La logique de l’apparence chez Marx. Sur l’interprétation de Clara Ramas San Miguel du fétichisme et de la mystification capitalistes, par Óscar Cubo Ugarte

Depuis la traduction en langue espagnole des œuvres de Michael Heinrich a lieu un véritable renouveau de la lecture de Marx dans le monde hispanophone. Cet article rend compte des articulations principales des lectures qui en résultent, en particulier celle proposée par Clara Ramas San Miguel.

RÉSUMÉ. Les notions de fétichisme et de mystification constituent les deux aspects fondamentaux de l’analyse par Marx des formes d’apparence propres aux sociétés capitalistes. Ces concepts ont une valeur architectonique dans la structure interne du projet de Marx d’élaborer une critique de l’économie politique. Ce travail prétend exposer et discuter les apports interprétatifs ouverts par le livre de Clara Ramas San Miguel, Fétiche et mystification capitalistes. La critique de l’économie politique de Marx, publié en 2021 aux éditions Siglo XXI.

Mots-clés : fétichisme ; mystification ; critique de l’économie politique ; apparence et plus-value.

Nous assistons dans le monde hispanophone à une discussion renouvelée et à une réinterprétation des œuvres de Marx grâce à la conjonction de divers facteurs parmi lesquels sans doute il convient de distinguer le travail de traduction en castillan et de diffusion entrepris par César Ruiz Sanjuán de l’œuvre de Michael Heinrich et les travaux réalisés par Carols Fernández Liria et Lui Alegre Zahonero sur la structure, l’articulation et l’ordre d’exposé des arguments dans le Capital. On trouve une importante contribution à cette nouvelle interprétation du projet marxien d’une critique de l’économie politique également dans la récente publication de Clara Ramas San Miguel (désormais CR) portant sur le fétiche et la mystification capitalistes, qui est accompagnée d’une préface de Michael Heinrich et d’une postface de Carlos Fernández Liria (désormais CFL).

Dans cette préface Michael Heinrich énonce ce qui pour lui constitue les deux apports les plus significatifs du travail de CR : en premier lieu, différencier avec précision les notions de fétichisme et de mystification à travers une profonde connaissance des textes de Marx sans réduire la portée de ces deux concepts au fétiche de la marchandise et de l’argent, et les déployer jusqu’à parvenir à la formule trinitaire du Livre III du Capital 1 ; et, en second lieu, faire de l’analyse marxienne du fétichisme et de la mystification un élément-clé pour comprendre la logique de l’apparence que la critique de l’économie politique vise à mettre en lumière. De son côté, la postface de CFL présente l’intérêt particulier de poser une question interprétative de fond qui touche au présumé hégélianisme sous-jacent aux notions de fétichisme et de mystification. Nous reviendrons sur cette question à la fin de notre analyse. Il convient d’abord de préciser le sens de ces deux grands apports du travail de CR.

Dans sa présentation de l’état de la question, l’autrice renvoie aux travaux les plus importants sur le fétichisme et la mystification au sein de ce qui est appelé en Allemagne la « nouvelle lecture de Marx », en particulier les recherches de Helmut Reichelt, Hans-Georg Backhaus et Michael Heinrich. Sont également présentes dans son travail les importantes contributions d’I. Roubine, A.M. Fischer, T. Marxhausen et S. Grigat à la recherche sur le fétichisme et la mystification. Avec une profonde connaissance des sources, l’autrice présente dans le chapitre I de son livre un aperçu détaillé de l’énorme complexité textuelle du legs de Marx concernant son projet d’une critique de l’économie politique. Suivant quelques précieuses indications de Michael Heinrich, l’autrice distingue deux phases dans ce projet : un plan initial en six livres (première phase) de 1857 à 1863 et un plan ultérieur en quatre livres (seconde phase) qui à partir de 1863 débouche sur la rédaction du Capital 2. En se référant expressément aux travaux de Michael Heinrich et à un article de César Ruiz Sanjuán, Historia y sistema en Marx: Hacia una teoría crítica del capitalismo, intitulé « L’évolution théorique du marxisme : du matérialisme historique à la critique de la conscience fétichiste » 3, CR soutient que les catégories de fétichisme et de mystification forment le substrat de l’ensemble du projet marxien d’une critique de l’économie politique. L’objet de ce projet est de fournir une explication scientifique de la loi fondamentale de la société moderne et aussi d’expliquer la logique de l’apparence dans laquelle sont nécessairement immergés les membres de cette société.

Dans le chapitre II, CR présente les trois hypothèses herméneutiques fondamentales de sa recherche : en premier lieu, que le concept de fétichisme qui apparaît dans le livre I du Capital centré sur le fétichisme de la marchandise prend aussi d’autres formes dans l’œuvre de Marx, en particulier dans le livre III du Capital et dans les Théories sur la plus-value ; en second lieu, que la notion de mystification, à laquelle la marxologie a moins prêté attention, n’est pas réductible à la notion de fétichisme et qu’elle implique un autre type d’inversion ; et, en troisième lieu, que la mystification ne se réduit pas non plus à la mystification du salaire, mais qu’elle recouvre également le profit ou l’intérêt et la rente foncière (ce qui correspond à la formule trinitaire). L’idée centrale de la proposition d’interprétation de CR est que le fétichisme tout autant que la mystification opèrent une occultation de leur fondement et plus exactement « une inversion […], même s’il ne s’agit pas [dans les deux cas] de la même inversion 4, à savoir, une inversion entre sujet et objet (dans le cas du fétichisme), et une inversion qui occulte un rapport essentiel (dans le cas de la mystification) ». Le fétichisme est le « phénomène par lequel des rapports sociaux donnés apparaissent chosifiés comme des propriétés naturelles » 5, tandis que la mystification désigne « une forme de manifestation qui occulte la réalité effective et montre le contraire de celle-ci » 6. L’hypothèse centrale que CR étaye au long des chapitres de son livre est qu’il y a six formes distinctes d’apparence dans la critique de l’économie politique : « trois [formes] de fétichisme – marchandise, argent et capital – et trois formes de mystification – salaire, profit (et intérêt) et rente foncière –, avec la formule trinitaire comme réunion finale des trois formes de mystification » 7. La tâche fondamentale du livre est d’exposer et de systématiser l’ensemble de ces formes de l’apparence, ensemble qui « confère une unité à l’ensemble du projet d’une critique de l’économie politique, depuis le premier chapitre du Capital jusqu’au dernier » 8.

L’objectif du chapitre III est d’exposer en quoi le fétichisme de la marchandise est la forme matricielle à partir de laquelle se développent le fétichisme de l’argent et le fétichisme du capital. Pour cela, CR analyse de manière détaillée la dernière soussection du premier chapitre du livre I du Capital, consacrée au « caractère fétiche de la marchandise et à son secret ». Marx y affirme que le propre du fétichisme de la marchandise est de produire une double inversion : une personnification des choses et une chosification des personnes. Le recours par CR à la première édition du Capital, au manuscrit de corrections et d’ajouts (« Ergänzungen und Veränderungen », in MEGA II/5) et à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), lui permet de caractériser le fétichisme de la marchandise non comme une simple illusion, mais comme une inversion qui comporte en elle une personnification et une chosification. À travers le fétichisme, le caractère social du travail humain apparaît comme une propriété des choses et les relations sociales entre les personnes comme une relation sociale entre les choses.

Pour justifier le fait que le fétichisme imprègne aussi la compréhension de l’argent qu’ont les membres de la société capitaliste, CR recourt à un passage situé à la fin du chapitre 2 du livre 1 du Capital, intitulé « Le procès d’échange », pour constater que Marx parle en cette occasion du fétichisme de l’argent 9. Dans ce contexte, « le caractère de fétiche de l’argent consiste […] dans la fixation de la forme générale d’équivalent, c’est-à-dire dans l’attribution à une chose sensible ou une valeur d’usage la propriété de représenter la magnitude sociale de la valeur » 10. CR renvoie à l’annexe ajoutée à la première édition du Capital sur la forme-valeur pour décrire plus précisément le caractère de fétiche de l’argent en analysant la forme de la valeur et sa forme d’équivalent. À ce niveau de l’analyse marxienne, « l’argent, qui n’est rien que l’équivalent général fixé socialement […] semble posséder par nature, comme si cela était une propriété propre de la chose, ce qui émerge de sa relation avec une autre marchandise comme représentant du travail humain » 11.

En ce qui concerne le fétichisme du capital, l’autrice admet qu’il s’agit d’une forme de fétichisme plus difficile à cerner dans l’œuvre de Marx. Toutefois, elle propose de situer son traitement dans la quatrième section du livre I du Capital, et en particulier dans les chapitres consacrés à la coopération sociale, à la division du travail et à la machinerie, ainsi que dans une annexe aux Théories sur la plus-value. À travers la coopération sociale du travail sous les directives du capital naît une nouvelle force productive sociale supérieure à la simple somme des forces de travail individuelles. Cette force productive sociale appartient au capital et apparaît aux travailleurs et au capitaliste comme une force productrice du capital, « comme si elle était son œuvre en propre, comme si le capital, lui-même […] était productif » 12. Ce fétichisme du capital traverse la division du travail et la machinerie étant donné que les deux méthodes d’organisation capitaliste du travail font que les travailleurs se perçoivent comme « un appendice, ou une partie intégrante du grand organisme animé de l’usine ou de la manufacture, inutiles et impuissants en-dehors d’elles » 13, et non comme les agents actifs de la production.

D’autre part, le phénomène de la mystification est analysé au chapitre VI du livre de CR à partir de sa forme matricielle : la mystification du salaire. Les deux autres formes fondamentales de la mystification, la mystification du profit (et de l’intérêt) et la mystification de la rente foncière, se déploient à partir de cette matrice fondamentale. Les trois formes constituent dans leur ensemble la formule trinitaire qui clôture le livre III du Capital. Bien que ce phénomène de la mystification soit bien traité dans ce passage du livre, l’autrice ne s’attarde cependant pas à analyser les phénomènes politico-normatifs associés à ce processus de mystification que nous évoquerons plus loin.

Marx utilise le terme de mystification pour « désigner une forme de manifestation qui occulte la réalité effective et montre le contraire de celle-ci ; ou […] pour désigner une réalité qui se manifeste comme inversée » 14. La forme matricielle de la mystification se trouve dans le salaire. Mis à part l’analyse de ce phénomène de mystification, « Marx ne consacre pas de paragraphes spécifiques aux autres formes de mystification » 15 et c’est une importante contribution de CR que d’avoir isolé et analysé deux autres formes de mystification au sein du livre III du Capital : la mystification du profit (et de l’intérêt) et la mystification de la rente foncière. Selon CR, pour toutes les formes de mystification, « Marx suit un procédé analogue : il montre d’abord l’absurdité et l’irrationalité de la forme sous laquelle elles apparaissent à la surface des phénomènes ; ensuite, il démasque le rapport effectif qui explique l’apparence qu’il prend en surface ; et enfin, et ceci est crucial, il montre la nécessité de l’émergence de cette forme d’apparition pour ce rapport effectif » 16.

La mystification du salaire consiste fondamentalement en ce que le salaire se comprend comme la manifestation du prix du travail et non comme le prix de la force de travail. La compréhension qu’ont d’eux-mêmes ceux qui participent à cet échange salaire-force de travail est imprégnée par ce phénomène de mystification : « de même que le travailleur obtient un salaire en échange de son travail, il semble que celui-ci paye celui-là, de sorte que si tout le travail était payé, la plus-value serait impossible » 17. La plus-value est possible parce que le travailleur, dans la sphère de production et au cours de la journée de travail, réalise un surtravail que le capitaliste a le droit de s’approprier en vertu du contrat de travail souscrit entre eux. La forme-salaire invisibilise de façon mystificatrice ce qu’il se passe réellement au cours de l’achat-vente de la force de travail et efface toute trace de la division de la « journée de travail en travail nécessaire et en plus-value, en travail payé et non payé. Tout le travail apparaît comme du travail payé » 18. La conséquence de tout cela est donc « l’occultation de l’existence de travail non payé dans le rapport entre le capital et le travail. En effet, si avec le salaire on paye la valeur du travail réalisé, tout le travail semble être payé. De là, il résulte que la réalisation d’un surtravail et la production de la plus-value sont invisibles » 19.

S’il arrivait réellement ce qu’il semble arriver, le profit capitaliste serait impossible, de sorte que la seule façon de résoudre cette aporie est de comprendre que ce qui se paye avec le salaire n’est pas le travail, mais l’utilisation de la force de travail au cours de la journée de travail. Cependant, et cela est important, toutes les parties prenantes de l’acte d’achat-vente de la force de travail sont soumises à ce phénomène de mystification : d’un côté, le travailleur qui croit recevoir la valeur de ce qui est accordé par le contrat de travail et, d’un autre, le capitaliste qui croit payer également ce qui est conclu et obtenir son profit de la différence entre le prix final de ses marchandises et son inversion initiale dans le capital constant et variable. Autrement dit, aucun des acteurs sociaux n’est conscient de ce que la valeur ne s’obtient pas par la circulation, mais par la production et, par conséquent, de l’utilisation effective de la force de travail. De mon point de vue, CR aurait dû souligner le fait que la mystification du salaire est un phénomène qui traverse toutes toutes les classes sociales qui imprègne de manière normative ce que l’on comprend des contrats de travail et des institutions juridiques qui les rendent possibles.

Cette forme de manifestation mystifiée donne à voir le contraire de ce qu’il se passe réellement : elle présente une scène d’échange conventionnel fondée sur la liberté et l’égalité des parties prenantes. Mais derrière ce monde de l’apparence ce qui se cache, c’est la loi de l’appropriation capitaliste et l’arrangement par lequel le capitaliste s’empare de ce qui est produit par le travailleur pendant sa journée de travail. De cette façon, le salaire comme forme matricielle de la mystification occulte les processus réels existant derrière la production de plus-value et génère l’apparence contraire à ce qui arrive en réalité. À travers le salaire, chacune des parties prenantes du contrat de travail croit obtenir et donner ce qui lui revient sans percevoir que derrière l’échange capital-travail se cache « un non-équivalent ou un surplus de travail non payé » 20. Le caractère transversal de la mystification du salaire touche donc aussi bien les capitalistes que les travailleurs. Tous restent prisonniers de la même apparence sans se rendre compte que l’origine véritable de la plus-value procède de l’utilisation de la force de travail pendant la journée de travail.

Le profit apparaît aussi soudainement comme « un excédent de son prix de vente au-dessus de sa valeur ou de son prix d’achat, de sorte que le profit semble naître de la vente et non du processus de production » 21, et c’est ce qu’il semble non seulement au capitaliste, mais aussi aux travailleurs qui participent au processus productif et même aux économistes qui observent le phénomène du profit sous sa forme apparente. La mystification du profit consiste, en définitive, en ce qu’elle « occulte le travail comme source réelle de plus-value et le fait apparaître, au contraire, comme fruit à parts égales de toutes les parties du capital, tant du capital fixe que du capital variable, tant des machines que du travail » 22. De cette manière est générée l’apparence que l’origine du profit est le capital et non le travail, rendant invisible l’origine réelle de la plus-value. La constitution même d’un taux de profit moyen mystifie encore plus l’origine du capital dans la plus-value, puisque dans « le nivellement du taux de profit provoqué par la concurrence, le profit obtenu ne dépend pas du capital variable effectivement employé dans le travail vivant, mais de l’importance du capital total investi » 23. De cette façon, la plus-value, en tant que véritable fondement du profit, est encore mieux occultée.

Cependant, cette forme d’apparence mystifiée adopte sa forme la plus extrême dans le capital qui produit de l’intérêt, c’est-à-dire dans le profit lié au crédit. Le capital financier transforme la monnaie en marchandise de prêt et permet à travers l’intérêt un excédent supérieur au capital initialement prêté. Sous cette forme, « l’argent, en tant que capital, devient une marchandise » 24 et il est prêté non seulement aux travailleurs, mais aussi, fondamentalement, aux capitalistes parmi lesquels Marx distingue (en plus du capitaliste financier) les capitalistes industriel et foncier. L’argent prêté aux travailleurs pour financer leurs moyens de subsistance se différencie de l’argent prêté aux capitalistes eux-mêmes en ce que ces derniers emploient l’argent prêté comme un capital avec lequel générer des bénéfices à partir du travail d’autrui. La part que les emprunteurs payent au créancier « en échange de la possibilité d’utiliser son argent […] s’appelle intérêt » 25. Du point de vue du capital financier, entre les deux moments – le moment du prêt de capital et celui de la remise des intérêts – il n’y a que du temps. Pour le créancier, l’argent qu’il prête se convertit en capital quand l’emprunt est rendu avec les intérêts. A l’échéance du paiement de l’emprunt, le capitaliste « productif » paye une partie de son profit au propriétaire initial de l’argent, dont la quantité initiale augmente avec l’échéance du prêt. Ainsi le capitaliste financier s’approprie avec ses intérêts une partie de la plus-value acquise par le capitaliste industriel et le capitaliste foncier qui, à leur tour, s’approprient ce qui a été produit par les travailleurs. Mais tout cela passe inaperçu lorsque l’emprunt est contracté, car le capitaliste financier, le capitaliste industriel, le capitaliste foncier et les travailleurs ne voient dans les accords contractuels de prêt qu’un acte libre fondé sur la convenance mutuelle, où finalement chacun reçoit ce qui lui revient, c’est-à-dire ce qui a été établi dans le contrat de prêt. Avec la formule A – A’ le processus de mystification du profit est consommé parce qu’en elle est complètement effacé le processus réel de production de plus-value. Tandis que dans le capital industriel « vit toujours le souvenir de son passé, quoique très obscurci par la différence entre profit et valeur » 26, dans le capital financier, « les cicatrices de son origine » 27 cessent complètement de transparaître.

Dans les chapitres suivants du livre (jusqu’au chapitre VII inclus) CR égrène le projet marxien d’une critique de l’économie politique et présente le phénomène du fétichisme comme étant le contenu réel et concret de la théorie de la valeur, et le phénomène de la mystification comme contenu de la théorie de la plus-value. Prenant appui sur l’œuvre de Marx (l’autrice prend en considération les différentes versions de la théorie de la valeur qu’a rédigées Marx : dans la première édition, dans l’appendice à la première édition et dans la seconde édition du Capital, dans la Contribution, dans la Version primitive et dans les lettres écrites autour de 1858), CR renforce la thèse centrale de son livre, à savoir que la théorie de la valeur et celle de la plus-value ne peuvent être isolées, chez Marx, de ses considérations sur le fétichisme et la mystification 28. Ceci, du fait que les lois objectives de la société capitaliste sont indissociables de leurs façons de se manifester, chosifiées et inversées, chez ceux qui en sont parties prenantes.

Le rapport entre l’essence de la société capitaliste et sa manifestation est caractérisée par Marx comme le rapport de quelque chose de superficiel à son fondement. À cet égard, CR considère que le projet marxien d’une critique de l’économie politique présente un parcours à double sens : un chemin aller (de la surface au fondement) et un chemin retour (du fondement à la surface). Un exemple paradigmatique de ce chemin à double sens, ce sont les phénomènes de mystification de la plus-value sous la forme du salaire, du profit et de la rente qui nous ramènent à la surface de la société capitaliste dans le Livre III du Capital, après la recherche sur son essence (principalement dans le Livre I du Capital). Pour CR, le projet marxien d’une critique de l’économie politique est indissociable de ce retour à la surface tel qu’il est effectué dans le Livre III du Capital. Si le Livre I du Capital parcourt le chemin de la surface et de l’apparence jusqu’au fondement, constitué de la théorie de la valeur et de la plus-value comme secret ultime de la société capitaliste, le Livre III du Capital fait le chemin inverse, c’est-à-dire du fondement à la surface pour faire voir que l’essence de la société capitaliste n’est pas transparente et se présent constamment de façon inversée.

La formule trinitaire qui se trouve à la fin du Livre III du Capital, reprend toutes les formes inversées dans lesquelles se trouvent immédiatement pris les acteurs sociaux de la société capitaliste. Selon Marx, ceux-ci vivent dans « un monde enchanté et renversé » 29 qui constitue la base de leur conscience immédiate, un monde qui constitue également « l’arrière-plan des catégories de l’économie politique » 30. La conscience immédiate des membres de la société capitaliste est imprégnée d’une image inversée de leur société qui leur dissimule son fondement véritable. Dans ce sens, tous les éléments de la « formule trinitaire » : le salaire, le profit (l’intérêt) et la rente, constituent des formes de conscience inversée. Ce phénomène d’inversion est si large, que le savoir qu’ont d’eux-mêmes les acteurs sociaux, leur appréhension des phénomènes économiques et leur compréhension normative de qu’il se passe dans la société capitaliste sont traversées par ces formes de mystification.

Le projet marxien d’une critique de l’économie politique devient par là « une critique de la conscience de soi, immédiate et spontanée, que cette société [la société capitaliste] a d’elle-même » 31. Tout au long de son travail, l’autrice parvient à démontrer que tous ces phénomènes de mystification ne sont pas une simple erreur conceptuelle ou une illusion sans fondement que subissent les acteurs sociaux, mais une sorte d’illusion nécessaire dérivant d’une image inversée des rapports capitalistes réels qui émerge par elle-même de la société. Cette image ne laisse pas voir les conditions dans lesquelles elle apparaît, et l’économie politique, en tant que savoir mystifié, ne fait que consolider théoriquement cette image mystifiée de la société capitaliste. Dans ce sens, la « formule trinitaire » peut se comprendre comme une « phénoménologie de la plus-value » 32 qui résume les formes sous lesquelles elle apparaît dans la conscience spontanée et explique son reflet théorique dans l’économie vulgaire 33. Autrement dit, « puisque l’économie politique structure théoriquement la compréhension que la société bourgeoise a d’elle-même, la critique de l’économie politique est en même temps la critique de cette compréhension spontanée. Ainsi, la critique de l’économie politique est simultanément critique de l’économie politique comme science et critique des formes de conscience bourgeoises » 34.

Dans le dernier chapitre de son livre, l’autrice récapitule les principaux résultats de son travail : en premier lieu, elle a démontré que les concepts de fétichisme et de mystification ne sont pas de simples procédés réthoriques de la part de Marx, mais les dénominations de deux structures fondamentales du monde des apparences générées à travers l’échange capitaliste de marchandises. En second lieu, elle a redirigé le concept de fétichisme vers la théorie de la valeur de Marx et le concept de mystification vers sa théorie de la plus-value et, en troisième lieu, elle a ébauché une sorte de matérialisme critique dans l’œuvre de Marx à partir de son projet d’une critique de l’économie politique 35. Par rapport aux deux premières propositions du livre, CR parvient à démontrer avec une grande clarté que le projet marxien d’une critique de l’économie politique implique « une critique de la compréhension que la société moderne a d’elle-même telle que cette compréhension se déploie dans l’économie politique » 36 et que les notions de fétichisme et de mystifications sont consubstantielles au projet marxien d’élaborer une critique de l’économie politique. Cependant, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, il aurait été d’un grand intérêt d’élargir le spectre de la mystification aux phénomènes normatifs qui traversent la société capitaliste et de traiter quelques unes de ses conséquences politiques les plus significatives comme, par exemple, le rôle que joue la mystification dans les positionnements politiques de la classe ouvrière, tant au niveau syndical qu’au niveau de l’organisation des programmes de ses partis politiques. Dans cette continuité, il aurait également été souhaitable de creuser le potentiel émancipateur du projet scientifique d’une critique de l’économie politique à partir de sa capacité à « dissocier la forme sous laquelle celle-ci apparaît » 37.

Quant à sa recherche d’un « matérialisme critique » chez Marx, CR affirme que « le matérialisme de Marx consisterait bien plus en une méthode ou une prise de position critique face au point de vue reproduisant ce qui est donné » 38 ; c’est en cela que consisterait la critique de l’économie politique, à savoir, exposer de façon critique les formes inversées sous lesquelles apparaît la société capitaliste parmi ses membres. La méthode de Marx serait scientifique et matérialiste parce qu’elle est « à même de reproduire théoriquement une réalité effective qui contient elle-même un mouvement d’abstraction et son inversion dans sa manifestation » 39. C’est là précisément la question que thématise CFL dans la postface du livre, intitulée « Sur le lieu du fétichisme » 40.

Ce qui est en jeu selon moi dans ces réflexions de CFL, c’est la façon dont on doit interpréter le rapport entre ce qui apparaît et ce qui reste caché et inversé dans le projet marxien d’une critique de l’économie politique. Est-il possible de rendre compte des phénomènes de fétichisation et de mystification en maintenant fermement séparés la sphère de ce qui apparaît de son fondement ? Ne pourrait-on pas comprendre ce phénomène d’inversion comme la manifestation de quelque chose qui est différent dans son essence, mais sans être strictement son contraire ? CR présente cette relation sur un mode dialectique au sens restreint : selon elle, c’est le fondement même de la société capitaliste qui apparaît inversé dans la conscience de ses parties prenantes, de telle sorte que la « forme de sa manifestation n’est rien que cette réalité elle-même apparaissant d’une façon certes particulière, à savoir inversée » 41. Le caractère dialectique du fétichisme et de la mystification capitaliste tient donc au fait que ce qui apparaît est la manifestation inversée de son fondement. Ceci est la raison pour laquelle, selon elle, « Marx ne peut se contenter de réduire une apparence formelle à sa réalité sous-jacente, ni dire que celle-ci est fausse ou qu’elle n’est qu’une simple apparence. Marx doit expliquer la nécessité de cette forme sous laquelle elle apparaît. Marx a expliqué la genèse de la forme transfigurée de la rente, la rente capitalisée, et de la rente elle-même à partir de la production de plus-value propre à la production capitaliste en général. Avec cela nous avons déjà, une fois de plus, les deux faces de ce rapport : la fonction de cette manifestation formelle qui dissimule la réalité effective et la fait apparaître comme son contraire » 42.

Cependant, le rapport entre la surface inversée et son fondement peut être interprété comme une opposition, à la façon dont s’opposent le savoir apparent de l’économie politique et la compréhension de la véritable structure de la société capitaliste à laquelle on peut parvenir à travers sa critique. L’économie politique, en tant que théorisation du monde inversé, est-elle nécessairement la manifestation inversée de la critique de l’économie politique ? La thèse que semble défendre CFL dans sa postface, c’est qu’il n’y a aucune transition dialectique du monde inversé de la fétichisation et de la mystification au monde scientifique ouvert par la critique de l’économie politique. D’un prisme non-dialectique, Marx lancerait avec sa critique de l’économie politique un défi « précisément à l’économie politique qui veut voir dans le capitalisme un phénomène dérivé de la production marchande » 43 et non une réalité sociale fondée sur la loi de l’appropriation capitaliste et sur le droit de s’approprier légalement le travail d’autrui.

CFL admet que le fétichisme de la marchandise imprègne « tous les aspects de la vie sociale et économique. La superstition fondamentale de la société moderne s’empare ainsi de la société dans son ensemble. Et finalement, comme le démontre bien CR, la mystification du capital se déploie à ses aises, imprégnant toute la société moderne » 44. Mais il diverge de la ligne interprétative de CR en considérant que l’opposition entre savoir véritable et monde de l’apparence n’est pas dialectique. Le lieu systématique de la dialectique dans l’œuvre de Marx se trouve, selon CFL, dans le monde même des apparences qui constitue un « massif idéologique » dialectiquement blindé 45. Suivant cette interprétation, il estime qu’il n’existe pas de lien nécessaire entre les lois de propriété de la production de marchandises et celles de l’appropriation capitaliste 46, qu’il est impossible de transformer la théorie de la valeur en une théorie des prix, ou de convertir le taux de plus-value en un taux de profit, de traduire la critique de l’économie politique dans les catégories de l’économie politique, etc. C’est à partir de ces ruptures théoriques qu’on devrait comprendre l’affirmation de Marx selon laquelle « toute science serait superflue si la forme sous laquelle se manifestent les choses et leur essence coïncidaient directement » 47.

J’ajouterais à tout cela une dernière interrogation : dans quelle mesure le projet d’une critique de l’économie politique peut interrompre et en finir réellement avec le savoir superficiel des membres de la société capitaliste, et avec le savoir inversé de l’économie politique ? Selon CR, la mystification de « cet état de choses qui, dans certaines conditions – dans ce cas, les conditions qui définissent le mode de production capitaliste – apparaît nécessairement et ne peut apparaître autrement qu’inversé » 48. Mais ce phénomène de mystification peut-il cesser de produire ses effets dans le cadre de la société capitaliste ? Disparaîtrait-il définitivement dans des conditions de production non-capitalistes ? Dans certains de ses travaux, Michael Heinrich affirme parfois que le fétichisme (et il sous-entend également la mystification) ne sont pas indépassables, mais comment peut-on réellement les dépasser ? C’est l’une des grandes questions auxquelles conduit le précieux travail de Clara Ramas.

Traduit de l’espagnol par Clément Magnier.

1Michael Heinrich, in Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, La crítica de la economía política de Marx, 2018, p.12.

2Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, ibid., p. 36 et seq.

3César Ruiz Sanjuán, Historia y sistema en Marx: Hacia una teoría crítica del capitalismo, p. 143 et seq.

4Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, op. cit., p. 64.

5Ibid., p. 94.

6Ibid., p. 117.

7Ibid., p. 67.

8Ibid., p. 66.

9MEW 23, p. 108.

10Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, op. cit., p. 91.

11Ibid., p. 8.

12Ibid., p. 104

13Ibid.

14Ibid, p. 117.

15Ibid., p. 118.

16Ibid. p. 10.

17Ibid.

18MEW 23, p. 259.

19César Ruiz Sanjuán, Historia y sistema en Marx: Hacia una teoría crítica del capitalismo, op. cit., p. 257.

20Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, op. cit., p. 127.

21Ibid., p. 219.

22Ibid., p. 131.

23Ibid., p. 134 ;

24Ibid., p. 135.

25Ibid.

26MEW 26.3, p. 446-447.

27Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, op. cit., p. 135.

28Ibid. , p. 160.

29MEW 25, pp. 838 et 1056.

30Michael Heinrich, Critique de l’économie politique. Une introduction aux trois Livres du Capital de Marx, Toulouse, Smolny, 2021, p. 42.

31Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, op. cit., p. 6.

32Ibid., p. 16.

33Ibid., p. 250.

34César Ruiz Sanjuán, Historia y sistema en Marx: Hacia una teoría crítica del capitalismo, op. cit., p. 331.

35Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, op. cit., p. 262 et seq.

36Ibid., p. 6.

37 MEW 23, p. 549.

38Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, op. cit., p. 262-263.

39Ibid., p. 265.

40Ibid., pp. 269-294.

41Ibid., p. 10.

42Ibid., p. 148-149.

43Ibid., p. 276.

44Ibid., p. 285.

45Ibid., p. 285-286.

46Carlos Fernandez Liria, Marx 1857. El problema del método y la dialéctica: El problema del método y la dialéctica, Pensamiento Crítico nº 80, 2019, p. 417 et seq.

47MEW 25, p. 825.

48Clara Ramas San Miguel, Fetiche y mistificación capitalistas, op. cit., p. 118.