Ambivalences: Présentation de La science de la valeur, 2020

Ambivalences: Présentation de La science de la valeur

Dans La science de la valeur, Michael Heinrich retrace l’évolution de l’œuvre de Marx dans le cadre d’analyse du développement historique des sciences, la resituant ainsi par rapport à la science économique que ce dernier entend critiquer. Partant des concepts de « paradigme » (au sens de Kuhn) et de « méthodologie des programmes de recherche » (Lakatos), il propose celui de « champ théorique » afin de rendre compte de la nature de la geste marxienne pour l’économie. Ceci permet à Michael Heinrich d’appréhender le discours scientifique au niveau des suppositions implicites qui conditionnent la structure et la conceptualisation de son objet. Il met ainsi en évidence que le corpus marxien représente, avec ses phases d’évolution, une révolution épistémologique qui porte en elle de nouveaux concepts de science et de réalité. Et Marx opère une telle révolution en ce qu’il ne critique pas des théories isolées, mais bien la science économique dans son ensemble.

La reconstruction que Michael Heinrich nous propose s’inscrit dans la continuité de la Neue Marx Lektüre allemande, qui est une école de lecture initiée par Hans-Georg Backhaus et Helmut Reichelt dans les années 1970. Il hérite de cette école d’une part la prépondérance de l’analyse de la forme-valeur comme étant la matrice conceptuelle des dynamiques du fétichisme et des mystifications capitalistes. D’autre part, il s’inscrit en continuité avec elle en ce qu’il considère que la critique marxienne consiste bien en une critique de la science économique dans son ensemble. Il s’en distingue par contre nettement parce qu’il estime impossible la « reconstruction » du discours marxien, comme on atteindrait un noyau homogène et stable de ses analyses. Ce en quoi il rompt avec cette école de lecture consiste donc à affirmer bien plutôt l’impossibilité de cerner avec précision un discours uniforme de Marx, pour mettre en évidence les ambivalences fondamentales de ce discours, d’où le sous-titre de l’oeuvre : « La critique marxienne de l’économie politique entre révolution épistémologique et tradition classique ».

La spécificité de la contribution de Michael Heinrich est donc de proposer une autre reconstruction de l’évolution de l’œuvre de Marx. Contrairement à la lecture classique de celle-ci, la rupture épistémologique (Althusser) ne distingue pas seulement le « jeune Marx » et le « Marx de la maturité ». Les évolutions sont plus complexes qu’un modèle en deux ou trois phases. La très populaire alternative proposée entre une « continuité » et une « rupture » dans le développement de l’œuvre de Marx s’avère beaucoup trop schématique, en plus de nous faire passer à côté de sa force critique. En outre, il n’est en aucun cas possible de voir un développement inévitable allant jusqu‘au Capital comme « œuvre principale ». Pour finir, il n’est pas possible non plus de considérer que Marx débute avec la critique du politique pour terminer avec la critique de l’économie.

On ne peut parler d’une rupture entre jeune et vieux Marx avec Michael Heinrich : selon lui, s’il y a un mouvement dans l’oeuvre de Marx, cela se fait à travers une critique ciblant quatre dimensions différentes (anthropologisme, ahistorisme, individualisme, empirisme), sur un temps long, avec la résurgence parfois de cadres conceptuels qui avaient été critiqués. Ainsi, Michael Heinrich examine avec précaution ces dimensions de la révolution épistémologique marxienne ce qui lui permet d’identifier les ambivalences du discours de Marx quand celui-ci est encore pris dans des conceptions de l’économie politique classique. En effet, malgré l’incroyable perspicacité de Marx et le discours explicite qu’il tient ponctuellement sur sa méthode (comme par exemple dans l’Introduction de 1859), il est nécessaire de juger la nature de sa critique de l’économie politique par la manière dont il la met en œuvre.

Cette méthode permet à Michael Heinrich de montrer en quoi ces nouvelles conceptions privent de leur sol épistémologique les théories économiques néoclassiques contemporaines : en effet, Marx critique le paradigme de l’économie classique en général, paradigme que les néoclassiques n’ont toujours pas dépassé. Ceci concerne en particulier les théories de l’utilité-marginale et les modèles mathématiques que les sciences économiques utilisent aujourd’hui, mais aussi la représentation de l’empirie sous-jacente au concept de réalité permettant d’invoquer du matériel « empirique », notamment pour « réfuter » Marx. C’est pourquoi cette démarche a bien une visée pratique et actuelle consistant à réinscrire Marx dans les discussions économiques contemporaines. Ainsi, la critique marxienne devient un geste dont la radicalité épistémologique touche la science économique dans son ensemble, projet résumé dans le sous-titre du Capital : Critique de l’économie politique.

Les caractéristiques des concepts de « réalité » et de « science » propres au paradigme de l’économie politique classique (et néoclassique) apparaissent, de cette façon, très nettement. Ces conceptions sont généralement caractérisées par un anthropologisme, un empirisme, un ahistorisme et un individualisme. Tout d’abord, l’anthropologisme consiste à assigner à l’homme une série de caractéristiques considérées comme « naturelles » conférant par là-même une base naturelle et nécessaire à la société existante. S’il y en a diverses variantes, dans l’économie politique bourgeoise, derrière l’essence humaine se cache toujours le possesseur de marchandises, un producteur chez les classiques, un consommateur dans le marginalisme. Ensuite, l’individualisme tend à considérer la société comme étant constituée d’individus atomisés qui portent en eux cette essence humaine, ainsi toute complexion sociale se laisse ramener au comportement de ces individus isolés. Cependant, la critique la plus constante de Marx est celle de l’ahistorisme, la tendance à déshistoriciser les rapports sociaux que l’on retrouve dans la plupart des robinsonnades des classiques (Marx en fait la caractéristique de l’économie politique bourgeoise dans la Postface à la deuxième édition du Capital), mais que l’on retrouve aussi chez les néoclassiques. Cette conception est corrélative aux deux précédentes. Finalement, l’empirisme consiste à affirmer que la réalité – dans les sciences économiques, l’être humain et les formes des sociétés – se montre telle qu’elle est. L’intuition fournirait la connaissance de cette réalité transparente.

En ce qui concerne ces quatre principes épistémo-critiques structurants, bien plus que la critique de Hegel, c’est celle de Ludwig Feuerbach qui apparaît comme centrale pour Marx, à travers la critique de son ahistorisme (1845/46), de son anthropologisme (1845/46), puis de son empirisme intuitionniste (1845), l’individualisme étant, lui, bien plutôt à observer chez Stirner et les économistes bourgeois.

Ce faisant, ce n’est pas seulement la radicalité de la critique de l’économie politique marxienne qui apparaît. La démarche de l’auteur porte en elle une proposition herméneutique, d’interprétation des textes, qui est forte tout en étant, somme toute, assez intuitive. Michael Heinrich ne souscrit pas à la thèse qui veut qu’il y ait des interprétations « justes » et d’autres « fausses » que l’on pourrait départager grâce au texte. Il estime en effet que si divergences d’interprétations il y a, elles proviennent avant tout d’ambivalences déjà présentes dans le texte de Marx. Cette démarche qui traverse tous ses commentaires de l’œuvre de Marx (Comment lire le Capital de Marx ?, Kritik der politischen Ökonomie. Eine Einführung, Ambivalences of Marx’s Critique of Political Economy as Obstacles for the Analysis of Contemporary Capitalism, etc.) trouve son exposition la plus systématique et la plus minutieuse dans cette œuvre majeure.

Ce livre, qui en est à sa huitième réédition, fut initialement la thèse de doctorat soutenue en 1987 par Michael Heinrich à la Freie Universität de Berlin. Publiée en 1991, ses rééditions ont ensuite suivi le rythme des publications des manuscrits originaux de Marx dans la MEGA2, en particulier ceux de préparation du livre III du Capital (MEGA2 II.4.2). Sans ces manuscrits, il était en effet impossible de déterminer avec certitude l’écart qui existait entre la version publiée par Engels et les manuscrits de Marx, de même qu’il était impossible de vérifier diverses hypothèses de lecture qui dépendaient du texte original de Marx, ultime source herméneutique de Heinrich. En suivant la publication des manuscrits dans la MEGA2, c’est donc le rapport extrêmement minutieux que l’auteur entretient avec l’oeuvre de Marx qui se révèle.

Étant donné l’avancée de la publication des œuvres complètes de Marx et Engels en France, il peut être judicieux de s’appuyer sur les travaux des chercheurs allemands. La science de la valeur représente la recherche la plus aboutie d’un grand connaisseur de Marx, recherche essentiellement alimentée par des manuscrits nous étant inaccessibles en langue française. Tout en étant d’une grande érudition, cette étude livre de façon didactique une analyse précise, guidée par une autoréflexion qui explicite l’application des résultats de la révolution épistémologique marxienne à sa propre méthode herméneutique. Michael Heinrich explique ce qu’il fait, pourquoi il le fait, ainsi que les limites et les présupposés que cette démarche comporte ; et il situe ce faisant son propos dans le dédale complexe de la littérature marxologique. Il parvient ainsi à donner au lecteur les moyens de comprendre les subtilités et les enjeux, autant politiques que théoriques du texte marxien et des débats postérieurs.

On ne peut qu’être impressionné par la quantité de références que convoque Michael Heinrich. Il faut préciser que la plupart des ouvrages cités en notes ne sont pas accessibles au public français. Ce livre, en plus de nous donner des clefs de lecture essentielles de Marx lui-même, nous rend accessible un continent de marxologie aux coordonnées complexes dans lequel l’auteur nous guide avec générosité et bienveillance.

I.J.