Notes sur le développement de l’œuvre de Marx et son rapport à Hegel, 2020

Résultat de recherche d'images pour "hegel marx"Quelle est la nature du développement conceptuel qui a lieu chez Marx ? Quel est son lien avec la philosophie, notamment la logique, de Hegel ? Que nous dit Marx, de quoi parle-t-il et comment l’expose-t-il ?

L’œuvre de Marx a été interprétée par la social-démocratie de l’Empire, de même que par les partis qui naquirent de la 3ème Internationale, comme un développement plus ou moins linéaire et cumulatif. Le développement de la théorie marxienne est le chemin allant vers la formation de la doctrine finale : la lutte contre des erreurs originelles et les travaux économiques allaient culminer dans le Capital, son zénith et sa fin.

Cette interprétation harmonieuse du développement de la pensée de Marx allait être remise en question avec la publication des Manuscrits de 1844. Suite à la publication de ces manuscrits, en 1932 à Leipzig (1937 en France), éclate un débat sur l’unité harmonique de la pensée marxienne. Tout d’abord présentés dans l’introduction à la MEGA en 1927 comme œuvre certes géniale mais pas encore mûre, cette parution fait surgir des interprétations du côté des sociaux-démocrates et des bourgeois qui tentèrent de mettre en avant un jeune Marx humaniste faisant face à un vieux Marx économiciste tardif1. Des critiques de l’orthodoxie marxiste tenteront également de défendre l’unité de l’oeuvre, en ne partant non pas du Marx tardif, mais en interprétant l’ensemble à partir du ces nouveaux écrits « de jeunesse »2. Mais cette question du rapport entre le jeune et le vieux Marx allait être posée de manière bien plus radicale par Althusser (1965a 1965b).

Cette confrontation se cristallisera également dans l’opposition entre les théories mettant l’accent sur la domination et celle le mettant sur l’exploitation. Contre ces interprétations, nous trouverons toute une branche de la critique de l’orthodoxie qui a tenté de préserver l’unité de son œuvre en partant non pas du Marx tardif, mais du Marx jeune. C’est alors qu’Althusser intervient et marque fortement le traitement scientifique du rapport entre le jeune et le vieux Marx (Pour Marx, et Lire le Capital, 1965).

Althusser a identifié une rupture essentielle dans l’évolution de la pensée de Marx. Il la situe entre « idéologie » et science » et la date de 1845, avec l’IA3. Il s’agit pour Althusser d’identifier ce qui fait la spécificité de la science marxiste, considérant les dénominations qui avaient cours jusque-là, comme « matérialiste », « dialectique », etc. plutôt comme des « domaines de problématisation » que comme des solutions. Ainsi, pour Althusser, Marx aurait ouvert un nouveau « continent » de la science, la science de l’histoire, l’amenant à se tourner vers une problématique scientifique touchant à l’économie politique et la philosophie idéaliste.

Dans les discussions sur Marx au xxe siècle, la question de savoir si l’Idéologie allemande représente une telle coupure dans l’évolution de Marx est demeurée controversée. Face à la conception selon laquelle il y a rupture dans l’évolution de la théorie de Marx, ce qu’a surtout affirmé donc en France Louis Althusser, il a fréquemment été invoqué qu’il existe une forte continuité. Cette thèse de la continuité a cependant été justifiée par des arguments très différents. On a affirmé d’une part que la représentation d’une « essence humaine » aurait conservé son importance pour Marx et que le « fétichisme » dont il est question dans le Capital ne serait autre que cette « aliénation de l’essence humaine » des Manuscrits de 1844 (voir par exemple Schmied-Kowarzik 1981). D’autre part, on aurait vu à l’œuvre dès les Manuscrits de 1844 une critique non explicite de Feuerbach et un dépassement effectif de la représentation de l’essence humaine. Les deux variantes revendiquent une continuité fondamentale (ce qui est supposé être continu étant cependant déterminé de manière très différente), mais ont des difficultés à déterminer en quoi aurait alors pu consister la « conscience philosophique » avec laquelle Marx et Engels ont, selon leurs propres termes, réglé leurs comptes dans l’Idéologie allemande.

Or, il nous est permis aujourd’hui d’affiner cette thèse, en considérant que si rupture il y a, elle comporte quatre dimensions et s’effectue en deux temps. On doit alors s’accorder sur un point essentiel : en 1845, la coupure avec le champ théorique de l’économie politique classique est loin d’être achevée4.

Toute une série de marxistes, en particulier ceux appartenant à ce que Perry Anderson a appelé le « marxisme occidental » se sont concentrés sur le problème de la méthode de Marx, autrement dit sur ce qu’est la dialectique. Si cette problématique est propre à ce mouvement théorique, elle existe déjà auparavant. A l’origine du problème se trouve le fait que Marx n’a jamais complètement précisé ce qui constituait à son sens le caractère particulier de la justification dialectique. Cette imprécision a ouvert les portes à des légions d’interprètes.

De la part de ceux qui cherchaient à le discréditer, l’ensemble des interprètes de la théorie analytique des sciences (Popper 1940, Becker, 1972a et b, Helberger 1974, p.20, Simon-Schäfer (1974, 1977) ont en commun de ne pas analyser la dialectique marxienne comme une structure de justification spécifique. La tendance qui a longtemps régné chez les marxistes consistait à interpréter le développement dialectique comme étant un « miroir abstrait » du développement historique (mondain) (Kautsky, 1887, p.XI, Lénine 1913, p.7). Ainsi compris, le développement mis en œuvre dans le Capital devait être celui allant de la « production marchande simple » à la « grande production ». On retrouve cette idée d’unité entre l’analyse logico-conceptuelle et historique également dans des interprétations plus tardives (Zeleny 1962, p.75ss., Reichelt 1970, p.136, Mandel 1972, p.11ss.).

Or nous trouvons au moins deux preuves que cette interprétation est inexacte : Dans les Grundrisse, Marx distingue entre différents objets historiques, entre le devenir historique du capital, qui repose sur des conditions extérieures et le capital advenu, qui produit lui-même ses présupposés. Mais la connaissance du second ne présuppose pas la connaissance du premier. C’est qu’il n’est pas nécessaire de connaître la véritable histoire des rapports de production pour développer les lois de l’économie bourgeoise (II.1.2/369 ; Gr 364). Il est encore affirmé dans l’Introduction qu’il serait faux de faire s’articuler les catégories économiques de la même manière qu’elles ont été historiquement déterminantes. Bien plutôt, leurs relations sont uniquement celles qu’elles ont effectivement dans la société bourgeoise moderne (II.1.1./42 ; Gr 28).

On peut même aller plus loin et affirmer que c’est le contraire, que la connaissance de ce qui est développé historiquement ouvre la connaissance de ce qui est moins développé, idée que l’on retrouve dans la célèbre formule : « L’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe » (II.1.1/40 ; Gr 26).

Nous trouvons une autre tentative d’interprétation de la méthode d’exposition de Marx qui part de la philosophie de Hegel. Lénine (1914/15, p.170) et Lukacs (1923, p.53) étaient d’avis que la Logique de Hegel constituait la clé de voûte pour comprendre la théorie économique de Marx. Pour Lénine, il était tout bonnement impossible de comprendre Marx sans avoir lu toute la Logique de Hegel ; et pour Lukacs, la plupart des catégories dans le Capital proviennent directement de la Logique de Hegel. Ensuite, à partir des années 1960 et 1970 en Allemagne apparaît une réception plus philosophique qu’économique de l’œuvre de Marx proposant une interprétation hégélianisée du Capital. Toutes ces interprétations ont en commun selon Michael Heinrich d’apercevoir dans l’argumentation hégélienne une véritable clé de compréhension de la critique économique de Marx, faisant donc que « comprendre Hegel » constitue un présupposé pour comprendre Marx.

Or il n’est pas seulement problématique d’affirmer que Marx aurait exporté ou transposé les catégories hégéliennes (critique faite par Marx à Lassalle), mais aussi de croire qu’il est possible d’extraire ou bien la méthode ou bien les catégories de la philosophie de Hegel. Ce que Hegel estime être un véritable nouveau commencement dans sa manière de considérer la logique est justement une remise en question du fait que les déterminations de pensée seraient de pures formes qui attendraient d’être remplies par un contenu. Ceci constitue la nature propre de son dépassement de Kant (Hegel 1823, p.114), puisqu’il ne perçoit pas de différence dans sa méthode entre l’objet et le contenu, qui est la raison logique elle-même (Hegel 1812/13, p.28, 36, 41, 50). Une étude des formes de la pensée présuppose ces formes de telle sorte que ces formes ne peuvent que se référer à elles-mêmes. L’autoréférentialité du concept qui se prend pour objet, celle de la raison qui se reconnaît en tout et ainsi, la fin de la distinction entre l’objet de la connaissance et la connaissance-même sont des éléments constitutifs de la Logique de Hegel. Il en résulte nécessairement que les catégories de Hegel n’organisent pas un contenu extérieur qui pourrait être remplaçable, elles ne font que se rapporter à elles-mêmes.

Cependant, la différence fondamentale de l’argumentation marxienne avec la Logique de Hegel est que Marx a toujours affaire à un objet extérieur. Sa présentation doit toujours exprimer la structure d’un matériau extérieur (Zusammenhang eines äußeren Materials, Heinrich 1999, p.170). Marx n’hérite pas de Hegel des simples figures d’argumentation, mais d’un point de vue à partir duquel se pose le problème (Stand der Problemstellung). C’est exactement ce que Theunissen avait relevé comme étant le point commun entre Marx et Hegel : la simultanéité de l’exposition avec la critique : Marx dans la préface du Capital affirme que l’exposition du système [des catégories économiques] et en même temps critique de celui-ci et Hegel, que sa Logique est « unité de la critique et de l’exposition de la métaphysique » (Theunissen 1980, p.16).

Gerhard Göhler est parvenu à démontrer que « l’exposition dialectique » dans le Capital se distingue fortement de celle à l’œuvre dans la Contribution. Backhaus et Reichelt ont eux remarqué un processus particulier dans le développement des œuvres de Marx qu’ils qualifient de « popularisation » (Popularisierung) et ce, en particulier dans l’analyse de la forme-valeur entre la première et la deuxième édition du Capital. Cette tendance à la popularisation connaîtrait différentes étapes distinctes entre les Grundrisse, la Contribution, puis ensuite entre les différentes versions du Capital. Il résulte de cette conception de l’évolution de l’œuvre de Marx qu’une véritable compréhension de la méthode de Marx ne peut être gagnée que dans la forme « authentique » qu’elle prend dans les Grundrisse.

Ces affirmations semblent problématiques à Heinrich à deux titres : D’une part, cette compréhension de l’évolution de la méthode de Marx mettrait ainsi sur le même plan (setzt gleich) le caractère caché de la méthode avec sa modification. Or pouvoir saisir ce qu’elle est, il ne s’agit pas de saisir la manière dont elle a évolué, il s’agit bien plutôt d’étudier la manière dont elle est mise en œuvre dans chaque développement particulier. La considérer de manière comparative ne permet pas de saisir la cohérence propre qui se dégage de chacune de ses applications. D’autre part, si on se concentre sur les textes originels, on ne peut pas distinguer dans quelle mesure il s’agit plutôt de précisions apportées par Marx ou bien de popularisations. Ceci s’illustre par le fait que dans les Grundrisse par exemple, certaines impasses théoriques seront levées plus tard dans le Capital(voir à ce sujet la théorie de la crise).

On ne peut en réalité se satisfaire de l’idée selon laquelle il y aurait dans le développement de l’économie politique de Marx correspondant à une « élévation » continueatteignant progressivement les sommets de la perfection, telle que le défendait le marxisme-léninisme, ni non plus une « descente » continue vers la « popularisation ». On observe bien plutôt un complexe de précisions et de popularisations et que ces dernières obscurcissent parfois les développements.

Quelle est donc ce « développement conceptuel » qui a lieu chez Marx ? Ce qui est rendu visible dans le développement conceptuel du Capital, c’est premièrement que le mode de production capitaliste produit ses propres présupposés. Dans l’Introduction de 1857 (II.4.1/24) Marx parle de « circuit de notre exposition » (Cirkellauf unsrer Darstellung, je suis ici la traduction de J.P. Lefebvre) : ce qui est présupposé au début de l’exposition est en fait ce que le Capital présuppose lui-même. Michael Heinrich voit à cet endroit une « ressemblance formelle » (formale Ähnlichkeit) avec la manière d’argumenter que Hegel met en œuvre :

« …que chaque pas progressant vers la détermination, en ce qu’il s’éloigne du commencement indéfini est aussi une manière de s’en rapprocher, de telle sorte qu’ainsi, la justification remontant vers le commencement et la détermination progressant toujours, deux mouvements qui peuvent apparaître tout d’abord comme différents, se mêlent l’un à l’autre et sont en fait une et même chose. » (1816, S.570)

Ces considérations touchant à la nature des catégories et leur articulation dans les développements conceptuels de Marx pourraient sembler éloignés de questions qui pourraient être qualifiées de pratiques. Il n’en est rien. Les implications que peuvent avoir la compréhension de ce qu’est l’objet du Capital, de la manière dont ces catégories s’articulent est en lien direct avec ce qu’on entend être le « dépassement » révolutionnaire du capitalisme, avec la manière dont advient un mode de production, et la manière dont on peut rendre conceptuellement compréhensible sa logique interne.

C’est ainsi qu’une grande part de la tradition s’est attachée à rendre compte de la manière dont le capital est advenu en cherchant à expliciter les mécanismes à l’œuvre dans l’avènement historique du capitalisme afin d’imposer une marchandisation toujours plus généralisée. Se concentrer sur les dynamiques de transition entre les sociétés antérieures vers le rapport social capitaliste a occupé bon nombre d’anthropologues et d’historiens qui ont alors surtout déploré – expression exemplaire du totalitarisme dynamique du capital – l’authenticité perdue des rapports sociaux qui existaient avant qu’il ne s’impose. Cette tendance connaît aujourd’hui une résurgence indissociable de l’état du rapport de force entre capital et travail qui offre peu de perspectives. Cette difficulté à concevoir un avenir socialiste amène à mythifier les sociétés précapitalistes, au détriment d’analyses méthodologiquement rigoureuses associées à une analyse sans concession du mode de production et du rapport social qu’est le capitalisme.

Ivan Jurkovic

Lire aussi à ce sujet un extrait de Comment lire le Capital de Marx? de Michael Heinrich

1On trouve cette position défendue de différente manière, comme chez de Man 1932, Landshut 1932, Thuer 1957, Fromm 1961, Fetscher 1967.

2Voir à ce sujet, Marcuse 1932, Lefebvre 1940, 1958, Lukacs 1955, Kosik 1960, Garaudy 1964.

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4Heinrich, Ce qu’est le Capital de Marx, p.15