Michael Heinrich, Valeur, fétichisme et domination impersonnelle, transcription de conférence

Le site cominsitu.wordpress réunit quelques vidéos de conférences disponibles de Michael Heinrich ici. Ces vidéos en anglais feront l’objet de résumés en français pour en faciliter l’accès.

Voici un résumé de la première: Michael Heinrich: Value, fetishism and impersonal domination.

Valeur, fétichisme et domination impersonnelle.

On a souvent considéré la théorie marxienne de la valeur comme formant une unité avec celle de Ricardo et Smith: comme une théorie de la valeur-travail. Tout d’abord, on ne trouve aucune occurrence de ce terme chez Marx. Ensuite, il faut bien comprendre qu’il critique cette conception.

Quelles sont les différences entre Marx, Smith et Ricardo? Tout d’abord leur « scope », leur point de vue, ce qu’ils veulent comprendre et expliquer. Pour Smith et Ricardo il s’agit d’expliquer comment sont possibles des relations quantitatives d’échange entre des marchandises. Marx ne se situe pas à ce niveau. Sa théorie de la valeur consiste à expliquer comment notre société bourgeoise, notre économie capitaliste peut fonctionner, d’une part dans une interdépendance généralisée et d’autre part, avec des producteurs qui agissent comme des Robinsons, comme des producteurs indépendants. C’est-à-dire, une société dans laquelle la dépendance est généralisée comme l’ignorance de cette dépendance. Il s’agit donc pour Marx de comprendre comment cette économie est possible.

La critique de Marx, est, comme le rappelle sans cesse Michael Heinrich, une critique de l’économie politique dans son ensemble, non pas de théories isolées. Cela signifie qu’il interroge tous les concepts utilisés et qui paraissent aller de soi (« are granted »). Comme Marx le précise dans le chapitre 1, les économistes classiques ont compris que le contenu de la forme-marchandise était déterminé par le travail, mais pas pourquoi le travail et la marchandise avaient cette forme.

Donc l’autre différence décisive entre Smith, Ricardo et Marx, c’est leur concept de travail: Pour Smith, le travail est ce qui détermine les rapports quantitatifs entre marchandise. Il critique ainsi la théorie de la valeur qui se fonderait sur leur utilité en prenant l’exemple du diamant et de l’eau. Cette conception smithienne est critiquée par Marx: si la marchandise a deux formes (valeur d’usage et valeur d’échange), alors le travail qui produit de la valeur lui aussi doit avoir deux formes. Mais surtout, l’essentiel est bien pour Marx de souligner que ce travail producteur de valeur ne peut pas être observé, seul le travail concret peut être observé. La valeur est une abstraction des différentes valeurs d’usage des marchandises. Comme la valeur est une entité sociale, le travail abstrait aussi.

La différence entre travail concret et travail abstrait est souvent mentionnée dans le marxisme, mais le sens fondamental de cette différenciation ne l’est pas. Pourtant Marx affirme bien, et c’est rare qu’il le fasse, qu’il a fait cette découverte et qu’elle est décisive. Mais pourquoi est-elle importante?

Tout d’abord parce que le travail abstrait est une construction sociale (et certaines phrases, comme celle sur la dépense de muscles et de nerfs, nous induisent en erreur), elle n’a rien de physique. Mais pas seulement. En plus d’être une construction sociale, le travail abstrait est ce qui efectivement connecte les Robinsons de la société bourgeoise, les producteurs isolés. Or l’erreur a été dans le marxisme classique de considérer que l’on pouvait mesurer le travail abstrait. Ceci est pourtant impossible par le temps, seul le travail concret peut être mesuré par le temps, la mesure du travail abstrait, de la valeur, ne peut se faire que par la monnaie. Marx avait écrit d’ailleurs dans la Contribution, que le travail abstrait ne peut être mesuré qu’en monnaie.

Cette conception repose également sur une compréhension problématique de la notion de « substance ». On a souvent compris la substance comme une propriété appartenant à la marchandise isolée, alors que c’est une substance commune qui n’apparaît que dans l’échange. L’importance de cette idée se manifeste dans le travail de réécriture qui a eu lieu entre la première et la deuxième édition du Capital. Michael Heinrich ne s’étend pas dans cette conférence sur le concept de substance chez Marx, mais il précise seulement qu’il le considère comme une critique de la conception classique de la substance depuis Aristote. Quelles sont les conséquences d’une telle conception de la substance de la valeur?

Si la substance n’existe que lorsque deux marchandises sont en relation, cela implique que la substance ne peut que s’exprimer au moyen d’une autre marchandise, et que cette relation, Marx la désigne par forme-valeur. Si pendant plus de 100 ans, la notion de forme-valeur n’a pas été même commentée dans le marxisme, elle est apparue avec la Neue-Marx-Lektüre comme un objet d’étude extrêmement déterminant et important, ne serait-ce qu’en manifeste la taille de cette sous-section du chapitre 1.

Une autre conséquence, c’est ce qu’on entend par « fétichisme ». Après avoir rappelé les différences sémantiques entre Marx et nous, Michael Heinrich précise que ce concept a deux teneurs: l’une polémique, permettant de montrer à la société bourgeoise qui se conçoit comme rationnelle est en fait, dans son coeur, fétichiste. Que cette rationalité n’est donc qu’apparente. L’autre teneur est que c’est un terme véritablement précis pour décrire ce qui se passe dans la société bourgeoise. Parce que les relations entre producteurs ne sont pas des relations immédiates, mais toutes médiatisées par des choses, les choses acquièrent des attributs sociaux. Ceci n’est rien d’autre qu’une conséquence du fonctionnement de la société bourgeoise. Parce qu’en effet, nous sommes dominés par des choses, l’entrepreneur comme le demandeur d’emploi sont dépendants des mouvements du marché. Nous sommes tous soumis à ces lois et ceci n’est pas illusoire. Les choses possèdent des attributs sociaux parce que cette médiation est effective. C’est pour cela que Marx peut écrire que la monnaie est la chose la plus sociale qui soit, il écrivait dans les Grundrisse que pouvoir mettre de l’argent dans sa poche revenait à pouvoir mettre la société dans sa poche. Cela signifie que cette chose a une force sociale.

Le fétichisme n’est donc pas illusoire, la domination par les choses est bien réelle. Le fétichisme a certes un aspect illusoire, mais c’est d’un autre point de vue. C’est du point de vue dont la société et l’économie nous apparaît: par exemple comme éternelle. C’est typiquement ce que fait Smith quand il identifie la différence entre l’homme et l’animal comme étant que l’un échange et l’autre non. Il s’agit d’un phénomène de généralisation à une condition humaine, à une essence du fonctionnement historiquement situé d’une société.

Ce n’est donc pas parce qu’il n’y a pas de domination personnelle, nous rappelle Michael Heinrich après avoir fait un détour par la domination personnelle esclavagiste, que la domination n’existe pas, ça c’est un fétichisme, celui de ne pas voir qu’il y a une domination structurelle. La différence fondamentale est que la structuration sociale en classes amène une majorité des individus non pas à s’émanciper comme on a pu le chercher auparavant, mais à être exploités. Et il faut bien être conscients que la classe dominante elle-même est dominée par la domination impersonnelle (nécessité du profit maximum). Il ne s’agit pas d’être tristes pour eux, mais de prendre cela en compte pour la formulation de notre critique politique: il ne s’agit pas de s’en prendre aux personnes, mais aux structures fondamentales qui provoquent cela.

La critique du captialisme par Marx part de la production marchande, de la production de valeurs d’usage sous la forme-marchandise. Une des conséquences pratiques non négligeables, c’est que pour se débarasser du capitalisme, il faut se débarrasser de la production marchande.

Questions:

  1. sur la formule trinitaire et la conscience de classe

Michael Heinrich rappelle que la forme spontanée de la conscience de classe est bien prise dans la formule trinitaire par l’affirmation que les travailleurs sont les producteurs de valeur.

2. sur la notion de richesse

Michael Heinrich répond en partant de la première phrase du Capital en rappelant qu’on ne peut pas reprocher à Marx de ne pas considérer le travail domestique comme n’étant pas une marchandise porteuse de valeur, qu’il ne fait que décrire ce qui se passe, et du point de vue du fonctionnement de la production marchande, la sphère domestique n’est pas inclue. On peut peut-être seulement lui reprocher de ne pas avoir tirer toutes les conséquences et la nécessité de l’émancipation du travail invisibilisé, mais pas plus.

3. Question portant sur sa critique de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit

Michael Heinrich estime n’avoir pas le temps de répondre en étant assuré que tout le monde comprenne, surtout qu’il ne sait pas ce qu’il faut rappeler dans l’auditoire pour pouvoir être compris.