Notes de lecture: Jon Elster, Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste, Aubier 1975

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Jon Elster est un précurseur de ce qu’il convient de qualifier de « marxisme analytique ». Ce courant s’ouvre notamment avec la publication en 1978 de Karl Marx’s Theory of History : a Defence de Gerald A. Cohen.

Si Fabien Tarrit détermine que «  l’innovation majeure du marxisme analytique est d’ordre méthodologique, en cherchant à séparer le contenu théorique de l’œuvre de Marx de ses outils méthodologiques », cette définition a pour parti pris (assumé d’ailleurs) de se concentrer sur le rapport du chercheur aux écrits de Marx. Fabien Tarrit poursuit : « Il s’agit d’un marxisme exclusivement cognitif, c’est-à-dire entièrement axé sur la connaissance et dans lequel les luttes sont évacuées, un programme de recherche à entrées multiples sans fondement méthodologique unifié » qui finit par provoquer une remise en question de l’ensemble de la contribution de Marx1. Le marxisme analytique renonce à la notion de classe définie à partir des rapports de production pour privilégier les rapports de reproduction, il abandonne la notion de valeur-travail, pour recourir à des théories des jeux qui ne permettent pas de rendre compte de l’exploitation.

Plutôt que comme Tarrit, se focaliser pour le qualifier, sur le traitement de Marx par ce courant, la lecture de Jon Elster permet de mettre à jour un de ses postulats centraux.

Pour faire court, et donc nécessairement être discutable, quant au contenu-même de ce courant, le postulat principal de cette interprétation de Marx consiste à affirmer que les acteurs opèrent des choix rationnels qui sont guidés par la recherche de profit2. Dans cette perspective, Jon Elster développera une théorie de l’action qui distingue deux sphères déterminantes (appelées « filtres ») pour les choix de l’individu : d’une part l’ensemble des contraintes structurelles, qu’il pose comme toile de fond des choix considérés comme faisables, et d’autre part le processus permettant d’opérer le choix parmi ces actions faisables. C’est à cet endroit que le marxisme analytique intervient en ce qu’il privilégiera une approche rationaliste plutôt que d’affirmer que les normes intégrées sont agissantes. Dans cette perspective, un livre sur Leibniz, philosophe qui se caractérise avant tout par son rationalisme, se présente comme une profession de foi pour celui qui est à la recherche de la rationalité dans les actions humaines, que cela soit par une approche verstehend ou erklärend.

Dans son premier livre, Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste, publié en 1975, Jon Elster propose d’élaborer une « interprétation socio-économique du leibnizianisme » (11). Faisons un petit détour par le professeur qui dirige la collection dans laquelle a été édité ce livre, Martial Gueroult. Petit détour notamment justifié par la récurrence de références faite à ce professeur dans les notes du texte, pour souligner la justesse de ses analyses d’auteurs et d’œuvres.

Deux positions se distinguent assez nettement à cette époque-là dans la manière de rendre les systèmes de pensées philosophiques. D’une part, celle de Ferdinand Alquié qui propose de restituer, de rendre compte de l’articulation des moments de la pensée de manière diachronique, privilégiant alors son évolution à travers le temps. D’autre part, celle de Martial Gueroult qui affirme qu’une pensée ne peut apparaître cohérente que par l’exploration de son système immanent, de son architechtonique, c’est-à-dire, par la reconstitution synchronique des raisons qui lui sont sous-jacentes3. Il nous faudra donc rester vigilant sur la manière dont les systèmes de pensé sont rendus, étant donné les écueils respectifs dont peuvent souffrir chacune des deux approches.

L’objet principal de l’étude sera celle de la transposition que faisait Leibniz de ses expériences économiques au niveau de la physique, de la métaphysique, de l’épistémologie, de la théologie, etc. Selon l’auteur, on en arrive à la formule suivante : Leibniz a une théorie mercantiliste de l’économie et une théorie capitaliste de l’univers. A gros traits, puisque cela sera affiné. « La logique abstraite du mercantilisme et du principe de conservation est la même : échanges comportant pertes et gains qui se compensent toujours exactement » (53). Ceci est seulement observable chez Leibniz, alors que chez Descartes cela n’est pas visible, on n’y trouvera une analogie explicite entre les deux problématiques.

Avant tout, il convient de remarquer que Leibniz entretient sur trois niveaux différents des rapports avec l’économie de son temps : en tant qu’ingénieur des mines du Harz (chapitre 3), en tant que commentateur de questions économiques, sociales et politiques (chapitre 4), et surtout en tant qu’il transposait ses expériences économiques au niveau de la physique, de la métaphysique, de l’épistémologie, de la théologie, etc. Ce dernier niveau sera l’objet principal de l’étude (cf p.25-26).

Le livre se divise en sept chapitres. Le premier chapitre « Historiographie et méthode » consiste en une introduction méthodologique d’une grande finesse et qualité. Elle est divisée en deux parties de taille inégale. Dans la première, l’auteur situe sa propre démarche par rapport aux autres méthodes d’interprétation socio-économique de systèmes philosophiques, c’est-à-dire dans le champ de la sociologie des théories scientifiques et philosophiques (11-28). Il s’inscrit dans le cadre des distinctions faites par R.K. Merton et G.S. Stent, entre sociologie de la production et sociologie de l’acceptation (cf p.24). Ensuite, la centralité de l’analogie qui a amené à considérer Descartes notamment pour ce qu’il n’était pas, se retrouve également chez Leibniz. C’est pourquoi Jon Elster propose un développement détaillé et crucial sur cette question (28-37).

L’auteur part de la même définition liminaire du capitalisme que celle de Max Weber comme « recherche rationnelle du profit » (14)4. On voit déjà poindre les postulats analytiques à cet endroit. Mais l’auteur ne se limitera pas à cette définition wébérienne du capitalisme, il analysera la forme spécifique des rapports de dépendance dans ce mode de production, le salariat et la propriété privée. Il cite tout de même la troisième définition du capitalisme, telle qu’on la trouve dans les Grundrisse, comme « tendance au réinvestissement du surproduit », n’intégrant de ce fait pas le salariat dans la définition, mais en faisant de celui-ci une condition de possibilité.

Selon l’auteur il est admis que depuis le XVIe siècle, le courant économique se caractérise par ces trois variantes de compréhension du capitalisme : rationalité, salariat et dynamisme. Or force est de constater que le problème ne consiste pas à savoir si l’une apparaît parfois sans l’autre ou la manière exacte dont les trois s’articulent les unes aux autres, mais bien que ces notions se situent sur un terrain micro-économique. Cette insuffisance implique d’articuler ces notions micro-économiques à une dimension macro-économique (théories de la croissance et des crises). Ce faisant, on se situe au cœur de la tension principale qui traverse l’œuvre de Leibniz : le rapport entre mercantilisme et capitalisme. Autrement dit, si on comprend le mercantilisme comme une théorie excluant toute croissance générale, puisque ce que les uns gagnent c’est ce que les autres perdent, elle se formule chez Leibniz sous la forme d’une analogie, celle de la théorie de la conservation des forces : si un corps acquiert de la vitesse, c’est qu’un autre en perd. Il est ainsi aisé de voir dans quelle mesure le mercantilisme correspond à un statisme, et le capitalisme au dynamisme. La particularité de Leibniz est que l’on retrouve cette tension non seulement dans ses écrits économiques mais aussi métaphysiques, la croissance infinie étant le propre de sa cosmogonie.

Trois voies d’interprétations socio-économiques d’un système intellectuel :

  1. Joseph Needham, la recherche des « causes de l’essor remarquable de la science chinoise et de sa stagnation ultérieure » (16), l’amène à identifier « l’absence en Chine de la croyance en un législateur divin transcendant et d’un système impersonnel de droit », ces postulats étant des conditions nécessaires au concept de « loi de nature » au sens scientifique.

  2. Robert Merton étudie à partir de biographies la manière dont la science connaît un essor en Angleterre. Il en arrive à la conclusion que la forte représentation des Puritains dans la communauté scientifique montre que les problèmes posés par la science ont leur origine dans l’économie, mais leur résolution ne doit rien à des facteurs extra-économiques (hétéronomie des problèmes, autonomie des solutions). Pour Jon Elster, Merton fait l’erreur de confondre sociologie de la science et sociologie de la communauté scientifique.

  3. A l’opposé de Merton, Franz Borkenau propose la thèse suivante : « La vision mécaniste du monde ne s’inspire pas de l’emploi des machines dans le processus de production mais de la division analytique du travail introduite lors de la transformation de l’artisanat médiéval en manufacture capitaliste » (18). Or cette thèse ne jouit d’aucune base historique sérieuse, surtout en identifiant Descartes comme expression des intérêts de classe de la noblesse de robe.

Le deuxième chapitre est consacré à Descartes. Pour ce faire, l’auteur se concentre sur le rapport de Descartes à la technique. Il déploie la question en trois volets : la technologie, la mécanique abstraite et l’emploi des modèles technologiques dans la biologie (cf p.40). En plus d’une assez flagrante pauvreté en termes de références, son intérêt marqué pour les professions libérales plutôt qu’artisanales, de même que sa préférence pour la théorie plutôt que pour la pratique semble déjà indiquer l’écueil qui a pu consister à en faire un penseur paradigmatique de cette question.

L’auteur évacue le premier aspect très rapidement d’un revers de main (en à peine deux pages, p.40-42). Il constate que si optimisme technologique de Descartes il y a, il n’est pas possible de le mettre en lien avec l’économie capitaliste et la recherche de profit (partant du célèbre passage de la diminution du travail des hommes, AT VI, p.61-62).

L’auteur analyse ensuite le rapport entre la mécanique abstraite. Tout d’abord, la statique, évacuée aussi rapidement que le premier aspect, cette fois en un paragraphe (p.43-45), puis la dynamique, qui, elle, retiendra plus longuement son attention (p.45-53). La seconde partie de l’analyse de la mécanique abstraite est bien plus longue et a une forme assez particulière : L’auteur procède en juxtaposant deux exposés, celui du mercantilisme et celui du principe cartésien de la conservation de la quantité de mouvement. Il en conclura que la juxtaposition faite entre les deux logiques n’accède pas au statut d’analogie, contrairement à ce que l’on peut observer chez Leibniz, qui lui intègre les deux problématiques et formule parfois des analogies explicites entre ces deux logiques.

Cette conclusion permet à l’auteur de passer assez fluidement au troisième volet de son analyse du rapport de Descartes à la technique : l’emploi des modèles technologiques dans la biologie.

Jon Elster s’inscrit dans la critique de l’approche marxienne tout d’abord en remettant en question le traitement par Marx du cas Descartes. En effet, dans le Capital, Livre I, Section IV, Chapitre XV, II, note 4, Marx affirme, que Descartes « partageait le point de vue de la période manufacturière ». L’auteur ne considère Descartes ni comme le premier penseur du capitalisme (suivant les analyses de Grossmann et de Hessen) ni selon la lecture de Borkenau qui voit en Descartes le reflet de la division sociale du travail dans la manufacture (2ème maxime). Selon lui, la loi de la conservation de la force correspondrait aux tendances du capitalisme moderne parce que : 1)la généralité du principe exprime l’égalité devant la loi 2)l’échange de forces dans les chocs reflète l’échange d’équivalents économiques (19). Mais c’est surtout la correspondance suivante qui est centrale pour Borkenau : les quatre préceptes du Discours de la méthode constituent un « programme classique de la pensée de la manufacture ». Mais en fait, on ne trouve la trace d’un rapport tout au mieux entre le deuxième précepte (division des difficultés en parcelles) et la division du travail dans la manufacture. Les deux erreurs de Borkenau sont : la transformation d’un lien de compatibilité en lien d’implication et le rapport d’acceptation d’un système philosophique par une classe sociale en un rapport de production. Il s’agit donc pour l’auteur de montrer l’absence de fondement de l’interprétation marxiste qui voit dans la théorie des animaux-machines l’expression d’un mode de production précis.

54-60 Machine/corps. Chimie/embryologie 60-63, thermodynamique/cosmogonie 63-66

Cosmogonie/économie/politique : 66-75. On aboutit à la conclusion que son approche de la politique, comme des autres sphères : « …l’idée de machine et celle de capital font partie de deux circuits conceptuels différents, qui ne se rencontrent jamais pour former la notion de capital productif », alors que chez Leibniz, « la technologie constitue elle-même un capital à exploiter » (74-75).

Le troisième chapitre est consacré aux écrits de Leibniz en tant qu’ingénieur des mines d’argent (de plomb, dont est ensuite extrait l’argent) de la région de Harz. Si ces mines n’étaient pas d’une rentabilité économique évidente, c’est l’obsession mercantiliste d’argent qui empêche de poser la question en termes de rentabilité (cf p. 86). Problème de l’irrégularité. Il s’agit pour Leibniz de rendre complémentaires l’énergie tirée de l’eau, et celle tirée du vent. Il propose ainsi que le vent remplisse des réservoirs qui pallieraient le manque d’eau chronique. Nous voyons alors émerger des problèmes strictement technologiques, mais aussi une théorie de la conservation des forces, mais encore et surtout la notion d’accumulation du capital (cf p.92). « La même vision fondamentale tend toutes [l]es inventions leibniziennes : rendre régulier l’irrégulier, réduire l’empirisme de la natureà un mouvement rationnel, continu et uniforme » (p.95).

« On peut demander à une personne d’être utile à autrui si cela se fait sans perte pour elle-même ; on peut même lui demander de sacrifier son gain au gain d’autrui, à condition d’être remboursé par l’Etat ou le partenaire » (p.99).

« Avec un peu ou beaucoup d’ingéniosité d’esprit on peut trouver des compatibilités un peu partout ; avec beaucoup ou un peu de mauvaise foi on les transforme insensiblement en implications ou en nécessités » (20).

« Le Leibniz de Voltaire est un peu comme le Marx de la 2e Internationale : un croquis grossier qui ne permet pas de soupçonner les subtilités qui en font la cohérence » (24).

Si on distingue un niveau économique E et un niveau idéologique I ayant chacun une forme précise à chaque époque t, alors la forme It+1 doit être compatible simultanément avec la forme It et la forme Et+1. Parfois on oublie l’importance d’It et parfois celle de Et+1 (note 32, p.25).

A la recherche de la rationalité dans les actions :

-p.46, dans l’action des Etats, à choisir l’attitude protectionniste mercantiliste, l’action se comprend rationnellement si on les interprète comme expression d’une finalité économique plus que politique.

Le Dieu leibnizien comme entrepreneur capitaliste.

Une analogie formelle, au sens où la rationalité de l’entrepreneur sont toutes deux régies « par le souci d’allouer au mieux des ressources rares afin de maximiser un profit » (34).

-Analogie formelle : entre élévation exponentielle et extraction de racines d’une part et l’intégration et la dérivation d’autre part (35).

-Analogie systématique : entre les modalités aléthiques et les modalités déontiques

-Analogie proto-gödelienne : entre la factorisation des nombres en nombres premiers et la division des concepts en concepts simples

-Autres analogies : entre l’emploi du calcul binaire pour exprimer la création des choses à partir de la perfection et de la privation ou de Dieu et de rien ; la composition de toute couleur à partir du blanc et du noir ; la proposition selon laquelle les vérités nécessaires sont aux vérités contingentes comme les nombres rationnels aux nombres irrationnels ;

C’est pourquoi différents « types » de rationalités seront rapprochés, celle dite formelle, la calculabilité, la prévisibilité, la quantification, une mathématisation de l’univers, et d’autre part celle instrumentale consistant en l’adaptation de la fin à la hauteur des moyens, l’analyse des coûts et bénéfices prenant en compte tout autant moyens, fins que conséquences indirectes. Selon l’auteur le Dieu leibnizien « incarne cette rationalité instrumentale » (14). Jusque-là il a été largement considéré que c’est Descartes qui annonçait l’avènement de cette rationalité.

I.J.

2Voir pour des descriptions plus précises du marxisme analytique, les articles suivants : Erik Olin Wright : https://www.contretemps.eu/comprendre-la-classe-vers-une-approche-analytique-integree/ ; ou encore, http://tonyandreani.canalblog.com/archives/2011/01/05/20050289.html

3Cf Fidélité et nature de la restitution de la pensée de Foucault par Deleuze. 2013.

4Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Avant-propos : « L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit ». Le capitalisme s’identifierait plutôt avec la domination [Bändigung], à tout le moins avec la modération rationnelle de cette impulsion irrationnelle. Mais il est vrai que le capitalisme est identique à la recherche du profit, d’un profit toujours renouvelé, dans une entreprise continue, rationnelle et capitaliste – il est recherche de la rentabilité. Il y est obligé. »