Pourquoi revenir à Marx?, extrait de Critique de l’économie politique, Une introduction, Michael Heinrich

Pourquoi revenir à Marx? Michael Heinrich

La contestation sociale renaît. Les mouvements contestataires apparus lors des dernières décennies sont très diversifiés et sont, pour la plupart, critiques de la mondialisation. Les échanges lors du contre sommet de Seattle en 1999 ou encore de celui du G8 à Gênes en 2001 sont d’ores et déjà devenus les symboles du renouveau de la résistance contre le capitalisme. Cependant, c’est à présent aussi au-delà du cercle traditionnel de la gauche que les conséquences destructrices d’un capitalisme « débridé » sont discutées.

Un rapide coup d’oeil en arrière nous montrera que cette situation n’a rien d’évident. Au début des années 1990, après la chute de l’Union soviétique, il semblait que le capitalisme s’était imposé au monde entier de manière définitive comme un modèle économique et de société sans alternative possible. S’il y avait certes déjà de nombreux militants marxistes qui avaient bien perçu que le « socialisme réel » soviétique n’avait rien d’une alternative au capitalisme, ces distinctions semblèrent ne plus avoir d’intérêt. Une société par-delà la société de marché capitaliste paraissait pour la plupart n’être qu’une utopie bien peu réalisable. En lieu et place de la contestation dominèrent résignation et adaptation.

Ces années 1990 mirent justement en évidence que le capitalisme, même après son apparente « victoire finale » allait de pair avec crises et appauvrissement. Les guerres au Kosovo, en Afghanistan et en Irak ont révélé que les guerres dans lesquelles les pays capitalistes développés étaient indirectement ou bien directement parti prenante n’appartenaient d’aucune manière au passé. Ces phénomènes ont été appréhendés de diverses manières par les nouveaux mouvements contestataires et comme un élément central de leur critique du capitalisme. Ces critiques se sont souvent focalisées sur des améliorations ponctuelles qui restaient dans le cadre du système et peignaient un tableau en noir et blanc moraliste simplifié. Quoiqu’il en soit, au cours de ces discussions, des questions fondamentales furent sans cesse posées : au sujet du fonctionnement du capitalisme contemporain, des liens entre capitalisme, Etat et guerre, et par la suite, du type de changement possible au sein du capitalisme.

La théorie marxiste gagna à nouveau de l’importance. Toute praxis ayant pour but la transformation radicale de la société part d’une compréhension particulière de l’existant. Si, par exemple, on estime que l’introduction d’une taxe Tobin (la taxation des transactions financières) est un moyen décisif pour « dompter » le capitalisme « débridé », ceci implique une certaine théorisation de l’importance des marchés financiers, de la distinction entre un capitalisme « bridé » et « débridé », qu’elle soit explicite ou non. Comprendre comment fonctionne le capitalisme contemporain n’a rien d’une question abstraite ou académique. La réponse à cette question a une implication pratique immédiate pour tout mouvement critique du capitalisme.

C’est pourquoi il n’est pas surprenant que depuis la fin des années 1990, de grandes contributions théoriques aient été en vogue, comme Empire d’Antonio Negri et Michael Hardt, L’ère de l’information de Manuel Castells ou encore Le livre noir du capitalisme de Robert Kurz. Ces trois livres, assez différents autant du point de vue de leur contenu que politiquement, emploient tous à des degrés divers des catégories marxiennes : parfois pour analyser le développement contemporain du capitalisme, d’autres fois pour les critiquer comme étant dépassées. Il paraît ainsi évident qu’aujourd’hui, on ne peut pas faire l’économie de la lecture Capital si l’on souhaite comprendre fondamentalement le capitalisme. Quoiqu’il en soit, ces trois livres ont en commun, même si cela est d’une manière différente, une utilisation quelque peu superficielle des catégories marxiennes, souvent, elles n’apparaissent que comme expressions fourre-tout. Revenir à l’original est nécessaire, non seulement pour critiquer de telles usages superficiels, mais aussi parce que ce livre écrit il y a maintenant plus de cent ans est à de nombreux égards plus actuel que certaines pompeuses contributions contemporaines.

Si l’on commence à lire le Capital au début, on rencontre quelques difficultés. Le texte est particulièrement difficile d’accès, notamment dans ses premiers chapitres. La taille des trois livres peut aussi paraître assez effrayante. Pourtant, en aucun cas on ne saurait se limiter à la lecture du seul premier livre. Puisque Marx expose son objet de recherche à différents niveaux d’abstraction ayant chacun des présupposés différents et complémentaires, la théorie de la valeur et de la plus-value traitée dans le premier livre ne peut être complètement saisie qu’à la fin du livre III. Ce que l’on croit savoir à la fin du Livre I n’est pas seulement incomplet, mais aussi biaisé.

Il est également délicat de comprendre le sous-titre du Capital que Marx utilise pour caractériser l’ensemble de son projet scientifique : Critique de l’économie politique. Par « économie politique » au 19ème siècle, on entend ce qui est aujourd’hui appelé « sciences économiques ». Avec l’appellation « critique de l’économie politique », Marx signifie qu’il ne s’agit pas seulement d’une nouvelle théorie d’économie politique, mais d’une critique fondamentale de toute la science économique qui a existé jusque-là : Il s’agit pour Marx d’une « révolution scientifique » avec une indissociable intention politique et révolutionnaire. Malgré toutes ses difficultés, il est nécessaire d’entreprendre la lecture du Capital. L’Introduction qui suit ne peut pas se substituer à cette lecture, elle prétend uniquement donner des premiers points de repères1.

De nombreuses simplifications du marxisme « idéologique » traditionnel ont été critiquées ces dernières décennies. Ce faisant, Marx n’a plus été, comme cela était fait traditionnellement, présenté simplement comme le meilleur des économistes, mais en premier lieu comme un critique de la socialisation médiatisée par la valeur, sa « fétichisation ».

1

Extraits traduits par I.J.