ce que le marxisme traditionnel avait pensé8.
Dans les années 1990, après l’effondrement de l’Union Soviétique, les recherches sur Marx sont entrées dans une autre phase, que j’appellerais la quatrième. Cela dépendait aussi de nouveaux textes non accessibles auparavant et qui devenaient disponibles. D’une importance particulière étaient les manuscrits typiques de recherche comme les Grundrisse que Marx a écrit pendant les années 1860, les manuscrits originaux du deuxième ou du troisième volume du Capital, ainsi que les notes élaborées en lien avec ces nouvelles éditions. De plus, l’édition et la publication des œuvres de Marx pour la nouvelle édition MEGA n’était plus une affaire exclusive pour les institutions contrôlées par les partis communistes. En conséquence, il devenait possible de souligner et de discuter les principes de l’édition et les questions philologiques d’une façon tout-à-fait nouvelle.
Pour caractériser cette phase plus récente, on pourrait dire qu’elle ressemble plus à la phase qui la précède immédiatement, alors que les phases précédentes discutées ci-dessus avaient toutes pris des directions radicales et brusques par rapport aux tendances précédentes. Une lacune des interprétations des années 1960 et 1970, cependant, était qu’elles étaient guidées par l’illusion que l’on pouvait découvrir l’authentique Marx simplement en éclaircissant le désordre après l’État et le marxisme de parti. Cependant, dans la quatrième phase on trouve une plus grande sensibilité herméneutique et philologique aux contradictions et aux insuffisances dans les textes de Marx (une sensibilité en grande partie initiée par les travaux de Backhaus). Pour cette raison, c’est peut-être seulement maintenant que Marx peut recevoir un accueil vraiment scientifique, non pas « au-delà de Marx » (Negri), mais au-delà du marxisme9.
Un travail d’une importance centrale dans la phase actuelle est celui du politologue et mathématicien Michael Heinrich, dont la thèse de doctorat, Die Wissenschaft vom Wert (La science de la valeur), a été écrite dans les années 1980 quand l’intérêt pour Marx était plus basse que jamais. Publiée la première fois en 1991, elle est reparue dans une nouvelle édition révisée en 1999. Depuis cette époque, Heinrich a développé les arguments avancés par sa thèse dans une série d’articles et de textes introductifs, ainsi que dans une vaste activité de conférences et comme auteur de textes introductifs. En 2004, Heinrich a publié Kritik der politischen Okonomie. Eine Einführung (Critique de l’économie politique, Une introduction, Toulouse, Smolny, 2022), une introduction à l’ensemble des 3 volumes du Capital. Ce livre très apprécié et beaucoup lu, imprimé en sept éditions, a été suivi récemment par un autre, Wie das Marxsche Kapital Lesen? Hinweise zur Lekture und Kommentar zum Anfang von « Das Kapital » (Comment lire le Capital de Marx ? Conseils pour la lecture et les commentaires sur le début de Das Kapital, 2008), qui ne traite que des difficiles chapitres initiaux du Capital10. Le travail de Heinrich est caractérisé par une connaissance textuelle extrêmement approfondie des parties connues et un peu plus obscures des œuvres de Marx ainsi que de la littérature et des divers débats qui ont eu lieu à propos de la critique de l’économie politique de Marx.Heinrich interprète la théorie de la valeur de Marx comme une théorie monétaire de la valeur et oriente son attention vers sa théorie de l’argent souvent négligée. Il soutient également que la critique de l’économie politique de Marx peut être lue comme une tentative incomplète de monter une révolution scientifique contre l’économie politique classique, donnant ainsi naissance à certaines ambivalences dans les textes de Marx.
L’interprétation de Heinrich a été discutée et critiquée de plusieurs points de vue et il s’est engagé activement dans beaucoup de discussions avec des représentants de différents camps du marxisme allemand. La plus importante de celles-ci a été publiée dans le journal Das Argument avec le célèbre pape marxien de Berlin, Wolfgang Fritz Haug dont les positions représentent une interprétation plus traditionnelle de Marx. Heinrich a aussi été impliqué dans des débats avec la dite école de la critique de la valeur (Wertkritik), une orientation allemande et autrichienne post-marxiste spécifique, exprimée en particulier par des journalistes aux périodiques Krisis et Streifzuge, ainsi que des membres du groupe orienté vers l’operaismo autour du journal Grundrisse à Vienne11.
Le travail de Heinrich, pourtant, ne s’est pas limité à la philologie ou à la critique interne de diverses théories. Au contraire, il s’est centré sur la question de savoir si la théorie incomplète de Marx peut être utile pour analyser le capitalisme mondialisé contemporain. Dans grande partie de la critique actuelle du capitalisme par la Gauche, notamment de différentes fractions du mouvement anti-globalisation, l’accent a été mis sur l’importance des nouveaux marchés financiers mondiaux pour le capital monétaire et financier. Une telle critique se limite à l’opposition au « capitalisme de casino »12. Ces critiques se résument souvent, explicitement ou implicitement, à se ranger du côté du soi-disant « bon » capital productif en opposition au capitalisme parasitaire et spéculatif. En politique concrète, cette tendance s’exprime en proposant des mesures néo-proudhoniennes comme les « taxes Robin Hood » imposées au capital financier13. La réponse marxiste traditionnelle, mais inadéquate, à la financiarisation a souvent été de caractère « productiviste ».
On tend à se référer presque rituellement au fait que la plus-value est issue de la production et, donc, à considérer la monnaie et le crédit comme un phénomène superficiel inintéressant. Heinrich rejette ce réductionnisme et la conception simpliste de Casino Capitalisme à laquelle il assiste souvent, tout en soulignant l’importance radicalement modifiée de la monnaie, du crédit et des marchés financiers. Dans l’œuvre de Heinrich le capital est compris comme une unité de la production et de la circulation (il n’est donc pas question de remplacer une théorie de la production par une théorie de la circulation)14. La théorie théorie de la valeur, comme il la conçoit à travers son travail, est largement destinée à élaborer la théorie la monétaire de Marx (souvent comprise de façon inadéquate) et sa compréhension du crédit, développée de façon incomplète, comme un lubrifiant constitutif de la reproduction élargie du capital.
Nature ou société ?
Je voudrais souligner ici un autre point du travail de Heinrich, d’une importance centrale car, de mon point de vue, il représente sa contribution la plus originale dans une nouvelle lecture de Marx15. Un problème de base dans l’interprétation de la théorie de la valeur de Marx a été la question de savoir si la valeur devait être comprise de façon naturaliste, i;e. Comme représentant une substance basée dans la marchandise elle-même, ou si au contraire elle devait être comprise comme une entité sociale. Marx lui-même est ambivalent sur cette question, qui permet à Heinrich d’avancer un argument central : Marx ne règle pas pleinement ses comptes avec le paradigme de l’économie politique classique. Je vais essayer de démontrer comment cette discussion peut aussi relier Marx aux sciences sociales contemporaines.
En lisant les fondateurs des sciences sociales du dix-neuvième siècle, on est souvent frappé par un trait que la plupart des spécialistes contemporains des sciences sociales éprouveraient probablement comme étrange et obsolète, et que les lecteurs de nos jours pourraient bien choisir d’ignorer ou de considérer comme un détail sans importance. À divers degrés on rencontre dans les textes classiques, typiques du siècle, un point de vue selon lequel les sciences naturelles prospères représentent un modèle pour le travail scientifique en général, une conception de laquelle les sciences sociales et humanistes n’ont pu se libérer que beaucoup plus tard. Dans tous les cas, on trouve une tendance à comparer les conditions sociales et les conditions dans la nature, réduisant souvent les premières aux secondes, ou au moins à dresser certains parallèles entre elles qui ont eu des implications épistémologiques et méthodologiques. Par exemple, Émile Durkheim, en discutant la méthodologie sociologique, n’a aucune réserve à faire des références à la biologie16.
Durkheim est clairement plus intéressé à délimiter les faits sociaux des faits psychologiques (et la sociologie de la psychologie) qu’il ne l’est à démarquer les sciences sociales récemment développées de la biologie, qu’il voit comme un idéal17. Son successeur fonctionnaliste Talcott Parsons permet à cette tendance de s’épanouir pleinement quand il prend les conditions de survie d’un organisme biologique comme un modèle de société. Max Weber ne s’abstient pas non plus de faire un arc courtois à « l’hérédité biologique », dont il était « enclin […] à hautement estimer l’importance », considérant « la neurologie raciale et la psychologie » comme étant « prometteur »18. Ces auteurs sont aujourd’hui considérés à juste titre comme ayant découvert la société comme un objet à part entière et comme les fondateurs du caractère théorique et méthodologique distinctif des sciences sociales. Cela dit, des passages tels que ceux-ci produisent une ambivalence curieuse et une tension dans leurs textes, montrant que ces écrivains aussi ne se sont pas encore libérés d’une orientation d’un prototype scientifique naturel ou pensant la société selon la ligne de la « nature ».
Des tendances naturalistes similaires peuvent être trouvées dans les œuvres du troisième fondateur des sciences sociales, Karl Marx et son collaborateur de toute une vie, Friedrich Engels. Comme l’a souligné Sven-Eric Liedman, qui a mené des études approfondies sur la perspective des sciences naturelles au sein de leurs écrits, les intellectuels contemporains de Marx et Engels ne sont pas tant Adam Smith ou G. W. F. Hegel (que V.I. Lénine a relevé de façon bien connue comme étant deux des trois sources majeures du marxisme), mais plutôt Herbert Spencer, John Stuart Mill, Hermann von Helmholz, et Charles Darwin, qui avaient tous défendu une position scientifique naturelle ou orientée vers le naturel scientifique, position typique de leur époque19. Bien que l’influence des sciences naturelles soit plus apparente dans les tentatives ultérieures de Engels pour développer un système philosophique, une telle influence n’est pas étrangère à Marx ; dans les deux cas, il a apposé son sceau sur le marxisme en tant que Weltanschauung et sur son déterminisme historique apparemment axé sur la loi naturelle20. Cette tendance n’est pas non plus de pointer vers une base dans la nature pour comprendre les processus sociaux absents des parties des écrits de Marx qui seront d’un intérêt particulier ici, ceux qui traitent de sa critique de l’économie politique, où elle pose des problèmes d’interprétation et de désunion.
En fait, le problème ne concerne rien de moins que le cœur de la critique de l’économie politique de Marx : la théorie de la valeur travail. Dans la forme classique des travaux de Smith et Ricardo, qui est aussi appelée doctrine de la valeur objective, la théorie établit que la valeur d’une marchandise est déterminée par le travail dépensé pour la fabriquer (en opposition à la théorie subjective de la valeur qui affirme que la valeur d’une marchandise est déterminée par l’utilisation qu’en fait l’acheteur et donc que la demande pour celle-ci est relative à sa disponibilité). Marx, cependant, souligne, comme l’une de ses innovations les plus importantes vis-à-vis de l’économie politique classique, ce qu’il appelle le caractère double de la production marchande de travail. Le travail dépensé dans la production de marchandises, et qui constitue leur valeur, est défini comme travail abstrait. Le travail abstrait est opposé aux différentes formes de travail (comme celui du boulanger, du charpentier, et ainsi de suite), qui produit des valeurs d’usage, la qualité des marchandises dans la mesure où elles sont utiles. Abstrait, le travail producteur de valeur est défini comme la somme de travail socialement nécessaire pour produire les marchandises étant donné le niveau technologique des forces productives. Les marchandises peuvent être échangées selon la valeur qu’elles ont, distinct de leur valeur d’usage (en plus d’être des produits du travail concret, elles peuvent être réduites à du travail abstrait).
Marx ne fait pas que reprendre la théorie classique de la valeur travail comme la concevait Adam Smith, qui considérait le travail comme la mesure de la valeur d’une marchandise basée sur « l’effort et les difficultés » consacrés pour l’obtenir. Ce qui manque à la conception de la valeur de Smith est ce que Marx comme le double caractère social spécifique de la production des marchandises par le travail. Les marchandises doivent à la fois satisfaire les demandes qu’elles suscitent de la part des producteurs et, en même temps, répondre à un besoin social spécifique. Elle doivent donc être interchangeables et égales entre elles. En s’opposant aux vues de Smith sur ces question, Marx soutient qu’il ne suffit pas de souligner que les marchandises sont des produits de différents types de travail. Tout travail productif, utile, doit être réductible à ce que les marchandises ont en commun, ce qui implique une abstraction de leurs différences individuelles. Marx explique que ce que les différentes marchandises partagent réside dans leur capacité à représenter le travail abstrait – c’est-à-dire qu’elles ont en commun le fait qu’elles sont toutes des produits de la force de travail humaine21.
Alors, qu’est-ce qu’est exactement le travail abstrait ; qu’est-ce qui constitue la substance de la valeur ? Cette question est d’une importance décisive non seulement pour réfléchir à la question de savoir comment la valeur doit être conçue, mais aussi comprendre les différentes catégories reliées, telles que le concept de substance de la valeur, l’ampleur de la valeur et son objectivité (Wertgegenstandlichkeit : Objet de valeur)22. Définir la substance de la valeur est aussi important pour interpréter le sens de l’analyse des différentes formes de valeur, le fétichisme, l’analyse de l’échange et, enfin, le rôle de la monnaie comme l’expression ultime de la valeur. Heinrich suggère que dans la détermination du travail abstrait Marx oscille entre, d’un côté, une conception naturaliste ou psychologique du travail abstrait (un reste de l’économie politique classique qui exprime le côté incomplet de la révolution scientifique de Marx) et, d’un autre côté, une conception sociale non naturaliste.
À plusieurs occasions, dans la deuxième édition du Capital, Marx définit le travail abstrait d’une manière naturaliste, dans laquelle les formes concrète du travail sont considérées avoir en commun le fait qu’elles « d’être à la fois une dépense (Verausgabung) de cerveaux, muscles, nerfs, mains humains, etc., et, en ce sens, du travail humain »23. Quelques pages plus loin il affirme « tout travail est une dépense de capacité humaine de travail, dans le sens psychologique, et c’est en cette qualité d’être un travail humain ou abstrait qu’il produit la valeur des marchandises »24. On peut facilement avoir l’impression dans ces passages que les marchandises ne possède une valeur que sur la base du fait qu’elles sont le produit du travail, en d’autres mots, des produits de l’énergie humaine. Une telle interprétation pourrait conduire certains à penser que c’est le travail individuel dépensé dans une seule marchandise qui constitue sa valeur.
Marx, cependant, détermine généralement la valeur des marchandises comme « cristaux de cette substance sociale, commune à tous ».25 Cette substance consiste en des relations sociales particulières, qui apparaissent d’abord dans l’échange de marchandises, quand les marchandises produites de manière privée sont reconnues aussi valides dans la possession de valeur. « Ce n’est que quand ils sont échangés que les produits du travail acquièrent une objectivité socialement uniforme comme valeurs (objectivité de la valeur), qui est distincte de leur objectivité sensible comme objets utiles »26. Ce n’est donc ainsi qu’une quantité donnée de marchandises posée face à une quantité donnée d’une autre marchandise que les quantités respectives des deux marchandises peuvent être considérées comme représentant une quantité équivalente de travail socialement nécessaire et, en tant que telles, être comprises comme des parties du travail social commun. La valeur implique donc une relation sociale particulière de validité, qui doit exister pour concevoir la catégorie de travail abstrait. « En mettant en rapport leurs différents produits dans l’échange, elles identifient leurs types différent de travail comme travail humain »27.
Ce n’est pas avant que l’échange s’installe qu’une abstraction est devenue possible dans laquelle des qualités particulières et des sortes différentes de travail peuvent être validées comme égales. Cela signifie que, avant l’échange, les marchandises ne possèdent pas de valeur en elles-mêmes ; pour dire les choses strictement, elles ne sont pas du tout des marchandises avant d’être échangées. La valeur d’une marchandise n’est donc pas quelque chose de caché dans la marchandise elle-même, et elle n’est pas déterminée sur la base du travail individuel effectué en tant que tel. Pour ces raisons, la version sociale de la théorie de la valeur travail peut être considérée comme opposée à sa version naturaliste.
L’argument ci-dessus qu’on ne peut pas parler de travail abstrait en lien avec une seule marchandise. Ce n’est que quand plusieurs marchandises sont présentes et se rencontrent qu’il devient possible que différents travaux deviennent abstraits et donc comparés. La valeur des marchandises ne s’exprime pas dans leurs valeurs individuelles, mais plutôt par le fait que le travail nécessaire pour les produire représente une part du travail social général. Dans toutes les sociétés, une certaine quantité de travail social commun est produite. Dans les sociétés ne produisant pas de marchandises, la part des travaux individuels dans le travail social est assez évidente. Cependant, ce qui est caractéristique de la production de marchandises c’est qu’elle a lieu en privé ; le caractère social n’est pas présumé, mais ne devient évident que rétrospectivement. Ce travail producteur de marchandises est une partie du travail social, il n’apparaît que quand les produits en question sont échangés comme marchandises. Ainsi, les marchandises n’existent pas comme marchandises avant l’échange avec d’autres marchandises, et en conséquence, elles n’ont aucune valeur lorsqu’elles sont simplement considérées comme des produits individuels. Elles ne manifestent pas leur caractère de partie du travail social collectif avant d’être entrées sur le marché pour être échangées. Avant l’échange, elles sont simplement des produits avec une valeur d’usage, mais pas encore des marchandises avec une valeur. Donc, une théorie naturaliste du travail abstrait ne propose aucune propriété naturelle du travail inhérente aux marchandises. Il est plutôt question de la détermination sociale de la forme qui appartient au travail comme résultat de la production capitaliste de marchandises. La forme sociale du travail dans le capitalisme comme travail abstrait correspond à la marchandise comme forme sociale des produits du travail.
Dans plusieurs passages, Marx exprime un soutien sans équivoque à cette interprétation de la valeur et souligne le point que l’identité des travaux privés dans l’échange est une relation sociale qui n’arrive pas automatiquement. Comme le défend Heinrich, ce n’est « que du fait de cette équivalence sociale non naturelle mais spécifique qu’on peut parler de travail abstrait »28. Heinrich cite un passage d’un manuscrit de commentaires de Marx jusque là inconnu, rédigé en préparation de la seconde édition du Capital qui montre encore plus à quel point, au cours de son travail, Marx avait pris de plus en plus conscience et insisté sur cette détermination sociale du travail abstrait : « La réduction de ces différents travaux privés concrets à cette abstraction de travail humain équivalant ne s’opère qu’à travers l’échange qui identifie les produits du travail les uns aux autres.29«
La plupart des nouvelles lectures de Marx proposées dans les années 1960 et 1970 n’auraient pas trouvé de contradiction pour prétendre que la valeur et le travail abstrait devaient être considérés comme des relations sociales; cependant, l’ambivalence dans les textes de Marx n’a pas toujours été perçue. Wolfgang Fritz Haug a défendu, par exemple, une « base naturelle » pour le travail producteur de marchandises et la substance de la valeur30. Pour les critiques allemands et autrichiens cette théorie naturaliste a donné naissance à une série de conceptions et de simplifications, telles que la notion selon laquelle l’ouvrier, à travers le travail abstrait, « produirait » de la valeur semblable à un boulanger cuisinant du pain, i.e. le travail concret produisant de la valeur d’usage. Comme si, dans le processus de travail, le travailleur ajoutait de la valeur à un produit de la même façon qu’on étalerait du beurre sur du pain ou de la confiture sur du pain grillé31.
Des concepts comme le travail abstrait et la valeur sont dérivés d’une théorie naturaliste et aboutissent non seulement dans des incompréhensions mais créent aussi une série de problèmes qui sont, à long terme, incompatibles avec d’autres aspects de la critique de l’économie politique. Des simplifications telles que celles mentionnées ci-dessus ont eu certains avantages d’agitation, mais non sans avoir certaines conséquences scientifiques. Les interprétations traditionnelles de Marx ont souvent échoué à comprendre la signification de ces chapitres entre l’analyse de la marchandise (dans le chapitre 1) et celle de la plus-value, l’analyse de la forme valeur, du fétichisme, du processus de l’échange et de la monnaie (dans les chapitres suivants dans Le Capital). Les interprétations traditionnelles n’ont pas été capables de les incorporer dans une théorie cohérente et les ont donc souvent ignorées aboutissant directement à la théorie de la plus-value dans le cinquième chapitre (en supposant qu’ils ne vont pas aussi loin que Althusser a fait en recommandant explicitement que chacun commence en le lisant). En conséquence, ils en ont déduit que toute la valeur que les travailleurs créent réside dans les marchandises qu’ils produisent ; et en outre, que compte tenu du fait que le salaire que les travailleurs reçoivent pour le travail qu’ils accomplissent n’est pas suffisamment à la hauteur de cette valeur, on peut dire qu’ils sont exploités, et c’est cela. Les implications politiques de ce point de vue, cependant, tendent au mieux à une redistribution de la valeur contrôlée par un État démocratique ou dictatorial, et non vers l’abolition de la production de marchandises, la plus-value, la monnaie et le travail salarié en tant que tel. De plus, la lecture traditionnelle de Marx – du fait qu’elle ne porte pas d’intérêt aux questions de savoir pourquoi la valeur doit apparaître comme valeur d’échange ou pourquoi la valeur d’échange doit prendre la forme monétaire – n’a pas eu beaucoup à dire à propos des flux monétaires de plus en plus importants et rapides dans le capitalisme mondial. En reléguant de telles questions à la sphère de la circulation, i.e. au royaume de la pure apparence, un tel point de vue reste fixé sur ce qu’il considère comme essentiel ; la sphère de la production. Dans la mesure où il fait cela, la lecture traditionnelle de Marx peut en fait avoir peu à dire des questions économiques d’aujourd’hui, comme la théorie néoclassique, dans la mesure où elle divise aussi l’économie en une sphère de réalité et une sphère monétaire et considérer la sphère de la réalité comme cachée et déformée par la sphère monétaire32.
Les interprétations naturalistes de Marx se traduisent par une autre grave lacune, puisqu’elles passent complètement à côté de l’aspect le plus important de la critique de l’économie politique pour la théorie sociale et l’épistémologie : la théorie du fétichisme telle qu’elle est présentée dans la quatrième section du chapitre initial du premier volume33, qui, dans le troisième volume du Capital, devient indispensable pour la compréhension de la mystification produite par la formule dite de la trinité de la terre, du travail et du capital34. En fait, la théorie naturaliste elle-même pourrait être considérée comme un exemple de fétichisme.
Comme le souligne Heinrich35, la théorie du fétichisme de la marchandise ne concerne pas l’aliénation, la fausse conscience ou l’idéologie, il ne s’agit pas non plus de personnes qui consomment des produits pour le bien de la marque concernée. Marx s’approprie le concept de fétichisme à partir de recherches sur la religion, où cela se réfère à des personnes attribuant à des objets des caractéristiques qu’elles ne possèdent pas en fait, et au phénomène de personnes attribuant des résultats positifs qu’elles éprouvent (comme réussir à la chasse ou avoir de bonnes récoltes)à de forces extérieures à eux, plutôt qu’à leurs propres efforts. Dans le même ordre d’idées, Marx soutient qu’en produisant des marchandises, les gens ont tendance à se lier à eux comme le font les sauvages à des choses qui sont en fait animées par eux-mêmes. Dans les sociétés produisant des marchandises, le fétichisme signifie que la valeur objective des marchandises (ainsi que la qualité de la monnaie pour exprimer la qualité du capital pour créer la plus-value) est faussement reconnue comme une propriété inhérente de la chose elle-même alors qu’en fait, la valeur est beaucoup plus le résultat du travail commun des producteurs. Les sociétés sous l’emprise de la production de marchandises deviennent donc, selon les mots de Marx, déformées et mystifiées, les relations humaines et le travail social commun deviennent de façon croissantes médiatisées par les choses (ou, comme on le dit parfois, réifiées).
Le problème avec la théorie naturaliste de la valeur c’est qu’elle considère la valeur comme une propriété naturelle de la marchandise parce qu’elle est basée sur un processus naturelle (le travail). La théorie elle-même être regardée comme un exemple des mystifications et distorsions mêmes du capital et de la production de marchandises, étant principalement limité à une théorie de l’exploitation, la partie théorique sociale disparaît. Dans le cadre d’une telle théorie, il n’est absolument pas clair de savoir pourquoi seul le travail produisant des marchandises constituerait du travail abstrait, ou pourquoi le travail abstrait n’existerait aussi dans des sociétés où la production de marchandises n’aurait lieu, et finalement, pourquoi tout travail abstrait n’est pas producteur de marchandises, en d’autres termes pourquoi, en dernière analyse, tous les produits ne sont pas des marchandises. Quand il est basé sur la compréhension naturaliste, la totalité de l’édifice de la critique de l’économie politique s’effondre. Ce qui en reste est une théorie pas très différente de celle d’Adam Smith, dans laquelle le travail individuel créé de la valeur, et la capacité de la valeur devient une détermination ontologique du travail. On peut, avec raison, parler d’un marxisme smithien, un marxisme pas plus radical que les critiques dirigées contre l’aristocratie oisive par la bourgeoisie travailleuse.
Bien sûr, il y a aussi des questions à soulever concernant la théorie non naturaliste de la valeur. Est-ce que le fait de souligner la détermination sociale implique que la valeur naît dans la circulation ? Marx ne s’est-il pas clairement opposé à une théorie de la valeur de l’utilité, soulignant que la valeur émerge dans la production ? La théorie de la valeur travail de Marx peut-elle se passer d’une définition naturaliste du travail abstrait ?36 [36] Comme cela devrait être clair avec ce qui a été dit ci-dessus, j’ai déjà répondu de façon affirmative à la dernière question, et j’ajouterais que la théorie ne serait pas tenable du tout avec une définition naturaliste du travail abstrait. La question « d’où émerge la valeur des marchandises ? » ou bien « d’où les marchandises tirent-elles leur valeur objective ? » est posée de façon fausse. De telles questions relèvent de l’économie classique ou néo-classique mais pour Marx, ou plus précisément pour la Marx non naturaliste, ces questions présupposent déjà le fétichisme de la marchandise. Comme l’affirme Heinrich, « la valeur n’apparaît pas quelque part pour ensuite être ‘là' »37. La valeur n’est pas une chose mais plutôt un rapport social. Elle n’émerge ni via la production ni via l’échange mais les présuppose tous les deux. C’est une propriété, quelque chose qui est assigné en relation avec d’autres choses, qui donnent alors l’apparence de la posséder tout à fait en dehors d’une telle relation. Comme Marx le répète, la valeur est une propriété fantomatique ou trop sensible, pas substantielle. La conception d’une marchandise possédant sa valeur de façon objective indépendante de ces relations est un semblant qui transforme une propriété sociale en ce qui est considéré comme naturel.
Comment pourrait-on comprendre cela ? Heinrich donne un exemple pédagogique en comparant notre façon de décrire deux choses rouges avec la proposition que deux marchandises possèdent la même substance de valeur. Dans le premier cas, nous n’avons pas besoin de placer les deux objets l’un par rapport à l’autre, une pomme rouge et un véhicule d’incendie sont tous deux rouges sans que nous ayons besoin de les comparer. Les deux marchandises, d’un autre côté, n’ont la même substance de valeur qu’en relation l’une avec l’autre38. Heinrich fait valoir, à juste titre, que ce dernier cas n’est pas typique de la façon dont on parle des propriétés. Normalement, nous reconnaissons que des propriétés telles qu’être inférieur ou supérieur ne s’appliquent qu’à une relation. Néanmoins, ne traite-t-on pas de nombreux cas où nous parlons effectivement et naturellement de propriétés comme s’il s’agissait d’objets ou de personnes en tant que telles, en dépit du fait qu’elles constituent des relations ? J’affirmerais que de tels raisonnements s’appliquent à un grand nombre de concepts sociologiques, sans lesquels nous ne pourrions pas comprendre la société. Prenez, par ‘exemple, ce qui pourrait assez facilement être décrit comme le concept primordial de la sociologie, le charisme, central pour la sociologie de la religion de Max Weber. Sociologiquement parlant, cela concerne les rapports entre un leader et un groupe de suiveurs, dans lesquels les suiveurs attribuent certaines qualités au leader. Personne ne dirait « il ou elle a du charisme mais personne ne l’a découvert » ; dans ce cas, la personne n’a pas de charisme. Pourtant, nous parlons encore de « leaders charismatiques » et de « qualités de leadership charismatiques » comme si elles étaient des caractéristiques palpables des individus. De la même manière, nous disons qu’une marchandise « possède » de la valeur, et nous en parlons comme d’une qualité palpable, alors qu’en fait une marchandise qui n’acquiert pas une valeur dans l’échange avec d’autres marchandises ou de monnaie n’a aucune valeur’ ; c’est simplement un objet sans valeur, pas une marchandise du tout.
Heinrich, cependant, ne suggère pas ici qu’on devrait percevoir la théorie de la valeur comme une pure théorie relationnelle, une position qu’il critique39, en fait, il ne la défend pas non plus comme une pure théorie de la circulation, à laquelle il s’oppose aussi40. L’argument peut être clarifié si nous revenons à la formation moderne du concept socio-scientifique dans la mesure où il a abandonné le naturalisme. Utilisant le modèle dramaturgique de Erving Goffman, on pourrait dire qu’il y a beaucoup de travail fait « en coulisses » pour créer une relation charismatique entre le leader et les suiveurs ou pour susciter quelque impression que ce soit sur un public imaginaire41. Si le travail n’est pas réalisé de façon apparente, rien ne viendra du charisme, et si vous n’avez pas travaillé sur la performance, cela échoue et l’effet charismatique ne parvient pas à apparaître. La même chose s’applique dans le concept non-économique de Pierre Bourdieu42. Il faut travailler pour son capital, obtenir une éducation, une pratique, et produire quelque chose qui est reconnu par le domaine de la science ou de l’art pour devenir un scientifique ou un artiste, ou bien on ne devient ni l’un ni l’autre, indépendamment de ce qu’on a produit pour le tiroir ou le disque dur. De même, la relation de valeur ne naît pas dans l’échange sans processus de travail, mais sans échange le travail concret ne pourrait jamais non plus être réduit au travail abstrait et donc aucune valeur n’émergerait. On pourrait aussi penser à l’importante déclaration maintenant célèbre de Ludwig Wittgenstein, et aux sciences sociales modernes,selon lesquelles on ne peut pas avoir une langue privée. La même chose vaut pour la valeur, on ne peut pas en décider de son propre chef43.
Lue de cette manière, la critique de l’économie politique de Marx rentre exactement dans le cadre de la science sociale moderne, et on ne peut plus la rejeter si facilement comme paradigme obsolète de la production, comme philosophie de la conscience, ou comme sujet ou comme n’importe quoi de ce genre, comme c’est fait par convention dans la théorie néo-platonicienne de la communication44. En même temps, bien sûr, la critique de l’économie qu’on trouve chez Marx est de façon significative plus complexe que celle que l’on trouve dans la philosophie de la sociologie’ du langage et dans la sociologie inter-subjective étant donné les circonstances dans lesquelles les acteurs sociaux de la production de marchandises agissent et que les actes qu’ils accomplissent ne sont pas transparents pour eux-mêmes. « Ils ne le savent pas, mais ils le font », lit-on dans le chapitre sur le fétichisme, décrivant comment les participants égalisent leurs travaux dans l’échange de marchandises. Mais, oscillant entre une explication naturaliste et une explication sociale, Marx était sur le point de faire une découverte dont il n’était lui-même pas tout à fait conscient, rien de moins que le caractère distinctif de la société vis-à-vis de la nature, et le type spécifique d’appareil conceptuel nécessaire pour la comprendre.
Trad. I. J.
Original in Swedish
Translation by Michelle Koerner, Steven Cuzner First published in Fronesis 28 (2008)
Downloaded from eurozine.com (https://www.eurozine.com/marx-which-marx/) © Anders Ramsay / Fronesis / Eurozine
1 : Jacques Derrida, Spectres de Marx, L’état de la dette, Le travail de deuil et la nouvelle Internationale, 2006 ; Antonio Negri et Michael Hardt Empire et Multitude ; Guerre et démocratie à l’époque de l’empire, 2004 ; Andreas Malm « Nar kapitalet tar till vapen » (Quand le capital prend les armes), 2004
2 : Voir Sven-Eric Liedman, « Engelsismen », dans Fronesis 28 (2008). A l’origine en allemand : Sven-Eric Liedman, « Engelsismus », in Wolfgang Fritz Haug (ed.), Historisch-Kritisches Wörterbuch des Marxismus, vol. 3 (seconde édition), 1993, pp. 384-392. La discussion sur le rôle d’Engels dans l’édition des volumes 2 et 3 du Capital a été relancée par la publication des manuscrits de Marx des deuxième et troisième volumes. Le problème a été traité dans plusieurs articles de Michael Heinrich, »Engels’ edition of the third volume of Capital and Marx’s original manuscript » (L’édition par Engels du troisième volume du Capital et des manuscrits originaux), dans Science and Society, 60/4 (1996-1997) http://www.oekonomiekritik.de, et dans Beiträge zur Marx-Engels-Forschung. Neue Folge, par exemple dans le volume de 1995 : Engels’ Druckfassung versus Marx’s Manuskripte zum III. Buch des « Kapital », http://www.marxforschung.de/marxnfl.htm.
3 : Dans Fronesis 28 (2008).
4 : A propos du marxisme de la Deuxième Internationale voir Jukka Gronow ; sur la formation du marxisme : La théorie du capitalisme de Karl Kautsky le marxisme de la Deuxième Internationale et la Critique de l’économie politique de Marx, 1986. A propos de la théorie de la production simple de marchandises voir les contributions d’Arthur et Hecker dans ce n° de Fronesis.
5 : Ils furent publiés en 1932 dans l’initial et inachevé Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA). Gyorgy Lukacs, Herbert Marcuse et Henri Lefebvre en firent mention. La réelle percée a toutefois commencé dans l’époque de l’après-guerre. Les Manuscrits ont longtemps été controversés dans le royaume du pouvoir soviétique. Ils n’étaient pas inclus dans l’édition collectée Marx-Engels Werke (MEW), réalisée en RDA après la guerre. Ils ont plutôt été publiés pour la première fois, en deux parties, dans un volume supplément en 1967-1968.
6 : La lecture par Althuser des travaux de Marx contient de nombreux paradoxes. Elle a émergé comme une nouvelle interprétation, mais a également été considérée comme un retour à une tradition authentique. Au crédit d’Althuser il faut dire qu’il plaçait les travaux de Marx en périodes séparées, s’assurant ainsi qu’ils ne seraient plus lus comme un seul système cohérent. (Une structuration similaire en termes de périodes a été entreprise à la même époque par Rodolsky et développée plus tard par Schanz, voir la note 6 plus loin). Les erreurs d’Althusser étaient basiquement deux. L’une était que, même s’il avait raison en établissant que Marx en 1845, dans les Thèses sur Feuerbach et dans L’Idéologie allemande rompait avec les conceptions anthropologiques inspirées de Feuerbach qui étaient contenues dans les Manuscrits, il a eu tort de considérer la rupture de Marx avec ses vues antérieures et de les appliquer ainsi à Hegel. Cette erreur a le sous-estimation par Althusser des effets importants que les conceptions de Hegel avaient sur la méthode et la structure du Capital. Au lieu de cela, les propres concepts d’Althusser de surdétermination et de causalité métonymique, redondants dans ce contexte, sont venus au premier plan. Le deuxième erreur d’Althusser était que, bien qu’il ait correctement identifié une autre rupture beaucoup plus essentielle que Marx a faite, une dizaine d’années plus tard, avec l’économie politique classique (une rupture qui peut être datée de la période de l’écriture des Grundrisse en 1857-1858), Althusser subordonne cela à la « rupture épistémologique » de 1845, une époque où Marx était préoccupé par des problèmes entièrement différents. Cette erreur a eu pour effet de faire apparaître Marx comme quelque chose comme un génie universel au sens où, d’une façon mystérieuse, il a continuellement antidaté ses propres intuitions laborieusement acquises.
7 : En particulier sur la base du travail Roman Rodolsky, Hans-Georg Backhaus, Helmut Reichelt, et en scandinave Hans-Jorgen Schanz et Anders Lundkvist.
8 : Les articles les plus importants de Hans-Georg Backhaus depuis les années 1960 dans Zur Dialektik der Wertform. Untersuchungen zur Marxschen Okonomiekritik, nouvelle édition 2008 ; Helmut Reichelt, Zur logischen Struktur des Kapitalbegriffs bei Karl Marx, 1970; Roman Rosdolsky, The Making of Marx’s Capital, deux volumes 1977-1979 ; Hans-J0rgen Schanz, Til rekonstruktionen af kritikken af den politiske 0konomis omfangslogske status, 1973 ; Anders Lundkvist, Introduktion till metoden i Kapitalet, 1975; and also Lars-Henrik Schmidt, Filosofikritisk rekonstruktion – om Althusser og kapitallogiken, 1977;ainsi que le travail de Gronow mentionné ci-dessus (voir la note 4), qui devrait aussi être incluse ici. Mats Dahlkvist, Att studera Kapitalet, 1978, diffère des contributions scandinaves mentionnées ici qui sont toutes critiques vis-à-vis du marxisme traditionnel dans leur tentative d’incorporer les nouvelles lectures de04 Reichelt et Rosdolky dans un cadre matérialiste historique traditionnel. En regardant ces œuvres, on est frappé par le fait qu’à bien des égards elles sont encore liées à une lecture traditionnelle de Marx, malgré leurs intentions contraires. Par exemple, la théorie de la simple production marchande est acceptée non seulement par Dahlkvist (qui est explicitement orienté vers les interprétations d’Engels), mais aussi par Lundkvist et par Schanz. Schmidt et Gronow, d’autre part, prendre note de ce problème.
9 : Rétrospectivement, on peut souligner qu’il était regrettable que les travaux du leader étudiant Hans-Jurgen Krahl, plutôt que de la Backhaus beaucoup plus élaborée, par exemple, aient eu une telle influence sur les nouvelles interprétations de Marx en Scandinavie au cours des années 1970, en particulier ceux liés aux travaux de Schanz et de Schmidt (voir note 7), où Krahl devint le principal représentant de ce qui en Scandinavie était nommé » kapitallogik », une école basée sur ces nouvelles interprétations de Marx. Voir Krahl, « Varuanalys och vasen : Om det samhalleliga livets logik », dans Tekla (Teori och klasskamp), 1 (1977) (avec une introduction caractéristique de l’époque). Krahl, brillant sur bien des aspects, pourrait, avec son style d’écriture excursive et ésotérique, être comparé à un Hegel sous acide. Son appel, malgré sa relative inaccessibilité, était lié, sans aucun doute, à son insistance sur un lien avec des questions d’organisation et de pratique. Aujourd’hui, les travaux de Krahl ne jouent qu’un rôle marginal dans les discussions sur Marx en Allemagne.
10 : Voir la page web de Heinrich http://www.oekonmiekritik.de. Des articles d’autres auteurs importants au sein du cadre des nouvelles interprétations allemandes de Marx et des références à de tels articles peuvent aussi être trouvés là. Heinrich a aussi été impliqué dans l’édition du nouveau MEGA et il est l’éditeur du journal PROKLA.
11 : Pour plus de références sur ces débats, voir http://www.oekonomiekritik.de. Les remarques de Haug dans ces discussions avec Heinrich peuvent être trouvées sur http://www.balzix.de/index.html. Les discussions de Heinrich avec les philosophe autrichien Karl Reitter présentées dans Grundrisse ont conduit à l’ajout d’un chapitre sur la lutte des classes à la deuxième édition de Kritik der politischen Okonomie.
12 : Un exemple parmi beaucoup d’autres en Suède, voir Kenneth Hermele, Det globala kasinot och dess kritiker fran Keynes till Tobin (Le casino global et sa critique de Keynes à Tobin), 2001.
13: L’utopie de Proudhon se fonde sur la notion de simple production de marchandises, comme le démontre Nadja Rakowitz dans Einfache Warenproduktion. Ideal und Ideologie (Production de marchandises simple, idéal et idéologie), 2000. Pour cette raison, les objections de Marx à ces vue sont aussi affectées par cette notion. Contrairement à Marx, Proudhon voulait garder intacte la production capitaliste de marchandises, mais s’opposait à l’influence des banques et des « intermédiaires ». Marx, pour sa part, rejetait l’idée de banques prêtant sans intérêts. Ce type de critique du capitalisme, qui défend l’utilisation productif du capital mais s’oppose à son utilisation spéculative, appartient traditionnellement à l’arsenal de la droite, comme la notion antisémite selon laquelle les juifs sont des parasites du bon capitalisme productif. A propos de Proudhon étant à l’origine de la notion de « commerce équitable », voir Mark Fischer, « The Poverty of Fair Trade » (La pauvreté du commerce équitable), Weekly Worker 583 (2005), http://www.cpgb.org.uk/worker/583/proudhon.htm.
14 : Il y a donc, si on souscrit à l’interprétation par Daniel Ankarloo’s de Chris Arthur, une différence importante entre la théorie monétaire de la valeur et la théorie anglo-saxonne de la forme valeur. La dernière remplace une théorie de la production de valeur par une théorie de la circulation de celle-ci. Daniel Ankarloo, « Tom form och total negativitet », dans Fronesis 28 (2008). Voir aussi Michael Heinrich, « Monetare Werttheorie: Geld und Krise bei Marx », PROKLA 123 (2001), 151-176.
15 : A propos des arguments qui suivent, voir Michael Heinrich, Die Wissenschaft vom Wert, 1999, 206 ff.; et aussi la discussion entre Heinrich et Haug (voir note 10)
16 : Émile Durkheim, « Les Règles de la méthode sociologique », 1982, 39.
17 : Ibid 32 et 40. La raison de cela réside dans le fait que Durkheim regarde objectivement la société comme étant comme la société, et il justifie sa méthode en déclarant que « elle traite les faits sociaux comme des choses dont la nature, aussi souple et malléable qu’elle puisse être, ne sont pas encore modifiables à volonté »(ibid 32), comme c’est le cas pour les faits de la nature. Dans la perspective de la critique de l’économie politique on peut dire que Durkheim naturalise la société et, ce faisant, reproduit ce que Marx qualifie de fétichisme (voir plus loin).
18 : Max Weber, The Protestant Ethic and the Spirit of Capitalism, (L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme) 2001, 164.
19 : Sven-Eric Liedman, « Marxismen och vetenskapernas hierarki » (Le marxisme et la hiérarchie des sciences), dans Lars Herlitz et. al. (ed.), Marxismens filosofi, 1979, 113.
20 : Un mythe inépuisable de la proximité de Marx avec les sciences naturelles du XIXe siècle, impliquant qu’il aurait voulu consacrer le capital à Darwin, a en tout cas été démenti. Voir Francis Wheen, Karl Marx, 1999, 363 ff. pour un résumé de la façon dont cette histoire a fait surface et pour d’autres références.
21 : Voir Michael Heinrich, « Abstrakte Arbeit », dans Wolfgang Fritz Haug (ed.), Historisch- kritisches Worterbuch des Marxismus, vol. 1, 1994, colones 51-64. Voir aussi http://www.oekonomiekritik.de.
22 : Ce concept quelque peu maladroit implique qu’une marchandise ait la caractéristique d’être un objet qui possède de la valeur.
23 : Karl Marx, Le Capital, Critique de l’économie politique, vol. 1, 1976, p.134. (Les citations originales correspondantes peuvent être trouvées dans Marx-Engels Werke (par la suite MEW), vol. 23, Das Kapital, 1. 1977, 58-59.
24 : Ibid. 137 (MEW, vol. 23, 61). La définition physiologique du travail abstrait apparaît déjà dans Zur Kritik der Politischen Okonomie. Voir aussi MEW, vol. 13, 1971, 18, mais elle est totalement absente dans l’analyse de la marchandise dans la première édition, pour apparaître de nouveau dans la deuxième édition. Cela pourrait être interprété comme une ambivalence de Marx dans l’utilisation de cette définition du travail abstrait.
25 : Ibid. 128; je mets les italiques (MEW, vol. 23, 52).
26 : Ibid. 166 (MEW, vol. 23, 87).
27 : Ibid. 166 (MEW, vol. 23, 88).
28 : Heinrich, Valeur, 209. (souligné dans l’original.)
29 : Karl Marx, « Erganzungen und Veranderungen zum ersten Band des Kapitals », dans MEGA, partie 2, vol. 6, 1987, 41. (souligné dans l’original.)
30: Wolfgang Fritz Haug ; « Cours d’introduction au Capital », 1974
31 : Michael Heinrich, « Untergang des Kapitalismus? » (La fin du capitalisme ?), dans Streifzuge 1 (1999), http://www.balzix.de/index.html.
32 : Heinrich, Wert (La Valeur), 70.
33 : Marx, Capital, 163 sq (MEW, vol. 23, 85 sq)
34 : MEW, vol. 25, Le Capital, critique de l’économie politique, troisième volume. L’ensemble de la production capitaliste, 1976, 838.
35 : Michael Heinrich, Kritik der politischen Okonomie. Eine Einfuhrung (Critique de l’économie politique), 2004, 69 sq.
36 : L’objection selon laquelle la théorie monétaire de la valeur relègue l’émergence de la valeur au domaine de la circulation est aussi l’un des sujets de la discussion de Heinrich avec Norbert Trenkle du groupe « valeur-critique » de Krisis. Voir les contributions à cette discussion à http://www.balzix.de/index.html.
37 : Heinrich, Kritik der politischen Okonomie,(Critique de l’économie politique) 51-52.
38 : Ibid.
39 : Heinrich, Valeur, 201.
40 : Ibid. 233.
41 : Erving Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life (La présentation de soi dans la vie quotidienne), 1956.
42 : Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, 1980.
43 : Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations (Enquêtes philosophiques), 1953.comme n’importe quoi de ce genre.
44 ; Jurgen Habermas, Der Philosophische Diskurs der Moderne (Le discours philosophique moderne), 1985, 95 sq. dans « Warum hat Marx seine dialektische Methode versteckt? » (Pourquoi Marx a—t-il caché sa méthode dialectique?), dans Beitrage zur Marx-Engels- Forschung. Neue Folge (Contribution à la recherche Marx Engels ; Nouvelle édition), 1996, 77, Helmut Reichelt souligne aussi que Marx, dans sa thèse, engage le premier débat sur la philosophie de l’esprit.