Paru le 25 septembre 2018 sur le site solitudes intangibles.
Dans ce texte synthétique, Michael Heinrich présente le projet et l’objet de la critique de l’économie politique marxienne, soit une critique du capitalisme comme mode de production caractérisé par la domination impersonnelle de la logique du capital conjuguée à une critique de la science économique bourgeoise comme vecteur essentiel de légitimation et de naturalisation du capitalisme.
Marx désigne par l’expression « critique de l’économie politique » son projet d’analyse du mode de production capitaliste qui vise à la fois à dévoiler le fonctionnement de ce dernier et à produire une critique fondamentale de la science économique comme instance centrale de légitimation du capitalisme. La perspective d’une société socialiste ou communiste ne doit pas seulement être affirmée sur la base de principes abstraits. Il s’agit bien d’avantage de brosser les contours d’une société non-capitaliste à partir d’une critique de l’existant et de l’identification de potentialités déjà présentes.
Le jeune Marx, influencé par la philosophie de Feuerbach, envisage déjà de produire une « critique de l’économie nationale et de la politique ». Dans les Manuscrits de 1844, il développe une « théorie de l’aliénation » : dans le capitalisme, l’homme est rendu étranger à sa propre existence humaine. Cependant, dans les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie allemande de 1845, Marx critique radicalement ce genre de conceptions. Les constructions philosophiques abstraites doivent maintenant être remplacées par l’étude empirique des rapports sociaux effectifs. Pour ce faire, Marx s’appuie d’abord sur l’économie politique bourgeoise.
Ce n’est que plus tard qu’il développera une véritable « critique de l’économie politique » qui constituera le contenu de son ouvrage principal Le Capital (1867). Il y fait ressortir les tendances destructrices et génératrices de crises du capital : le développement capitaliste se fait nécessairement aux frais de l’homme et de la nature.
Le caractère destructeur de l’économie capitaliste ne résulte pas de la « cupidité » des capitalistes. Il est bien d’avantage lié aux contraintes objectives qui y règnent. Il s’agit ainsi pour Marx de faire non pas une critique des capitalistes mais du capitalisme. À la différence des formations sociales pré-capitalistes, le capitalisme se caractérise par des rapports de domination et de dépendance non pas personnels (même s’ils existent encore) mais objectivés (prix du marché, taux de profit, taux d’intérêt, cours des actions …) contraignant les individus, dans la mesure où ils cherchent à assurer leur survie économique, à agir d’une manière spécifique. Marx désigne cette « objectivation » des rapports sociaux par la notion de « fétichisme ». Les humains sont sous la domination de choses qu’ils ont eux-même créées.
Dans la conscience capitaliste de tous les jours, tout comme dans la théorie économique, cet état apparaît comme « naturel» et fondamentalement immuable. Le fait que les rapports capitalistes constituent une forme historiquement spécifique et par conséquent changeante de la socialisation humaine est plus ou moins obscurci. Avec sa critique des catégories économiques, Marx détruit cette apparence de naturalité, de sorte qu’une alternative sociale radicalement différente devient envisageable (et pas seulement souhaitable).
Dans sa jeunesse, Marx, se fondant sur une critique de l’économie encore insuffisante, voyait cette alternative avant tout dans le dépassement de la propriété privée (comme dans le Manifeste Communiste de 1848). La critique de l’économie politique développée ultérieurement rend cependant manifeste que le seul changement des rapports de propriété ne représente pas en soi une alternative au capitalisme. C’est pourquoi Marx insiste ultérieurement sur la nécessité de rompre avec la logique objectivée de la marchandise, de la monnaie et du capital. Le rapport social autonomisé au sein du marché doit être de nouveau remis sous le contrôle des producteurs. « L’association des hommes libres1 » dont Marx parle dans Le Capital se caractérise non seulement par le travail à partir de moyens de production collectifs mais avant tout par le fait que ses membres dépensent leurs forces de travail comme une force de travail sociale collective. La coordination des forces de travail ne repose plus sur la loi objective du marché ou sur une instance de planification mais sur les humains eux-mêmes qui, ne tolérant plus les exigences du capitalisme, doivent s’entendre sur les buts et les méthodes de la production.
Cette coordination sociale d’ensemble n’est pas seulement la réponse au cours destructeur et générateur de crises du mode de production capitaliste. Les forces productives développées au sein du capitalisme, notamment l’articulation entre science et production, exigent aussi de façon croissante une telle coordination.
Un mode de production s’orientant en fonction d’une nouvelle logique sociale ainsi que de nouveaux buts devient alors possible. La discussion autour des méthodes, des buts et de la coordination sociale de la production remplace la domination anonyme des contraintes objectives. Une société orientée autour des besoins et désirs des humains, qui décident dorénavant en tant que consommateurs/consommatrices et producteurs/productrices de ce à quoi ils/elles aspirent, se substitue à la course aux profits toujours plus élevés.
Initialement paru dans Brand Ulrich, Lösch Bettina & Thimmel Stefan (dir.), ABC der Alternativen, VSA-Verlag, 2007.
Traduit de l’allemand par Memphis Krickeberg
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1Marx Karl, Le capital, Livre I, PUF, 1993, p. 658.