L’incomplétude théorique du Capital, Michael Heinrich, 2007

Résultat de recherche d'images pour "cercle incomplet tableau"

ContreTemps, no 20, Septembre 2007

Bien que Marx ait déclaré catégoriquement « je ne suis pas marxiste » et se soit indigné de l’idée selon laquelle il aurait développé un « système socialiste »’, le marxisme doctrinaire qui est né dans la social-démocratie avant la Première Guerre mondiale et a culminé dans le « marxisme-léninisme », s’est historiquement imposé. Pendant longtemps amis et ennemis l’ont confondu avec l’œuvre marxienne. Même aujourd’hui, où cet amalgame a perdu une grande part de pertinence, le « marxisme » traditionnel pèse encore comme « un cauchemar sur le cer­veau des vivants »2.

Ainsi, contrairement aux prétentions du « marxisme-léninisme » à tout expliquer, on souligne, non seulement à droite mais aussi à gauche, que le Capital est limité et lié à son temps. Les changements des rela­tions de classes, le soi-disant passage d’une production « matérielle » à une production « immatérielle » ou la question écologique dévaloriseraient de nombreux résultats et analyses de l’œuvre maîtresse de Marx. À tout le moins, ces sujets-là ne pourraient pas être saisis avec les catégories du Capital. La plus grande partie de ces objections, et d’autres similaires, reposent néan­moins sur l’idée d’une réduction du projet de « critique de l’économie poli­tique » porté par le Capital à celui d’une « économie politique marxiste ». Cette remarque ne doit pas servir à refuser la discussion critique de l’œuvre de Marx. Le Capital est, effectivement, incomplet dans un sens très fonda­mental, même s’il l’est d’une façon autre que le prétendent la plupart des cri­tiques à la mode. Je me propose de discuter cette incomplétude et ses conséquences sur deux niveaux:

  • l’inachèvement des trois livres du Capital par rapport à ce que Marx avait prévu comme un projet d’ensemble de « critique de l’économie politique »,

  • l’incomplétude de ce qui figure dans les trois livres dont nous disposons.

L’inachèvement du Capital par rapport au plan de Marx

Marx n’a publié que le premier livre du Capital (1867). Après sa mort, le deuxième et le troisième livre ont été édités par Friedrich Engels (en 1885 et en 1894). Lorsque Karl Kautsky a finalement publié, de 1905 à 1910, les Théories de la plus-value, souvent considérées comme le « quatrième » livre du Capital consacré à l’histoire de la théorie, les quatre livres de l’œuvre marxienne annoncés dans la préface de la première édition ont semblé être au complet. Dans la tradition marxiste, le Capital est ainsi passé pour une œuvre achevée, immuable. Cette idée fut toutefois considérablement remise en question par la publication posthume d’autres manuscrits marxiens.

En 1932, furent publiés pour la première fois L’Idéologie Allemande et les Manuscrits de 1844. Ils esquissaient le grand cadre philosophique dont le Capital est issu. La discussion sur ce rapport fut, pendant un certain temps, interrompue par la victoire du national-socialisme en Allemagne et du stalinisme en Union Soviétique. Elle n’a repris qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

De 1939 à 1941, c’est au tour des Grundrisse (Fondements de la critique de l’économie politique) de voir, pour la première fois, le jour, d’abord en Union Soviétique. En 1953, une édition paraît RDA, qui connaîtra par lui suite une dif­fusion significative à l’ouest. Les Grundrisse ont montré que le Capital faisait partie de tout un projet de critique de l’économie politique, projet plus vaste dans sa conception initiale. Dans les années i960 et 1970, les Grundrisse ont joué un rôle important dans les débats qui, à partir du mouvement étudiant, ont redonné vie à la théorie de Marx dans de nombreux pays occidentaux. Depuis, au cours des années 1980 et 1990, sont finalement publiés dans la Marx Engels Gesamtausgabe (MEGA) les manuscrits à la source du deuxième et troisième volume du Capital. C’est donc seulement maintenant, au début du xxie siècle, que nous disposons de (presque) tous les manuscrits pertinents et sommes en mesure d’engager une discussion critique de l’édition engelsienne du deuxième et troisième volume du Capital. Celle-ci démontre que les inter­ventions d’Engels ont certes été subtiles mais qu’à plusieurs reprises la ligne argumentative de Marx a été, dans une certaine mesure, modifiée3. Pour une nouvelle discussion de la théorie de Marx sous les conditions politiques du xxie siècle, les matériaux fournis par la MEGA ne sauraient être surestimés.

Le sous-titre du Capital souligne que Marx n’a pas entrepris une nouvelle « éco­nomie politique » mais une « critique de l’économie politique ». Dans la concep­tion traditionnelle du « marxisme », le caractère conceptuel de cette « critique » n’a été que peu pris en compte. Très souvent, la critique marxienne de l’écono­mie a été réduite à une simple théorie de la valeur-travail (la dépense du travail produit de la valeur) et à une théorie de l’exploitation construite sur cette base (le travailleur ne reçoit qu’une partie de la valeur qu’il produit). Cette réduction n’est en fait que ce que les ricardiens de gauche des années 1830 ont développé longtemps avant Marx. C’est à cette conception réduite de la « critique » mar­xienne, centrée sur la « théorie de la valeur-travail », que se réfère généralement par la suite toute critique faite à la théorie marxienne de la valeur. Au centre de la théorie marxienne de la valeur se trouve l’analyse de la forme- valeur et du fétichisme. Ne serait-ce que quantitativement, ces deux points constituent une bonne partie du premier chapitre du Capital. Dans le mar­xisme traditionnel, l’analyse de la forme-valeur a été souvent perçue comme une version abrégée et abstraite de la genèse de la monnaie dans des socié­tés précapitalistes et non pas comme une analyse conceptuelle du rapport entre valeur et forme-valeur à l’intérieur de la société capitaliste4. C’est ainsi qu’on rate le moment critique de l’analyse de la forme-valeur. Marx écrit dans l’introduction de l’analyse de la forme-valeur : « Mais ce qu’il s’agit de faire ici, et c’est ce que l’économie bourgeoise n’a même pas essayé, c’est de montrer la genèse de cette forme d’argent ».5 En conséquence, il vise non pas la genèse historique de la monnaie – à l’époque de Marx, celle-ci était depuis longtemps l’objet des recherches de l’économie bourgeoise -, mais la genèse conceptuelle de la forme-valeur à partir de la valeur, la preuve que la valeur nécessite une forme-valeur autonome. Le Capital indique seulement dans des notes en bas de page que la théorie de la valeur de l’économie politique clas­sique a justement échoué face à cette entreprise6. Pour Marx, la démonstra­tion du rapport entre valeur et forme-valeur correspondait à un enjeu immédiatement politique. Cette démonstration visait à détruire le socialisme proudhonien qui cherchait à abolir la monnaie tout en gardant la production marchande. À l’heure actuelle, de telles conceptions n’ont pas complètement disparu comme le démontre la discussion sur des « bourses d’échanges » et des « moyens locaux d’échange ».

Rater le caractère spécifique de l’analyse marxienne de la forme-valeur et ainsi son potentiel critique, comme le font les conceptions historisantes de mar­xisme traditionnel, aurait été beaucoup plus difficile si Marx avait écrit son his­toire de la théorie économique.

Les quatre livres, cités en 1867 dans la préface à la première édition du Capital, représentent déjà une réduction considérable du plan que Marx mentionne dans la préface de Contribution à la critique de l’économie politique. Ici, Marx projette une démonstration en six livres: capital, propriété foncière, travail salarié, État, commerce extérieur, marché mondial7. Dans le Capital, Marx ne parle plus de ces six livres. Pourtant, si on regarde de près le contenu des trois livres du Capital, il est évident que non seulement l’essentiel du livre sur le capital, mais aussi des questions théoriques fondamentales des livres sur la propriété foncière et le travail salarié ont été traitées. Ce point de vue est confirmé par le fait que, dans le Capital, Marx mentionne seulement des « enquêtes spéciales » sur le travail salarié et sur la propriété foncière mais non des « livres » qui se situeraient au même niveau que les trois volumes du Capital. Les « conditions d’existence économique des trois grandes classes » (ainsi que Marx caractérisait les trois premiers livres dans la préface de 18598) ne peuvent être exposées séparément l’une de l’autre. Même un dépouille­ment superficiel démontre que les sujets des trois derniers livres du plan des six livres ne sont pas traités systématiquement dans le Capital, bien qu’ils fas­sent l’objet de remarques et notes isolées en bas de page.

L’absence d’une analyse de l’État et du marché mondial au niveau conceptuel qui est celui du Capital eut des conséquences fatales pour les débats marxistes du xxe siècle. Dans la discussion sur l’État, on reprit des déterminations très générales qu’on trouve dans le dernier chapitre d‘Origine de la famille, de la propriété privée et del’ État d’Engels9 ainsi que quelques remarques isolées de Marx. Engels a souligné les propriétés que l’État bourgeois a en commun avec les formes politiques de toute société de classe, à savoir d’être un État de classe. Mais la spécificité de l’État bourgeois n’est pas encore saisie avec cette détermination. L’exploitation capitaliste est un rapport entre des détenteurs libres et égaux de marchandises. Elle ne suppose justement pas l’inégalité de droit, ou bien la servitude comme dans les sociétés esclavagistes de l’Antiquité ou le féodalisme du Moyen Âge. Certes, il est vrai que la liberté et l’égalité des détenteurs de marchandises s’accompagnent d’un équipement matériel haute­ment inégal. Les possibilités de saisir les libertés des détenteurs des marchan­dises sont donc résolument inégales. Que l’exploitation ne repose plus sur des rapports personnels de dépendance et de violence entre des inégaux de droit mais sur la contrainte anonyme et impersonnelle d’une socialité médiée par des choses joue toutefois un rôle décisif pour la forme politique de la commu­nauté10. Certes, Marx avait mentionné dans le Capital que la forme économique spécifique de l’exploitation détermine la forme politique correspondante.11 Dans le débat, cette révélation n’a souvent pas eu de conséquences. La concep­tion marxiste de l’État est restée, pour une bonne part, mécaniste. L’État s’est vu réduit à un instrument de la classe dominante qui s’en sert pour la satisfac­tion de ses intérêts de classe. Certes, cette conception fut étendue dans diffé­rentes directions. Ainsi, Gramsci a souligné l’importance de l’hégémonie et Poulantzas le caractère assiégé de l’État et ses institutions. Les différents inté­rêts de classe ont donc été mis en évidence mais la formation du terrain sur lequel ces luttes ont lieu a été largement éludée. C’est la « formule trinitaire » qui fournit les « formes de pensée qui ont une validité sociale »12, les formes dans lesquelles le sens commun non seulement du prolétariat mais encore de la bourgeoisie réfléchit de cette lutte.

Sans prise en compte des déterminations de la forme économique du rapport de classes et du fétichisme, la théorie de l’État rate justement la spécificité de l’État bourgeois, à savoir l’autonomisation de la sphère politique, la neutralité formelle de l’État de droit et l’importance de la démocratie et de l’espace public pour l’évaluation et la légitimation de l’intérêt capitaliste d’ensemble. Ce der­nier n’a pas d’existence simple, antérieure à sa mise en œuvre, il doit, au contraire, être constitué et, parfois, également imposé contre la volonté décla­rée de la majorité des capitalistes13. La forme spécifique de l’État bourgeois réside justement dans la constitution et l’imposition de l’intérêt de classe bour­geois et non pas, comme le prétend la tradition léniniste, dans l’influence directe des « patrons monopolistes ». Nous ne nions nullement l’influence des grandes entreprises, capitaux et lobbys. Mais ce que défendent ces groupes, ce ne sont que des intérêts capitalistes particuliers ; par conséquent leur influence est toujours de nouveau canalisée dans l’espace public bourgeois.

L’absence d’une théorie élaborée du marché mondial a également entraîné de graves conséquences. Les théories de l’impérialisme développées au début du xxe siècle ne s’articulaient pas avec la théorie de la valeur du Capital (comme par exemple les considérations sur la modification la loi de la valeur sur le marché mondial dans le premier livre du Capital11*), mais avec la critique « bourgeoise de gauche » de l’impérialisme qui n’argumentait pas sur la base de la théorie de la valeur mais sur celle d’une sociologie du pouvoir. Ceci est particulièrement évident dans la théorie de l’impérialisme de Lénine, qui a his­toriquement été la plus influente. On n’y trouve aucune phrase analytique qui n’ait déjà figuré dans l’œuvre de Hobson sur l’impérialisme, qu’il s’agisse du rôle des monopoles, des banques, de l’exportation du capital, de la « corrup­tion » de la classe ouvrière ou du « parasitisme ». Lénine a seulement modifié les conséquences politiques de l’analyse, plaidant pour la révolution au lieu d’un réformisme radical15. Même si le remplacement d’une argumentation basée sur la théorie de la valeur par celle basée sur une sociologie de pouvoir n’a pas été aussi prononcé que chez Hobson/Lénine, les tentatives de Rosa Luxembourg et de Boukharine bien plus orientées vers la critique marxienne de l’économie politique, sont restées, elles aussi, insuffisantes.

L’absence d’une théorie du marché mondial est également évidente dans la discussion actuelle sur la « mondialisation ». Nombreuses sont les contribu­tions qui mettent la condamnation morale de l’« horreur économique » à la place de l’analyse. La tentative d’une analyse révèle toutefois des vides conceptuels souvent remplis par une reprise de la sociologie du pouvoir, comme dans les théories de l’impérialisme.

L’incomplétude interne des trois livres du Capital

Pour pouvoir discuter de l’achèvement des trois livres du Capital dont nous disposons, il faut se rappeler de leur objet. Certes, Marx utilise de nombreux exemples du capitalisme anglais contemporain, mais celui-ci n’est pas l’objet du Capital. Comme le souligne la préface, il ne s’agit que d’une « illustration » de son « développement théorique »16. Ce développement théorique ne se réduit pas à l’enquête sur le « capitalisme concurrentiel » du xixe siècle, comme le pensait Lénine, qui insistait sur la nécessité de rajouter une théorie du « capitalisme monopoliste ». Marx visait plutôt l’exposition des rapports fondamentaux du capitalisme, « l’organisation interne du mode capitaliste de production, en quelque sorte dans sa moyenne idéale », comme il l’a noté à la fin du troisième livre17. Il ne vise pas un certain capitalisme empiriquement existant mais les structures qui sont à la base de tout capitalisme développé. Marx argumente donc à un niveau très abstrait. C’est la raison pour laquelle nous pouvons nous servir aujourd’hui encore du Capital. On peut même dire que les analyses du Capital sont plus adéquates au xxe et xxie qu’au xixe siècle, car certains mécanismes de la dynamique capitaliste analysés par Marx n’ont pleinement produits leurs effets qu’au xxe siècle, par exemple la « production de la plus-value relative ». La régulation de l’accumulation par le système de finance et du crédit, un procès que Marx analyse dans le troisième volume du Capital (sans achever toutefois cette enquête), s’effectue pour la première fois à un niveau mondial dans le dernier quart du xxe siècle.

Cependant, le degré d’abstraction du Capital comporte une face cachée. L’exposition du mode de production dans « sa moyenne idéale » se distingue constamment de l’analyse du mode de production capitaliste dans sa réalité spatiale et temporelle. Pour combler ce fossé on ne peut se limiter à ajouter aux lois générales des données concrètes. Le mode de production capitaliste n’existe jamais en tant que « moyenne idéale », il est toujours inséré dans des rapports sociaux et politiques concrets ; il possède toujours un caractère his­torique déterminé qui demande une enquête propre.

Souvent, cette différence entre la moyenne idéale que Marx analyse et la forme concrète du mode de production capitaliste se voit comblée de façon illicite. Certains marxistes minimisent cet écart pour conclure à des différen­ces historiques insignifiantes face à une exploitation capitaliste qui reste tou­jours la même. Les critiques de Marx font volontairement de cet écart un argument contre la théorie marxienne : si la réalité est différente de la théorie, la théorie doit être fausse. Nous ne cherchons pas à immuniser Marx de la cri­tique. Mais une critique qui se veut sérieuse doit prendre en compte les exi­gences de connaissance de la théorie critiquée.

Il est évident que l’exposé de Marx dans le deuxième et le troisième livre est inachevée quantitativement. Nous devons toutefois nous demander si l’ex­posé n’est pas également inachevée d’une manière qualitative. Nous devons nous demander, à propos des trois livres, jusqu’à quel point l’exposé saisit véritablement la « moyenne idéale » qu’exige Marx.

a)La théorie de la monnaie et du crédit

Les problèmes posés par la théorie de la monnaie et du crédit sont évidents. Dans le premier chapitre du premier livre, Marx développe la « forme-mon- naie » en tant que forme-valeur nécessaire à l’expression de la valeur de la marchandise. Dans le deuxième chapitre, il montre que les détenteurs des marchandises doivent réellement se rapporter à quelque chose comme une monnaie s’ils veulent échanger universellement leurs marchandises. En même temps, Marx part de l’idée qu’il s’agit d’une marchandise qui prend la forme- monnaie. Dans la circulation à l’intérieur d’un pays, la monnaie-marchandise peut être remplacée par des signes (monnaie-papier), mais la monnaie-mar- chandise forme toujours la base de cette monnaie-signe et, si nous prenons en compte un système de crédit développé, de la monnaie-crédit. Le dévelop­pement marxien de la théorie de la monnaie et du crédit suppose non pas la circulation réelle de la monnaie-marchandise mais son existence. Au cours du xxe siècle, de plus en plus de pays ont définitivement renoncé à l’ancrage de leur monnaie dans une monnaie-marchandise. L’écroulement du système monétaire de Bretton Woods a fait disparaître la monnaie-marchandise de la circulation internationale. Depuis les années 1970, le système monétaire capi­taliste fonctionne non seulement sur le niveau national, mais encore au niveau international sans monnaie-marchandise.

Les marxistes ont réagi différemment à ce développement. Nombreux sont ceux qui ont juste constaté ce fait nouveau et ignoré sa force conceptuelle explosive. D’autres ont essayé de prouver que l’or fait implicitement office de monnaie- marchandise, ce qui n’est pas très convaincant. En revenant à Marx et à son analyse de la forme-valeur, nous y trouvons la nécessité de la forme-monnaie. Marx ne prouve pas mais présuppose que le porteur de la forme-monnaie doit être une marchandise, il commence déjà l’analyse de la forme-valeur avec l’ex­pression simple de la valeur: « x marchandise A vaut y marchandise B ». Au niveau de l’exposé de la circulation simple (les trois premiers chapitres du pre­mier livre du Capital, la question du porteur de la forme-monnaie reste en réalité en suspens. Ceci n’est pas très étonnant si nous prenons en compte le fait que la circulation simple n’est qu’« une sphère abstraite de l’ensemble du procès de production bourgeois ».18 Dans cette sphère abstraite, nombre de qualités concrètes doivent forcément rester indéterminées.

Marx retient également la nécessité d’une monnaie-marchandise quand il ana­lyse, dans le troisième livre, le système de crédit. Certes, il sait parfaitement que l’attachement de l’émission de la monnaie au stock d’or dans la cave de la banque est superflu en temps de prospérité et gênant pendant la crise, mais il conçoit ceci comme une contradiction immanente du système capitaliste. En réalité, c’était une contradiction propre à une certaine forme du système de monnaie et du crédit, une contradiction qui a été surmontée au cours du déve­loppement capitaliste. En insistant sur la nécessité d’une monnaie-marchan- clise, Marx confond une certaine période de la genèse du système monétaire capitaliste avec sa forme développée. Mais même si Marx rate sur ce point l’exposé exigé de la « moyenne idéale », son développement conceptuel four­nit les éléments décisifs pour la compréhension du système moderne de la monnaie et du crédit – si nous les lisons contres les intentions explicites de son auteur au lieu de mettre en exergue que Marx doit constamment avoir rai­son sur tout.

b) La théorie des crises capitalistes

La situation est plus compliquée concernant la théorie du crédit. Dans le Capital, nous en trouvons la discussion la plus détaillée dans le 15e chapitre du troisième livre, juste après l’exposé de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Certes, la théorie de la crise est inachevée, mais il semble évi­dent que Marx voit un rapport étroit entre la loi du taux de profit et la théorie de la crise. Ce qui explique par ailleurs pourquoi cette « loi » fût défendue avec une telle véhémence dans les discussions du xxe siècle. De nombreux marxis­tes ont pensé que, sans cette loi, la théorie marxienne de la crise n’aurait plus de fondement. Une lecture rigoureuse du 15e chapitre démontre cependant que Marx fournit trois différents points de départ pour la théorie de crise dont un seul présente d’un certain rapport avec la loi du taux de profit. L’impression d’un rapport serré entre la loi du taux de profit et la théorie de la crise est un produit de la rédaction engelsienne du texte.

Dans le manuscrit original du troisième livre, la troisième section (c’est-à-dire les chapitres 13,14 et 15) forme un seul chapitre dépourvu de tout titre inter­médiaire. Le début de ce chapitre (les chapitres 13 et 14 dans la version d’Engels) n’est certes pas achevé mais mis au point à quelques détails près. L’édition d’Engels suit ici de très près le texte de Marx. Dans la suite du manuscrit de Marx, le mode d’exposition change. On n’y trouve pas de déve­loppement conséquent, mais seulement des réflexions isolées qui s’interrom­pent et qui sont suivies par de nouvelles réflexions qui prennent d’autres points de départ. Le manuscrit se révèle comme l’un de ces manuscrits de recherche de Marx. Dans le manuscrit original de Marx nous voyons qu’il s’a­git de réflexions provisoires sur la théorie de crise qui sont non seulement inachevées, mais dont la place dans l’ordre des catégories n’est tout simple­ment pas déterminée. Engels intervient fortement dans cette partie du chapi­tre. Il efface certaines parties, change l’ordre du texte et lui donne une structure en ajoutant des titres intermédiaires. Ainsi, le texte semble beau­coup plus cohérent et travaillé que dans le manuscrit original. Et le titre choisi par Engels pour le 15e chapitre, « Développement des contradictions internes de la loi », suggère que la théorie de la crise naît de la loi du taux de profit, qu’elle doit alors être traitée justement à ce point de l’exposé.

Le caractère provisoire de ces considérations concernant la théorie de la crise est évident si nous les comparons à d’autres développement du Capital sur cette question. Dans le troisième chapitre du premier livre, Marx avait déjà souligné que seule la monnaie comporte la « possibilité de la crise » car, contrairement à l’échange immédiat des produits, le rapport entre achat et vente peut être suspendu19. Et à plusieurs reprises, notamment dans le deuxième et le troisième livre, Marx souligne le rapport entre crédit et crise. Dans les discussions de la théorie de la crise au 15e chapitre, par contre, mon­naie et crédit ne sont pas mentionnés. Dans un ordre catégoriel systématique, ceci n’est tout simplement pas possible, car la catégorie de capital porteur d’intérêts ainsi que celle de crédit n’y sont développées que plus tard. Une théorie de la crise prenant systématiquement en compte monnaie et crédit n’est possible qu’après, ou à la fin de, la cinquième section du troisième livre. Cependant, cette section est la plus fragmentée du troisième livre tout entier.

  1. de l’Angleterre aux États-Unis ?

Visiblement, dans les années 1870, Marx a pris conscient des défauts fonda­mentaux de sa théorie de la crise proposée dans les années 1860. Ainsi, il écrit le 10 avril 1879 à Danielson (qui avait traduit le premier livre du Capital en russe et qui attendait la suite) qu’il ne peut en aucun cas publier la suite avant que la crise en cours, qui montrerait des phénomènes particuliers, n’atteigne son apogée. « On doit donc observer le présent cours jusqu’à ce que les cho­ses soient mûres, et c’est à ce point-là qu’on peut les consommer de manière productive, c’est-à-dire théoriquement »20. Ce propos est remarquable car Marx soutient qu’il n’a pas encore fini avec l’enquête empirique faisant « sienne la matière dans le détail », étape nécessaire pour qu’un exposé théo­rique devienne réellement possible21!

Nous touchons ici un problème fondamental. Nous avons souligné auparavant que Marx n’a pas cherché à décrire le capitalisme d’un pays ou d’une période mais le mode de production capitaliste dans sa « moyenne idéale ». Pourtant, ceci présuppose que le capitalisme soit historiquement suffisamment déve­loppé pour que cette moyenne idéale puisse être saisie. Dans les années 1860, Marx s’est appuyé empiriquement sur l’Angleterre, car l’Angleterre, comme il le soutient dans la préface de la première édition, était « jusqu’à présent » le « lieu classique » du mode de production capitaliste22. Le développement éc o ­ nomique rapide des années 1870 montre que ceci allait bientôt changer et Marx l’avait fort bien remarqué. Le 15 novembre 1878, quelque mois donc avant la lettre citée ci-dessus, il avait déjà écrit à Danielson: « Sans doute, le terrain intéressant pour les économistes se constitue maintenant aux États- Unis, surtout dans la période de 1873 (depuis le krach de septembre) à 1878 – période de la crise chronique »23. Dans le manuscrit remanié du troisième livre, les États-Unis auraient donc joué un rôle remarquable.

Conclusion

La raison pour laquelle Marx n’a pas réussi à finir le deuxième et le troisième livre du Capital dans les années 1870 est évidente si nous prenons ces propos au sérieux. Sa tâche a consisté non seulement à élaborer et achever l’exposé proposé dans les années 1860, mais aussi à engager une recherche fondamen­tale sur la théorie du crédit et de la crise. Pour nous, lecteurs du Capital, ceci signifie que nous devons considérer comme inachevée la théorie de crédit et de la crise, non seulement dans un sens graduel et quantitatif, mais également dans un sens qualitatif Cela ne veut pas dire que les points de départ fournis par Marx pour la théorie du crédit et de la crise n’apportent pas des connais­sances importantes pour saisir l’actualité. Jaugé d’après l’exigence marxienne d’exposer la « moyenne idéale » du mode de production capitaliste, ces points de départs sont néanmoins provisoires, et c’est ce que nous devons prendre en compte beaucoup plus que cela n’a été fait jusqu’à présent24.

Le Capital de Marx demeure l’analyse la plus profonde et la plus complète du mode de production capitaliste dont nous disposons. Pour pouvoir l’utiliser comme le « plus redoutable missile qui ait jamais été lancé à la tête des bour­geois (y compris les propriétaires fonciers) » (comme Marx le qualifiait dans une lettre à Johann Philipp Becker du 17 avril 186725), nous devons prendre conscience de ses limites et de son incomplétude. Nous devons aiguiser les instruments théoriques pour que « l’arme de la critique » puisse aboutir à une « critique des armes ».

Traduit de l’allemand par Kolja Lindner

  1. Karl Marx, « Notes marginales pour le Traité d’économie politique d’Adolphe Wagner », in Karl Marx, Le Capital.

Critique de l’économie politique.

Livre premier, édition en 3 volumes, Paris, Éditions sociales 1977/1978, tome 111, pp. 241-253, ici : p. 241.

  1. Même si les trois premiers chapitres ne mentionnent pas encore le capital, déjà la première phrase du premier chapitre souli­gne qu’il s’agit de l’analyse de la marchan­dise dans des sociétés « dans lesquelles règne le mode de production capitaliste » et non pas des sociétés précapitalistes.

  2. Cf. Karl Marx, Le Dix-huit Brumaire
    de Louis Bonaparte
    , Paris, Messidor/
    Éditions sociales, 1984, p. 69.

  3. Karl Marx, Le Capital. Livre premier,

  4. Traduction de la 4e édition allemande, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1983 p. 54.

  5. Cf. Michael Heinrich, « L’édition
    engelsienne du Livre 111 du
    Capital