Marx avant Marx, Recension par Sonia Dayan Herzbrun de Karl Marx et la naissance de la société moderne, Michael Heinrich.

 Recension parue le 19 janvier 2020 sur le site enattendantnadeau.fr

Karl Marx et la naissance de la société moderne, de Michael HeinrichL’ouverture des archives a permis, depuis 1975, d’accéder progressivement à tous les textes de Marx et d’Engels, y compris des lettres et des manuscrits inédits, et d’en envisager l’édition. Ce que l’on appelle maintenant la MEGA2 (Marx-Engels-Gesamtausgabe) pourrait comprendre finalement plus de cent vingt volumes. Michael Heinrich a su exploiter cette mine pour révéler aux lecteurs des aspects inconnus de Marx, comme sa fréquentation des tavernes ainsi que ses essais poétiques, et faire revivre le monde dans lequel il évoluait, avec ses contraintes, ses espoirs, ses débats d’idées.

Un débat a longtemps divisé le monde académique : existe-t-il ou non une coupure épistémologique entre le « jeune » Marx et le Marx de la maturité tel qu’il s’affirme dans Le Capital ? Sa connaissance des textes permet à Michael Heinrich de renvoyer dos à dos les deux thèses. Il n’y a ni coupure ni continuité parce qu’il n’y a pas chez Marx de système, mais une recherche permanente. « L’œuvre de Marx n’est pas seulement restée à l’état d’ébauche, c’est une suite d’ébauches. Elle consiste en une série continue de tentatives, chaque fois interrompues, de recommencements qui ne sont pas prolongés ou bien qui le sont d’une autre façon. » Marx n’a jamais cessé de poursuivre parallèlement plusieurs lignes thématiques, tout en réélaborant sa conceptualisation au fur et à mesure de ses expériences, comme intellectuel certes, mais aussi comme journaliste, comme acteur politique et tout simplement comme homme. Il faut donc prendre en compte sa vie, en la resituant aussi précisément que possible dans le contexte historique, si l’on veut se repérer dans une œuvre tellement touffue. Et, à cet égard,  les premières années ne doivent pas être négligées car elles fournissent en partie les clés de ce qui suivra.

« Fils d’un avocat libéral de Trèves, élevé dans une ambiance rationaliste et cultivée, Karl Marx se destinait aux études juridiques », peut-on lire dans la longue introduction d’une édition de poche du Manifeste du parti communiste. Une fois achevée la lecture du livre de Michael Heinrich, on se dit qu’à peu près rien de cela n’est vrai. Certes, Heinrich (né Herschel) Marx était devenu après la naissance de Karl un avocat réputé dont les revenus permettaient à la famille de vivre dans une certaine aisance. Mais, pour cela, il avait d’abord dû se résoudre à se convertir au protestantisme. Michael Heinrich consacre de longues pages à rappeler la judéophobie qui régnait en Prusse au XVIIIe et au début du XIXe siècle. Judéophobie, mais non encore antisémitisme « racial ». Le baptême chrétien effaçait le stigmate.

Si les juifs étaient exclus de la vie associative naissante, des sociétés littéraires et des loges maçonniques, ils avaient cependant été autorisés au début du XIXe siècle à suivre des formations universitaires. C’est ainsi que Heinrich Marx, fils de Mordechai, lui-même à la fois rabbin et commerçant pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, eut, durant la période de l’occupation napoléonienne de la Prusse, la possibilité de faire des études de droit et de devenir avocat. Il n’en rencontra pas moins de sérieuses difficultés pour se faire employer du fait qu’il était juif. Parallèlement, il fut un temps secrétaire du consistoire de Trèves.

Après la restauration, les juifs de Prusse furent exclus de la fonction publique : interdiction leur fut faite de devenir enseignants, juges, officiers, avocats ou pharmaciens. Heinrich Marx devait donc soit abandonner sa profession soit se faire baptiser. Les enfants, de même que leur mère, elle-même issue, comme son mari, d’une lignée de rabbins et de talmudistes, seront baptisés un peu plus tard : le jeune Karl à l’âge de huit ans. Le baptême de Heinrich ne l’empêcha pas de conserver d’excellentes relations avec l’ensemble de sa famille, en particulier avec son frère Samuel devenu rabbin de Trèves. Par ailleurs, il lui permit d’accéder à une véritable reconnaissance sociale, sans concéder grand-chose sur le fond, car il se disait déiste, ses convictions politiques le portant du côté de ceux qui se prononçaient en faveur d’une monarchie constitutionnelle. La conversion du père de Marx ne relève ni d’une adhésion au christianisme, ni même d’une position de marrane, mais on ne sait pas ce qui se passait ou se disait derrière les portes closes du foyer domestique. À l’extérieur, dans son cercle d’amis, parmi lesquels Ludwig von Westphalen, qui devait devenir le beau-père de Karl, il défendait les Lumières, ou plutôt l’Aufklärung à la Lessing ainsi que les positions dites libérales, au sens, bien sûr, du libéralisme politique.

La question de la religion a longtemps taraudé Marx. Entre 1840 et 1842, alors qu’étudiant à Berlin il s’était lié d’amitié avec Bruno Bauer et qu’il lisait Feuerbach, il avait formé le projet d’au moins cinq études de philosophie de la religion. Michael Heinrich émet l’hypothèse que les nombreuses allusions et citations bibliques ainsi que les métaphores théologiques que l’on trouve dans l’ensemble de son œuvre, notamment dans Le Capital, trouvent leur origine dans les travaux de philosophie de la religion de ces années d’apprentissage.

On pourrait plutôt se demander si on ne se trouve pas là en présence des traces laissées par le judaïsme dans la pensée et le rapport au monde qui furent ceux de Marx. En historien finalement assez positiviste, Michael Heinrich refuse de suivre cette piste. Il y aurait pourtant beaucoup à creuser, depuis le messianisme libertaire qui irrigue la critique radicale de l’État jusqu’à la référence au prophétisme à la fin de la Critique du programme de Gotha, avec la célèbre citation d’Ézéchiel : « J’ai dit et j’ai sauvé mon âme ». Il faudrait aussi parler de la métaphore du fétichisme, développée également par Benjamin et par Adorno, et qui renvoie très directement au thème du Veau d’or ; ou encore de l’apatridisme (le fameux « les prolétaires n’ont pas de patrie » du Manifeste ), qui réactive, peut-être même à l’insu de Marx, la vision exilique du judaïsme traditionnel [1].

Le jeune homme de dix-sept ans qui, son baccalauréat en poche, part étudier le droit à Bonn aura eu une enfance et une adolescence heureuse, entouré de l’amour de tous les siens. Il aime la danse, l’escrime, et surtout la poésie. Avec ses condisciples, il fréquente les tavernes où il lui arrive de s’enivrer, au point d’être arrêté un soir et incarcéré « pour tapage nocturne et ivresse sur la voie publique ». Il boit, se bagarre, et réclame un peu trop d’argent à son père qui préfère le voir partir à Berlin. Avant de s’y rendre et alors qu’il n’a pas encore dix-huit ans, il se fiance à son amie d’enfance, de quatre ans plus âgée que lui, Jenny von Westphalen, la fille de son mentor. Ils se marieront sept ans plus tard. C’est à elle qu’il dédiera la plupart des poèmes qu’il écrira pendant ses années berlinoises, c’est à elle qu’il enverra de superbes lettres d’amour. Karl s’intéresse, en effet, bien plus à la poésie et plus généralement à la littérature qu’au droit. Il avait même entrepris la rédaction d’un drame ainsi que d’un roman humoristique dont on a conservé les manuscrits. Il projette même de fonder une revue de critique théâtrale : il n’a pas encore vingt ans !

Son père, toujours présent, attentif, et conscient des qualités exceptionnelles de son fils, lui avait écrit : « Je serais dépité de te voir paraître dans le monde sous l’espèce d’un petit poète banal ». Karl prend conscience de ses limites comme poète et renonce à une carrière littéraire, mais il gardera de ce goût pour la poésie une écriture flamboyante. Et puis il y a la rencontre avec la philosophie hégélienne, les liens d’amitié qu’il noue avec la jeune génération des disciples de Hegel, au premier rang desquels Bruno Bauer et Arnold Ruge, et surtout la mort du père, avec ses répercussions affectives et matérielles, les revenus de la famille Marx se trouvant de ce fait réduits à presque rien. Henriette, la mère de Karl, continue cependant, tant bien que mal, à envoyer un peu d’argent à son fils qui se débat avec ses créanciers, comme il le fera à peu près toute sa vie. Karl n’en continue pas moins à consigner soigneusement des notes sur ses très nombreuses lectures, et à fréquenter les cercles d’intellectuels sur lesquels Michael Heinrich nous renseigne abondamment.

C’est à Iéna, où les droits d’inscription étaient nettement moins élevés qu’à Berlin, que Marx déposera, en 1841, sa thèse de doctorat sur « La différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et d’Épicure ». Il n’y aura ni soutenance, ni publication, et seule une partie du manuscrit de celui qui a cependant été déclaré docteur a été conservée. Un mois après avoir obtenu son diplôme, en mai 1841, il quitte Berlin pour se rendre à Trèves, et c’est à ce moment où la passion politique est sur le point de s’emparer de Marx que ce premier tome s’achève, peu de temps avant le moment où débute le film de Raoul Peck, Le jeune Karl Marx.

Contrairement au cinéaste, l’historien ne cède pas à la tentation du romanesque. Il procède de manière rigoureuse, en ne se hasardant jamais au-delà de ce à quoi l’autorise la masse de documents qu’il a exploitée. On le regrette parfois, déçu d’avoir si peu accès à quelque chose de l’intimité du très jeune Karl Marx, qui n’a laissé ni réelle confidence, ni journal intime. Cette biographie reste donc bien, dans toute son exhaustivité, une biographie intellectuelle à travers laquelle on voit naître et se développer une pensée aussi riche que complexe.

 

1. Voir Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée binationale, trad. de l’hébreu par Catherine Neuve-Église, La Fabrique, 2007.