La fonction de la katabase chez Marx.
Observations sur Dante, l’éthique et l’enfer
Moment clé du passage du monde des vivants aux enfers, avec des demi-dieux pouvant revenir, la katabase antique subit une profonde transformation avec le christiannisme, faisant de la résurrection du Christ autre chose qu’un retour d’un individu identique vers le monde des vivants. Par les témoignages des apôtres, ce retour apparaît comme une véritable métamorphose amenant ceux qui l’avaient connu à ne pas le reconnaître. La katabase intervient chez Marx par le biais de Dante, qui en fait une version traversée d’humour, notamment dans le rapport du poète à la tradition antique (Virgile).
Pour entrer dans la science, Marx place au début de ses œuvres des préfaces qui exposent ce qu’il va faire, et pourquoi il a choisi de le faire de cette manière. Et Marx, par ces propos d’ouverture, nous invite à avoir un rapport particulier, non seulement à son texte, mais aussi au texte en général, à la science. Il problématise ainsi le statut de ce qu’il va énoncer. Cette problématisation culmine dans des formules condensées, souvent tirées de la poésie.
Il s’agit ici de mettre en perspective ces discours introductifs avec les choix que Marx fait lui-même ensuite (application), mais aussi avec ses « discours de la méthode » (énonciation) qu’il amène parfois dans ses propres introductions, avant-propos ou préfaces. S.S. Prawer, qui a effectué une analyse des plus complètes et conséquentes des évocations et usages de la littérature dans l’œuvre de Marx dans son livre Karl Marx and world literature, a relevé six situations bien distinctes lors desquelles « Dante apparaît à l’esprit de Marx » (p.420).
Pour entrer dans la science, Marx place au début de ses œuvres des préfaces, qui explicitent ce qu’il va faire, et pourquoi il a choisi de le faire de cette manière. Et Marx par ces propos d’ouverture nous invite à avoir un rapport particulier au texte, à la science, à ce qui est dit. Il problématise le statut de ce qu’il va énoncer. Cette problématisation culmine dans des formules condensée, souvent tirées de la poésie. Plusieurs avant-propos et préfaces rédigées par Marx lui-même se terminent par une citation de Dante, la plus intrigante étant celle de l’Avant-propos de 1859 à la Critique de l’économie politique. Comme à la fin de sa préface du Capital, Marx nous fournit des indications autant sur le contenu de ce qu’il va dire, que sur la manière dont on doit le recevoir :
Qui si convien lasciare ogni sospetto
Ogni viltà convien che qui sia morta.
<Hier mußt du allen Zweifelmut ertöten,
Hier ziemt sich keine Zagheit fürderhin.
(Dante, « Göttliche Komödie »)>
Qu’ici l’on bannisse tout soupçon
Et qu’en ce lieu s’évanouisse toute crainte.
Par cette citation de Dante, l’auteur nous intime d’abandonner tout doute et de ne rien craindre pour pouvoir entrer dans la science. Or, ces paroles sont prononcées dans La Divine Comédie à l’entrée de l’enfer. Certes digne d’un bon trailer, « Vous allez entrer en enfer ! », on ne peut réduire la formule posée en exergue du Capital à un effet stylistique ou rhétorique, que l’on pourrait tout de même, dans ce cas, considérer comme précurseur des films d’horreurs et d’épouvante.
Comme S.S. Prawer l’a fait remarquer, Marx associe l’enfer de Dante à la réalité sociale, en particulier, aux manufactures1. S’il observe une analogie, nous y voyons bien plus : une réponse à la question qui surgit nécessairement de la citation de Dante située à la fin de l’Avant-propos de 1859. Cette question n’est autre que : pourquoi sur le seuil de la science (en analogie à l’enfer) nous faut-il 1) bannir tout soupçon, 2) que « la moindre lâcheté soit morte »2 ? C’est bien que l’horreur du monde moderne est face à nos yeux, et par conséquent, qu’aller sur le chemin de la science, c’est ne pas détourner les yeux de cette horreur. En d’autres termes, l’analogie entre enfer et monde moderne d’une part, entre enfer et science d’autre part, nous suggère une identité entre le contenu de la science et celui du monde.
En plus de cette identité du discours avec son contenu, nous trouvons immédiatement une proposition épistémologique troublante en ce que l’accès à la science est réservé à qui écoute ses certitudes, à qui est courageux, ce qui se rapproche bien plus d’une conception socratique que d’une conception aristotélicienne de la science3 et rompt définitivement avec le solipsisme cartésien. Formulé succinctement : ce n’est pas parce que je doute que je dois (éthique) saisir le réel, non, c’est bien parce que j’ai des certitudes que je peux (impératif des vers) entrer dans la science. La connaissabilité du monde n’est pas directement en question, c’est l’absence de perception de ce que fait surgir le monde dans le sujet, la certitude, qui ferme l’accès au monde/enfer/science. Première implication, le dépassement des domaines traditionnellement séparée en philosophie entre praxis, ethos et theoria. Les trois ne peuvent être conçus comme séparés que si l’horreur du monde n’est pas soutenue du regard, si elle n’est pas vécue dans son caractère insoutenable, lequel amène nécessairement non au doute, mais à la certitude.
Il est manifeste que Marx ne conçoit pas d’opposition comme on peut encore la trouver chez Spinoza (« Ni rire, ni pleurer, comprendre ») entre l’horreur que le monde éveille en nous et la nécessité de le comprendre. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une « sérénité scientifique », et une forme « d’objectivisme » dans ses écrits4, nous trouvons au contraire une conception qui réunit le rapport au monde et le rapport à la connaissance. Il en ressort manifestement une unité entre trois actes : voir/changer/connaître ou alors une unité entre trois entités : science, monde et enfer.
Penchons-nous tout d’abord sur l’analyse de ce passage par S. S. Prawer :
« How characteristic of Marx that he should find what he felt to be the most adequate formulation of his own unwilligness to compromise in the work of a medieval poet – a poet with whom he shared the fate of exile, but whose social experience and world-view were as far removed as any that can be imagined » (p.301.)
Pour Prawer, ce qui ressort de la distance qui sépare Dante de Marx permet à ce dernier d’éviter que les affirmations qui précèdent sur le rapport entre base matérielle et superstructure idéologique ne soient prises pour un déterminisme. En effet, alors qu’il formule une liaison entre la base matérielle et les formes de conscience correspondantes, il choisit de citer un auteur qui est si éloigné autant dans le temps, de Weltanschauung, qu’en termes « d’expérience sociale », que ce qui pourrait être compris comme un lien nécessaire et de causalité entre la base matérielle et les formes de consciences correspondantes est vidé de sa valeur absolue. Si nous ne pouvons que partager cette analyse de la citation, nous ne pouvons nous confiner à l’analyser dans la seule économie argumentative car elle véhicule avec elle une conception de ce qu’est la science et la manière dont nous y accédons qui ne peut être rendue par l’analyse de sa seule fonction argumentative.
Ce qui apparaît également donc dans cette citation, c’est la dimension éthique de la conception de la démarche scientifique telle que l’envisage Marx, tout d’abord parce que sur le seuil du monde/enfer/science, il faut répondre à deux injonctions, tel que la forme injonctive des vers l’implique5 : il faut être sûr de soi et courageux. Si nous trouvons bien le courage dans les vertus antiques, l’assurance de soi, elle, … semble être en porte à faux avec la tempérance aristotélicienne, faisant toujours courir le risque de l’hybris.
Segui il tuo corso, e lascia dir le genti !
Le cas de la citation des vers de Dante dans la fin de la première Préface (1867) du Capital est un peu particulier. Dante demande à Virgile au seuil de l’enfer de ne pas rester sur place, de le suivre. Cette citation est renversée par Marx. En renversant la citation (Vien retro a me/Segui il tuo corso), Marx se présente comme un Dante-sans-Virgile (p.338). L’aspect conquérant du scientifique partant à la recherche sur un « nouveau continent » (Althusser), semble d’emblée placer la recherche scientifique sur un terrain éthique entendu comme rapport à soi-même et sa volonté.
Pour Prawer, cette citation montre l’usage analogique que fait Marx des grands écrivains : « The great writers, then, yeld types, models, anticipations. Their works are also for the Marx of the Capital I, a welcome storhouse of analogies » (p. 337). Ceci vaut pour la manière dont Dante use de la métaphore pécuniaire (p.338, MEW 23, 117-118), mais surtout pour la citation de la fin de l’Avant-propos. Dante demande à Virgile au seuil de l’enfer de ne pas rester sur place, de le suivre. En renversant la citation (Vien retro a me/Segui il tuo corso), Marx explicite qu’il n’a, lui, personne à suivre, qu’il est un Dante-sans-Virgile (p.338). « Suis ton chemin », et non plus « Suis-moi » correspond en fait à ce chemin de la science qui répond à la même nécessité de ne pas rester sur place, fixe, dans un « sommeil dogmatique » pour reprendre Kant, mais en plus de cela, qui n’a personne ni à écouter, ni à suivre. Aller sur le chemin de la science c’est, en ce sens, avancer seul. Pourtant, c’est exactement l’inverse qu’il faut comprendre : aller sur le chemin de la science, c’est aller sur le chemin du dialogue, mais pour ce faire, il ne faut pas céder à la tentation de juger sans comprendre, de lire sans évaluer critiquement ce qui est lu, autrement dit, cette écoute-qui-fait-suivre n’est rien d’autre qu’un rapport à ce qui est dit qui se rapproche du chant des sirènes d’Ulysse (Adorno, etc.). Donc Marx relève ici différentes manières de recevoir ce qui est dit ou écrit et explique que seule une permet de comprendre.
Prawer observe que Marx associe l’enfer de Dante à la réalité sociale, en particulier, aux manufactures (s’appuyant sur MEW 23, p.261) : « …the hell of Dante’s Inferno holds horrors analogous to those in the modern world » (p.339). S’il observe une analogie, nous y voyons bien plus : une réponse à la question qui surgit nécessairement de la citation de Dante à la fin de l’Avant-propos de 1859. Cette question n’est autre que : pourquoi sur le seuil de la science (en analogie à l’Enfer) nous faut-il 1) bannir tout soupçon, 2) que « la moindre lâcheté soit morte » (p.65, Ed. Sociales) ? C’est bien que l’horreur du monde moderne est face à nos yeux, et par conséquent, qu’aller sur le chemin de la science, c’est ne pas détourner les yeux de cette horreur. En d’autres termes, l’analogie entre enfer et monde moderne d’une part, entre enfer et science d’autre part, nous montre une identité entre le contenu de la science et celui du monde. Affinons encore notre analyse.
Il serait malheureux de manquer la dimension éthique de la conception de la démarche scientifique telle que l’envisage Marx, tout d’abord parce que sur le seuil du monde/enfer/science, il faut répondre à deux injonctions, tel que la forme injonctive des vers l’implique (dans la traduction française du moins, car si le terme italien correspond à « il convient de… », « si convien », il n’est pas abusif de l’avoir traduit par « il faut » en français, pas dans la dernière traduction d’ailleurs).
Plus profondément encore, puisque pour prendre ce chemin, il faut être courageux. Plus surprenant, et d’une importance capitale pour notre présente étude, est que « tout soupçon » ait à être banni avant d’entrer dans la science/le monde/l’enfer. La première chose que nous pouvons affirmer est que nous nous trouvons ici face à une conception antagoniste de la méthode du doute radical cartésien. Formulé succinctement : ce n’est pas parce que je doute que je dois (éthique) saisir le réel, non, c’est bien parce que j’ai des certitudes que je peux (impératif des vers) entrer dans la science. La connaissabilité du monde n’est pas en question, c’est l’absence de perception de ce que fait surgir le monde dans le sujet, la certitude, qui ferme l’accès au monde/enfer/science.
Digne d’un bon trailer, « Vous allez entrer en enfer », ces formules ne peuvent être réduites à un effet stylistique ou rhétorique, que l’on pourrait tout de même, dans ce cas, considérer comme précurseurs des films d’horreurs et d’épouvante. Il en ressort bien plutôt une proposition épistémologique troublante, d’une part en ce que l’accès à la science est réservé à qui écoute ses certitudes, à qui est courageux, ce qui se rapproche bien plus d’une conception platonicienne, ou du moins socratique, que d’une conception aristotélicienne de la science6, et d’autre part en ce toutes ces formulations ont une seule et même implication : le dépassement des domaines traditionnellement séparée en philosophie entre praxis, ethos et théorie. Les trois ne peuvent être conçus comme séparés que si l’horreur du monde n’est pas soutenue du regard, si elle n’est pas vécue dans son caractère insoutenable, lequel amène nécessairement non au doute, mais à la certitude.
Celui qui est en recherche (scientifique) ne doit avoir personne ni à écouter, ni à suivre. Aller sur le chemin de la science c’est, en ce sens, avancer seul. Pourtant, la citation de l’Introduction de 1859 suit l’injonction à ce que lui soit faites des critiques « vraiment scientifiques », opposant cette ouverture aux jugements critiques son intransigeance vis-à-vis des « préjugés » (on aperçoit ici une influence de l’Aufklärung). Cette ouverture à la critique scientifique montre bien en quoi aller sur le chemin de la science, c’est prendre le chemin du dialogue. Mais pour ce faire, il ne faut pas céder à la tentation de juger sans comprendre, de lire sans évaluer critiquement ce qui est lu. Autrement dit, cette écoute-qui-fait-suivre n’est rien d’autre qu’un rapport à ce qui est dit qui se rapproche du chant des sirènes d’Ulysse (Adorno, etc.). Donc Marx relève ici différentes manières de recevoir ce qui est dit ou écrit et explicite que seule une permet de comprendre.
C’est ce que suggère Michael Heinrich dans son analyse de ce passage du Capital : « Sans un ‘comprendre’ qui ne craint pas ses résultats quels qu’ils soient, une véritable critique est tout bonnement impossible »7. En le resituant dans l’économie argumentative de la Préface du Capital, Michael Heinrich relève trois points centraux : 1) Que « Tout jugement inspiré par une critique scientifique » sera le bienvenu expose une démarche dialogique 2) de ne pas le croire sur parole (attitude impliqué par la démarche dialogique) 3) ne pas faire de concession aux préjugés de l’« opinion publique » ou des « classes dominantes ». Cette fois, plus qu’une unité des trois actes (voir/changer/connaître), c’est la nature dialogique de la construction de la connaissance scientifique qui ressort comme centrale.
Mais on voit ainsi que ce que nous devons comprendre par « scientifique » comporte une définition bien précise : des « affirmations … justifiées de manière compréhensible par autrui et par là-même critiquables »8.
Ces observations nous amènent nécessairement à développer la question de l’éthique chez Marx : s’il refuse de partir de l’indignation (suivant Spinoza « Ni rire, ni pleurer, comprendre ») on aurait pu s’attendre à une « sérenité scientifique », et une forme « d’objectivisme » dans ses écrits, or ce n’est pas le cas (Denis Collin, p.192).
Ce qui ressort donc c’est l’unité des actes : voir/changer/connaître. C’est la redéfinition radicale de la sensibilité qui est ici à prendre en compte, autant sa fonction épistémologique, que sa forme
Pour Michael Heinrich, dans Comment lire le Capital de Marx ?, la citation détournée du Capital « fait écho » à celle de l’Avant-propos dans la mesure où les deux signifient que « Sans un ‘comprendre’ qui ne craint pas ses résultats quels qu’ils soient, une véritable critique est tout bonnement impossible » (p.41-42). En le resituant dans l’économie argumentative de la Préface du Capital, il relève trois points centraux : 1) Que « Tout jugement inspiré par une critique scientifique » sera le bienvenu expose une démarche dialogique 2) de ne pas le croire sur parole (attitude impliqué par la démarche dialogique) 3) ne pas faire de concession aux préjugés de l’« opinion publique » ou des « classes dominantes ». Cette fois, plus qu’une unité des trois actes, c’est la nature dialogique de la construction de la connaissance scientifique qui ressort comme centrale.
I.J.
1(s’appuyant sur MEW 23, p.261) : « …the hell of Dante’s Inferno holds horrors analogous to those in the modern world » (p.339)
2 (p.65, Ed. Sociales)
3Comme le défend, et avec grande justesse Denis Collin dans La théorie de la connaissance chez Marx.
4Denis Collin, p.192
5Dans la traduction française du moins, car si le terme italien correspond à « il convient de… », « si convien », il n’est pas abusif de l’avoir traduit par « il faut » en français, ou par un impératif « Qu’ici l’on bannisse…/ qu’en ce lieu s’évanouisse »). Cette dimension éthique du projet marxien, Maximilien Rubel l’avait bien identifiée.
6Comme le défend, et avec grande justesse Denis Collin dans La théorie de la connaissance chez Marx.
7 (p.41-42)
8Heinrich, p.14.