Une nouvelle lecture de Marx : Michael Heinrich, par Óscar Cubo Ugarte

Récension du livre de Michael Heinrich, Critique de l’économie politique. Une introduction aux trois livres du Capital de Marx, faisant suite à sa parution en Espagne en 2008, article publié dans Logos. Anales del Seminario de Metafisica, vol. 42, 2009.

La parution en castillan du texte du professeur Michael Heinrich (Freie Universität Berlin) aux éditions Escolar y Mayo est une double raison de se réjouir pour le lecteur hispanophone : en premier lieu, parce que c’est la première parution en castillan d’un texte de Michael Heinrich, qui est l’un des auteurs les plus remarquables de ce que l’on connaît en Allemagne comme la « nouvelle lecture de Marx ». Et en second lieu, parce qu’est mise à la disposition du public une splendide traduction en espagnol de César Ruiz Sanjuán, qui est à la fois le prologue et la contextualisation de l’œuvre et du travail du professeur évoqué. Il s’agit d’une lecture critique des trois volumes du Capital de Karl Marx qui se distancie clairement du « marxisme dogmatique » et de ses simplifications économicistes et déterministes, lesquelles firent de cette œuvre de K. Marx la source d’inspiration principale d’une « économie politique marxiste » qui servit à justifier la réalité politico-sociale de ce qu’on a appelé le « socialisme réel ».

Le livre présenté en castillan peut être rangé dans toute la lignée des lectures du Capital de K. Marx qui commencèrent à se développer dans l’ex-Allemagne de l’Ouest à partir des années soixante et soixante-dix dont on peut sommairement citer, parmi les plus grands représentants, Roman Rosdolsky, Helmut Reichelt et Hans-Georg Blackhaus, qui entreprirent alors la tâche difficile et complexe de se plonger dans l’étude de la grande œuvre de la maturité de Marx pour aller au-delà des lectures du « marxisme dogmatique » dominant en ex-Allemagne de l’Est et de beaucoup d’autres courants gauchistes qui surgirent dans l’ex-Allemagne de l’Ouest à la fin des années soixante et soixante-dix. Cette « nouvelle lecture de Marx » est presque totalement inconnue des lecteurs hispanophones faute de traduction en castillan de pratiquement toutes les œuvres desdits auteurs. La parution du texte de Michael Heinrich est une heureuse exception à cette absence de traductions. Grâce à cette édition, on commence à pallier cette lacune, dont on espère qu’elle sera peu à peu comblée, afin de relancer dans le monde hispanophone une nouvelle lecture de l’œuvre de maturité de K. Marx.

Le livre de M. Heinrich explore avec une grande clarté et en même temps une profonde rigueur les grandes lignes fondamentales qui structurent les trois volumes du Capital, dont le sous-titre dit : Critique de l’économie politique. Ce que nous indique ce sous-titre, c’est que l’analyse du mode de production capitaliste qu’effectue K. Marx se tient dans la critique du système théorique de l’économie politique. Ce système théorique s’érige sur les pré-supposés impensés de la conscience naturelle. Tout au long de son travail, le professeur Michael Heinrich opère constamment la distinction entre la Critique de l’économie politique et les dispositifs à caractère dialectique que le marxisme traditionnel a employés pour expliquer le fonctionnement interne du Capital.

Or, malgré cette séparation entre les « interprétations dialectiques » et les « lectures structurelles » du Capital, on trouve tout au long du texte la possibilité d’interpréter le projet fondamental de K. Marx, non seulement comme une explication scientifique de ce en quoi consiste le capital, mais aussi comme une explication de la façon dont la conscience spontanée de tous les membres de la société capitaliste, indépendamment de la classe à laquelle ils appartiennent, succombent au « fétichisme » de la marchandise et de l’argent et à la « mystification » du salaire payé. C’est aussi à l’intérieur de ce « fétichisme » et de cette « mystification » que se déploie la totalité de l’économie politique que K. Marx critiquait en son temps, et dont les représentants les plus clairs sont Adam Smith et David Ricardo, et où se déploient encore la majorité des courants économiques prédominants, qui restent aussi au niveau de ladite conscience naturelle. C’est-à-dire, la vision dominante de l’économie actuelle est également le reflet intellectuel de la façon dont apparaissent à la conscience naturelle les rapports fondamentaux en quoi consiste le capital. Il ne s’agit pas uniquement du phénomène idéologique d’une classe sociale déterminée qui occulte les véritables rapports de production établies par les conditions capitalistes de l’existence, mais d’un phénomène plus complexe auquel n’échappent ni les économistes, ni les capitalistes, ni la grande masse des salariés qui travaillent pour le capital.

Pour M. Heinrich, le « marxisme traditionnel » ne s’est pas occupé du rôle important que jouent le « fétichisme » de la marchandise et de l’argent et la « mystification » du salaire parce qu’il voulait défendre la caractère privilégié du point de vue de la classe laborieuse pour comprendre mieux que personne les rapports capitalistes. Cependant, ce que démontre une lecture détaillée des deux phénomènes, c’est que la conscience immédiate du travailleur et même de ses organisations syndicales n’échappent au « fétichisme » et à la « mystification » des rapports capitalistes de production.

La représentation spontanée que se font les différents individus de la société capitaliste, indépendamment de la classe sociale à laquelle ils appartiennent, est une représentation « inversée » de ce qui se déroule en réalité sous le mode capitaliste de production. En ce sens, la Critique de l’économie politique est interprétée par le professeur M. Heinrich comme une critique de toutes les formes « inversées » de perception et de pensée qui dominent dans la conscience spontanée des capitalistes et des salariés, qui vivent dans ce que l’on pourrait dénommer avec Hegel « un monde inversé ». Donc, la Critique de l’économie politique n’a pas seulement comme objectif prioritaire de démontrer scientifiquement en quoi consiste le capital, mais aussi de provoquer un renversement dans les représentations dominantes dudit « monde inversé ». La perspective scientifique ne peut être atteinte qu’après ce renversement conceptuel.

Ce démontage du « monde inversé » où vit la conscience naturelle a comme conséquence immédiate le démontage des présupposés fondamentaux de l’économie politique qui voit, par exemple, dans la simple circulation de marchandises l’origine de la richesse et des profits, et non dans l’appropriation d’un surtravail dans la sphère de production. La critique de ces présupposés qui constituent la base des sciences économiques actuelles, qui ne se posent même pas la question de l’origine de la richesse et se limitent simplement à gérer et à développer différentes techniques entrepreneuriales pour le développement du travail, se centre sur deux grands points : en premier lieu, sur la compréhension simplement empirique qu’elles proposent des phénomènes économiques en général et, en second lieu, sur l’image complètement abstraite et a-historique par laquelle elles expliquent les différentes sources de richesse. Ce sont les deux présupposés de l’économie politique d’alors et d’aujourd’hui que la Critique de l’économie politique de K. Marx essaie de combattre. L’économie politique que critique K. Marx n’est que le reflet théorique du mode naturel et spontané sur lequel la conscience naturelle pense les rapports capitalistes de production. Un point de départ qui empêche de saisir le caractère historique du capitalisme et de comprendre la validité historiquement conditionnée de catégories telles que : la valeur, la survaleur, la marchandise, etc.

Face à ce point de départ et à sa vision inversée la Critique de l’économie politique prétend entamer une sorte de « révolution scientifique » avec d’importantes conséquences politiques et sociales. La défense que fait K. Marx de notions comme la valeur et la survaleur pour expliquer la structure-capital contredit la « mystification » et la « fétichisation » initiales sur lesquelles se construit la conscience naturelle lorsqu’elle entreprend de comprendre les phénomènes économiques du capitalisme. C’est comme s’il s’agissait d’« inverser le monde inversé » où est installée la conscience spontanée de tous les individus de la société, et sur lequel l’économie politique en général érige ses théories. Sans cette tâche d’inversion, il serait impossible de séparer la problématique de la valeur des marchandises de la problématique de ses prix sur le marché et surtout d’isoler la notion théorique de la survaleur du problème empirique du profit capitaliste. La conscience naturelle, si elle ne dissimule pas ces deux questions, mais qu’une seule des deux faces de la question existe pour elle, le seul véritable problème est pour elle celui des prix et du profit entrepreneurial et du travail en général.

C’est-à-dire que la lutte pour un exposé conceptuel précis et la lutte menée par K. Marx pour l’emploi des notions de valeur et de survaleur (si décriées dans les sciences économiques actuelles) sont des luttes pour la syntaxe permettant de comprendre la loi fondamentale qui régit la société moderne, et une tentative de ne pas succomber aux renversements dans lesquels se déploie habituellement la conscience naturelle. C’est-à-dire, la Critique de l’économie politique doit éviter (au plan théorique) de prendre le dernier : les variations de prix des marchandises et du taux de profit, pour le premier, à savoir exposer la théorie de la valeur et de la survaleur comme ce qui, uniquement et exclusivement, peut rendre compte de la particularité du mode de production et de création de la richesse en quoi consiste le capital.

Pour ce qui concerne l’exposé de ces concepts, il faut signaler la grande originalité avec laquelle M. Heinrich met en œuvre une interprétation « non substantialiste » de la théorie de la valeur de K. Marx. Sa façon d’interpréter la théorie de la valeur tente de défendre la fonctionnalité de ladite théorie pour expliquer les phénomènes concrets des différentes activités dont se nourrit la société capitaliste. En ce sens, M. Heinrich entend la catégorie de la valeur comme quelque chose qui ne présente que dans l’interconnexion interne de toutes les marchandises entre elles par l’échange. Il s’agit d’une façon de comprendre la théorie de la valeur de K. Marx comme quelque chose qui n’existe pas isolément dans une marchandise donnée, mais comme quelque chose qui a du sens et une réalité par l’échange même de marchandises. Cela lui permet également de tracer une distinction importante entre le « travail individuel » et le « travail social global », étant donné que le « travail individuel » ne peut acquérir un caractère social et générateur de valeur que dans le processus d’échange. Le professeur M. Heinrich défend une « théorie monétaire de la valeur », sans que cela signifie une substitution de la primauté de la sphère de production sur la sphère de circulation pour ce qui concerne la production de survaleur. Il veut par là accentuer l’unité interne des premier et deuxième volumes du Capital consacrés respectivement à analyser séparément le processus de production capitaliste et le processus de circulation du capital.

Mais c’est surtout dans l’analyse du livre trois du Capital que M. Heinrich est capable de transmettre toute l’actualité et la potentialité explicative de la théorie de la valeur et de la survaleur de K. Marx pour rendre compte des phénomènes empiriques que la conscience naturelle et l’économie politique prennent toujours comme point de départ de leurs explications. C’est alors qu’émergent les catégories exprimant « l’empirie » des rapports sociaux capitalistes, c’est-à-dire que c’est alors qu’apparaissent les catégories par lesquelles la conscience naturelle comprend le mode de production capitaliste comme par exemple les catégories de l’offre et de la demande, les bénéfices entrepreneuriaux, le capital financier, etc. Dans cette dernière partie du livre, l’auteur démontre comment ces épiphénomènes empiriques du système de production capitaliste se relient et s’expliquent à l’aide de la théorie de la valeur et de la survaleur qui régit intrinsèquement le mode de production de la société capitaliste.

C’est là qu’apparaît la façon dont le capitaliste interprète la mesure de la valorisation du capital, non à partir du « taux de survaleur », mais à partir du « taux de profit », qui n’est pas tout à fait identique au premier. C’est là qu’apparaît l’apparente contradiction entre le fait que le travailleur puisse augmenter son niveau de vie, sans que cela ne s’accompagne d’une diminution de la survaleur que s’approprient les capitalistes. C’est là, en définitive, qu’émerge dans toute sa complexité et pour la perplexité de la conscience naturelle l’inégalité de ses catégories empiriques et des lois fondamentales de la valorisation du capital qui font que, par exemple, une exploitation accrue, c’est-à-dire une nette augmentation de la journée de travail consacrée au surtravail, peut s’allier à une élévation du niveau de vie de la classe laborieuse.

Cette dernière question amène finalement M. Heinrich à critiquer d’une manière très polémique la dénommée « loi de baisse tendancielle du taux de profit » formulée par K. Marx dans le livre trois du Capital. Il s’agit d’une loi vigoureusement défendue par le « marxisme traditionnel », car à travers elle on prétendait donner un fondement théorique à la nécessaire crise que devait traverser le capitalisme tandis que se réduirait doucement et inéluctablement le « taux de profit » des capitalistes au moment d’entrer en concurrence les uns avec les autres et de se voir obligés à rénover constamment leurs forces productives, réduisant ainsi tendanciellement et irrémédiablement leur « taux de profit ». Pourtant, pour M. Heinrich, comme le taux de profit » et la « masse de survaleur » ne sont pas la même chose, il peut arriver que le « taux de bénéfice » augmente ou baisse bien que la « masse de survaleur » se réduise ou augmente. Ce dont M. Heinrich, cependant, de mon point de vue, ne semble pas tenir suffisamment compte dans ses réflexions à propos de la « loi de baisse tendancielle du taux de profit », c’est que si ce taux peut bien augmenter momentanément dans certaines circonstances, sa chute n’est pas linéaire et directe, mais cyclique, ce qui empêche parfois de saisir précisément cette tendance à la baisse.

Dans tous les cas, ce que prétend démontrer M. Heinrich au cours des derniers chapitres du livre (en particulier dans le chapitre IX), c’est qu’il y a une théorie de la crise que Marx n’a pas fini d’élaborer dans le Capital, et qui ne dépend absolument pas de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Pour M. Heinrich, le phénomène de la crise a lieu dans certaines situations de surproduction, celles où il est impossible de transformer le capital commercial en capital monétaire, de telle sorte qu’il se produit un excédent de marchandises qui ne peuvent être vendues faute d’une demande solvable. À la différence de l’économie politique classique et néoclassique, qui nie que les crises soient consubstantielles au fonctionnement du capitalisme, K. Marx défend lui le caractère inhérent des crises au mode de production capitaliste, même si du point de vue de l’auteur du livre, Marx ne parvient pas à offrir une théorie cohérente des crises au-delà de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».

M. Heinrich ne nie pas par là le rôle important que jouent les crises dans le système capitaliste, ni le fait que les crises soient consubstantielles au capitalisme. Tout ce qu’il prétend, c’est tester une explication des crises qui ne repose pas sur ladite « loi de la baisse tendancielle du taux de profit », et pour rendre compte de celles-ci il recourt simplement à l’inégalité structurelle entre la production tendanciellement « illimitée » des marchandises dans le capitalisme et à la capacité « limitée » de la consommation sociale de ces marchandises. La conséquence est la tendance à la surproduction de marchandises, qui est finalement ce qui conduit à la crise, où se rééquilibre, même si c’est de manière fragile et provisoire, le déséquilibre entre la production et la consommation sociale. Ces moments de crise ont une explication structurelle dans le mode même de fonctionnement du capital, mais ils dépendent aussi des circonstances concrètes d’un moment donné, qui ne peuvent être anticipées à l’aide de l’exposé « du capitalisme dans sa moyenne idéale » que prétend faire Marx dans le Capital.

C’est ainsi, et par une brève allusion aux conséquences révolutionnaires que porte en lui tout le projet d’une Critique de l’économie politique que se conclut cette magnifique introduction au Capital de Marx du professeur M. Heinrich. Il s’agit d’une introduction très rigoureuse dans laquelle se combinent la simplicité de l’exposé et la profondeur du contenu, et qui est aujourd’hui plus que jamais d’une énorme utilité pour comprendre notre présent, teint de nos jours par une grave crise internationale. Le livre du professeur M. Heinrich est un apport important pour relancer également dans le monde hispanophone cette « nouvelle lecture de Marx » qui se développe de façon très différente et fructueuse de nos jours dans différents endroits du monde et en premier lieu dans l’espace allemand. L’énorme clarté du livre fait qu’il transcende le champ universitaire et en fait un instrument de travail adapté à tout le public qui souhaite approcher l’œuvre complexe de K. Marx.

Traduit de l’espagnol par Clément Magnier.