Introduction
Ce livre se présente comme une réponse à la vague de littérature sur l’écologie chez Marx qui a déferlé depuis la fin des années 1990. L’objectif de toute contribution sur l’œuvre de Marx portant sur cette question spécifique consiste à déconstruire l’idée selon laquelle Marx serait productiviste, cultiverait un fétichisme des forces productives, ou bien encore serait « prométhéen » au sens où il aurait « une foi inébranlable dans le progrès allant jusqu’à penser qu’avec le développement de la technologie, l’être humain serait en mesure de manipuler le monde avec de plus en plus d’efficacité et de plus en plus à sa convenance » 1.
Cependant il s’agit aujourd’hui aussi de répondre aux contributions qui se sont justement données pour tâche de déconstruire cette idée, et Kohei Saïto estime que leur point commun est qu’elles cherchent à révéler la nature écologique de la critique marxienne du capitalisme en s’appuyant sur des passages isolés dans l’œuvre de Marx, et donc donnent ainsi l’impression « que celui-ci ne s’occupait de cette thématique que sporadiquement, et non systématiquement » 2. Il s’agit également de répondre à l’idée répandue maintenant dans les recherches marxologiques – et initiée par Alfred Schmidt dans son étude sur le concept de nature chez Marx – que ce dernier aurait simplement repris la théorie du métabolisme de Moleschott 3, ou encore subit l’influence de Ludwig Büchner 4.
Cette contribution se veut avoir comme spécificité de ne pas se rapporter au texte marxien comme à un réservoir de citations qu’il s’agirait d’égrainer. Il faut bien plutôt pour l’auteur montrer le caractère systématique de l’écologie marxienne. Et ce que Kohei Saïto relève c’est que le concept-clé qui a émergé depuis les contributions sur l’écologie de Marx, à savoir, la notion de « métabolisme », « ouvre la voie à une lecture systématique de l’écologie marxienne » 5. La démarche de l’auteur consiste donc à notamment prendre en compte les derniers volumes parus à la MEGA contenant les notes de Marx, en particulier les Cahiers londoniens. Cette contribution est importante et s’inscrit dans une discussion marxologique se jouant dans le sillage de la Nouvelle lecture de Marx, et les développements qu’elle a pu avoir notamment au Japon et dont nous n’avons que très peu connaissance en France 6. L’ouvrage est divisé en deux grandes parties qui opèrent chacune un mouvement contraire : la première entend fournir une reconstruction systématique de la théorie du métabolisme chez Marx, la seconde, en commentant des passages très précis des cahiers de notes de Marx, rend visible le caractère non achevé de cette théorie et de la critique marxienne.
Une patiente et passionnante lecture des manuscrits inédits
Dans la première partie, il a été prouvé que Marx avait été amené à « analyser en détail les contradictions de ce monde matériel modifié par le capital », si bien qu’il est alors approprié d’examiner le travail à proprement parler que Marx consacre à l’agriculture et à la chimie agricole, la géologie et la botanique 7. On trouve déjà une démarche de lecture serrée des manuscrits de Marx dans la première partie du livre. En retraçant les origines et l’histoire du concept de « métabolisme », il apparaît alors notamment que Marx l’utilise même avant de lire Liebig 8. Dans le chapitre 2, l’auteur met en perspective le concept de métabolisme de Marx avec les autres auteurs l’utilisant alors à l’époque, comme Moleschott, Büchner et Vogt. Cette analyse permet de voir que Marx ne défend pas une théorie essentialiste du métabolisme, et que c’est pour cette raison qu’elle « doit être saisie en lien avec sa propre économie politique » 9. La conclusion du chapitre est très convaincante et permet de bien saisir la spécificité du rapport entre matière et détermination formelle, puisque Marx utilise des termes issus de la physiologie pour décrire les interactions entre les différentes parties physiques et économiques-formelles pour le capital fixe et circulant 10.
En se concentrant sur les cahiers de notes de Marx dans la seconde partie, il est possible de mettre à jour « un moment resté jusqu’ici ignoré de la recherche » 11. Il est en effet possible d’appréhender le rôle qu’a joué la lecture de Liebig dans la résolution du problème de la rente absolue que posait à Marx les thèses de Ricardo, et leur résolution potentiellement malthusienne 12. L’impulsion décisive de ses recherches a donc été à nouveau insufflée par la rédaction de son chapitre sur la rente foncière en 1865-1866. Il est très intéressant d’observer la manière dont l’analyse de Kohei Saïto met en exergue les tensions dans lesquelles se trouve Marx, et la manière dont il tente de les résoudre.
Cette deuxième partie est consacrée à l’étude des cahiers et se divise de la manière suivante :
Chapitre 4 : Liebig et le capital
Chapitre 5 : Engrais contre surexploitation
Chapitre 6 : L’écologie de Marx après 1868
Dans le chapitre 4, le rapport entre les questionnements relatifs à la rente absolue de Ricardo et les recherches de Marx sur Liebig et l’intensification de l’agriculture peut être saisi avec grande précision dans ses évolutions. Liebig permet à Marx de transformer une hypothèse en une explication scientifique d’un fait, en l’occurrence celui des différents causes à l’origine de la baisse des rendements des sols. Dans l’ensemble cela permet de comprendre que Marx dresse un véritable parallèle entre l’épuisement par le capitalisme des forces de travail et les ressources naturelles 13. La lecture de Liebig permet à Marx de donner une dimension concrète à la notion qu’il n’avait conçue que de manière abstraite de « limite naturelle » à la base de la loi sur la baisse des rendements des sols. Ce qui était une hypothèse de l’école ricardienne devient ainsi une manifestation spécifique de la nature du capital, ce qui vient tout autant contredire Ted Benton que Perelmann.
Le chapitre 5, « Engrais contre surexploitation » s’ouvre sur la lecture des Cahiers londoniens rédigés par Marx à partir de 1849, exilé au Royaume-Uni. Dans ces cahiers, Marx s’évertue à remettre en question un certain pessimisme des théoriciens bourgeois de l’agronomie, qui prenaient la fertilité du sol comme une donnée fixe sans amélioration possible 14. Il allait alors défendre une position plutôt optimiste, forgée notamment à partir de ses lectures de James Anderson, dès 1845. Mais progressivement il trouvera justement la position de James Anderson comme insuffisamment fondée, ce qui l’amène à approfondir la question agronomique, par la lecture de Liebig, Johnston et Carey. Mais on voit qu’à ce moment-là encore, Marx impute « le problème de l’épuisement des sols à la société précapitaliste et primitive » et non comme un produit de la société capitaliste 15. Le chapitre se poursuit avec les recherches ultérieures de Marx sur la chimie agricole, lors de sa rédaction du Capital puisque le problème ressurgit dans les termes de rendements des sols dans l’explication ricardienne de la rente absolue. Par ce biais-là, Marx dépasse complètement sa lecture précédente et parvient à identifier que le saccage de la fertilité est un produit spécifiquement moderne 16. L’auteur poursuit ensuite sur les articulations des problématiques de rendement des sols avec celles de l’impérialisme, notamment à partir des études de Marx sur la question irlandaise pour enfin finir sur l’étrange sous-chapitre « passer du gaspillage à la production soutenable » sur lequel nous reviendrons.
Le chapitre 6 est consacré à la poursuite de la critique écologique du capitalisme par Marx à partir de 1868. Comme le précise Kohei Saïto, toutes les notes de Marx entre les années 1870-1880 n’ayant pas encore été publiées, un travail de recherche sera encore à faire à la parution des volumes de la section IV de la MEGA 2. Dans ce dernier chapitre, l’auteur revient sur la place notamment de l’agronome Carl Nikolaus Fraas qui est un auteur dont on a sous-évalué l’influence sur la théorie du métabolisme de Marx, en particulier sur les questions de déboisement. Et ceci notamment parce qu’il amène Marx à réviser fortement sa lecture de Liebig, mais surtout à étendre son questionnement écologique à d’autres objets qu’au seul épuisement des sols. Les notes de Marx permettent de se rendre compte de la manière dont il perçoit les débats provoqués par les ouvrages de Liebig chez les économistes comme Dühring, Carey ou Friedrich Albert Lange, et en quoi Ricardo et Malthus sont toujours là, comme des spectres.
En suivant précisément l’évolution des positions de Marx concernant le rapport entre technologies agricoles et limites naturelles du capitalisme, on parvient à bien saisir la manière dont Marx lit activement les auteurs de traités d’agronomie. Cette manière de lire des contributions scientifiques et de les rattacher constamment à des interrogations politiques est assez frappante. Aussi, il devient évident que Marx n’a aucune foi aveugle dans l’évolution technique, bien qu’il persiste à croire dans la possibilité d’une agriculture rationnelle, et surtout en son impossibilité dans le mode de production capitaliste 17. Enfin, l’étude de ses cahiers de notes permet de montrer que ramener le prométhéisme naïf à une position typique du 19e siècle ne correspond que très partiellement à la réalité 18.
Les pièges de la reconstruction
Dès l’ouverture de l’ouvrage on est très intrigués par les deux affirmations suivantes faites à quelques lignes d’intervalle : « Dans l’Idéologie allemande, […] Marx a alors de plus en plus tendance à définir la relation entre humanité et nature en recourant à un concept physiologique, celui de ‘métabolisme’ » et « le deuxième chapitre retrace l’histoire du concept [de métabolisme] et montre comment il apparaît pour la première fois chez Marx dans les Cahiers londoniens » 19. Et en effet, l’auteur part de la première occurrence du terme dans les cahiers de notes de mars 1851 20. Marx utiliserait donc déjà en 1845-1846 le concept de métabolisme mais sa première occurrence serait en mars 1851 ? On ne verra pas du tout cette thèse réaffirmée dans l’analyse faite de L’Idéologie allemande (p. 52-64). Ce qui n’est peut-être qu’une simple erreur d’inattention reste pour le moins problématique puisqu’il s’agit du concept central de l’analyse.
Il s’agit tout d’abord de montrer que dans les Manuscrits de 1844, « l’aliénation de la nature est centrale pour caractériser le mode de production capitaliste » 21. Selon l’auteur, « Marx a gardé jusqu’au Capital la vision qu’il avait en 1844 de l’unité de l’être humain et de la nature » 22, « tout au long de sa critique de l’économie capitaliste, Marx maintient donc son point de vue de 1844 concernant l’unité de l’humanité et de la nature » 23. Par ce moyen, Kohei Saïto se permet d’utiliser le « genre humain » et la « nature » pour commenter les développements du Capital, alors que justement on pourrait considérer qu’un des traits essentiels de l’évolution de l’œuvre de Marx est de parvenir à analyser le mode de production capitaliste sans avoir recours à un concept générique d’humanité.
Commentant un passage tiré des Grundrisse, l’auteur réitère une thèse semblable, que nous pourrions qualifier de « continuiste » : « Même si, dans ce passage, Marx n’utilise plus le terme « aliénation » en ce qui concerne le contenu, la continuité avec 1844 est évidente » 24. Ce qui est pourtant contradictoire avec « dans les faits, il va rapidement renoncer à sa critique philosophique de l’aliénation appuyée sur l’appareil conceptuel de Feuerbach (et de Moses Hess) » 25, ou encore avec « Marx abandonnant le paradigme philosophique, son approche de l’aliénation et de la nature était soumise à une mutation fondamentale » 26.
L’auteur suit une conception spécifique de l’évolution de l’œuvre de Marx : il estime que l’on assiste à « la formation progressive de la ‘méthode matérialiste’ de Marx ». Il suit ce faisant la lecture de l’évolution de l’œuvre de Marx faite par Ryuji Sasaki qui identifie la rupture avec Feuerbach comme constituant le moment où s’établit cette méthode. Voici ce que serait la tâche de cette méthode : elle « s’applique par principe à analyser tout processus de configuration sociale et naturelle sous le capitalisme en portant une attention particulière au travail et aux effets produits par sa médiation entre genre humain et nature » 27.
Aussi innovatrice et systématique que se propose d’être cette lecture, elle reconduit ainsi bien des poncifs traditionnels sur l’œuvre théorique de Marx, comme celui-ci sur la soi-disant « méthode matérialiste » qui serait appliquée à l’objet « société de production marchande capitaliste » 28. L’auteur se fonde pour ce faire sur la note 89 du chapitre 13 (Le Capital, p. 418) dans laquelle Marx se prononce sur « l’unique méthode scientifique », celle « matérialiste » et qui consisterait en cela : « développer à partir de chaque condition réelle d’existence ses formes célestifiées ». On retrouvera plus tard dans la même veine, mise en avant l’idée que Marx a pour projet d’élaborer une « économie politique », et qu’il aurait conçue celle-ci « comme analyse de la dynamique des rapports croisés entre ‘matière’ et ‘forme’ » 29.
C’est au chapitre 3 plus spécifiquement qu’on en vient à la construction « systématique » à proprement parler. A de maints égards il s’agit du chapitre qui contient les principales thèses de « systématisation ». Il se divise de la manière suivante :
-Le procès de travail comme métabolisme transhistorique
-L’objectivation, noyau de la théorie de Marx
-« Matière » et « forme »
-La transformation capitaliste du métabolisme
-La contradiction du capital dans la nature
Il s’agit alors de faire une lecture systématique du Capital pour « démontrer que la critique que Marx fait de la perturbation du métabolisme entre genre humain et nature, peut être déployée de façon cohérente à partir de sa théorie de la valeur » 30. L’auteur commence en nous exposant ce que serait d’après lui l’objectif du Capital. Pour l’auteur, de montrer que le capital en tant qu’il est la « subjectivation » de la valeur ne peut « réaliser qu’un mode de relation unilatéral avec la nature » 31. Pourquoi le capital ne peut développer qu’un seul type de rapport à la nature ? D’après l’auteur parce que « l’extraction du travail abstrait est la seule source de richesse capitaliste » 32. Ce qui semble être une formule pour le moins surprenante se révélera en fait central : la matérialité du travail abstrait. Il faut pour l’auteur démontrer que Marx « en développant sa théorie de la valeur critique les conséquences de la médiation unilatérale entre humanité et nature par le travail abstrait » 33.
Pour l’auteur ce qui est important pour montrer que la théorie du métabolisme est « immanente » à la critique de l’économie politique 34, c’est de partir de la « théorie de l’objectivation » qui explique que le capital transforme aussi bien les besoins que la nature 35.
Lorsque l’auteur commente le passage sur le rôle de la nature dans la production de richesse (Le Capital, p. 49), il en conclut que Marx « reconnaît […] la fonction essentielle de la nature pour la production de toute richesse matérielle » 36. Il poursuit : « La nature a assurément une part dans la constitution de la valeur d’usage, mais pas dans celle de la valeur. A la différence de la valeur d’usage, la valeur est une qualité strictement sociale. […] La nature ne peut donc prendre part à la constitution de la valeur » 37. Mais Kohei Saïto conclut qu’il est problématique d’en rester à ce niveau-là puisque ce sont encore, d’après les mots de Marx lui-même, des « déterminations très simples », elles sont transhistoriques et considérées indépendamment de leur déterminations économiques formelles historiques. On ne peut donc développer un discours à partir de cette définition transhistorique du travail, autre qu’« abstrait » et « unilatéral » 38.
Pour l’auteur, il faut, plutôt que d’affirmer qu’il y a des ambivalences dans le discours marxien 39, partir du présupposé qu’il est « possible de donner de la théorie marxienne une interprétation cohérente » à condition de partir d’une « appréhension matérielle du travail abstrait » 40. Remarquons seulement que la construction de l’opposition « cohérence vs ambivalences » (que l’auteur construit à partir des thèses supposées de Michael Heinrich) est quelque peu artificielle, et que justement de relever les ambivalences permet d’isoler le noyau révolutionnaire de la théorie marxienne de la valeur, comme le fait d’ailleurs l’auteur de La Science de la valeur.
Kohei Saïto décrit tout d’abord les spécificités de la production et reproduction de la société marchande à l’aide d’une distinction qu’il reconnaît lui-même ne pas être présente chez Marx, et avoir certaines limites, celle entre répartition du travail et distribution des produits du travail (p.117-120). Il précise ensuite :
« Il convient de noter ici que cette relation sociale [l’échange] a elle-même pour fondement une qualité matérielle déterminée des produits. », le « contact social passant par les produits » est possible seulement en vertu de la valeur d’usage 41. L’intermédiaire est donc la valeur d’usage sociale, son caractère social provenant de sa capacité à remplir des besoins mais surtout selon l’auteur de la matérialité propre d’une chose. Le travail abstrait ne serait pas « purement social », mais aussi « matériel pour la simple raison qu’il joue par lui-même un rôle social transhistorique » 42. Le « contact social » ne peut se réaliser que par la valeur d’usage, étant entendu que cette dernière représente le « caractère social de la chose » 43.
C’est en faisant abstraction de la valeur d’usage que l’on observe ce qu’ont en commun des choses, et que l’on trouve qu’elles sont des produits du travail, « c’est précisément le fait qu’on fasse abstraction de leurs valeurs d’usage qui caractérise le rapport d’échange des marchandises » 44. Les valeurs d’usage dans le mode de production capitaliste sont « en même temps les porteurs matériels de la valeur… d’échange » 45. Pourtant, il est très important à cette étape de l’argumentation de Marx de très clairement distinguer le contenu matériel et la forme sociale 46.
Pour l’auteur, le travail abstrait est « un aspect du travail humain » qui « doit nécessairement être objectivé par la praxis sociale ». La « détermination économique formelle du travail matériel abstrait dans la société marchande […] produit de nouvelles déterminations sociales du métabolisme trans-historique entre genre humain et nature » 47. Ainsi la « dépense de travail abstrait » est comprise comme un élément du « métabolisme global entre genre humain et nature » et la nature et le travail concret en seraient des éléments.
Affirmer que le travail abstrait peut être dépensé montre une certaine confusion dans les termes, ce qui est dépensé c’est du travail concret utile, qui est alors seulement ensuite réduit à du travail humain abstrait au moment de l’échange 48. Par conséquent l’association de mots « travail matériel abstrait » n’a aucun sens, il n’est pas non plus un « aspect du travail humain » (justement ceci n’est pas observable, mais fantomatique!!), il n’est pas « objectivé par la praxis social », il est lui-même résultat de la triple réduction des travaux au moment de l’échange, il est l’objectivation, et enfin il n’est pas encore à ce niveau d’analyse du Capital de « praxis sociale », il n’y a pas encore d’individus ! L’on trouve d’autres approximations semblables, telles que le moteur du capitalisme est l’accumulation de capital, alors que c’est la valorisation 49.
Kohei Saïto se fonde sur l’école marxienne japonaise qui s’est construite en réaction à la Nouvelle lecture de Marx allemande. Une de ses spécificités est la théorie de l’objectivation qui désigne « la détermination formelle économique appliquée au procès transhistorique interactif entre genre humain et nature » 50. Il précise ce qu’il entend par théorie de l’objectivation et pour ce faire distingue tout d’abord chose et objet, puis montre en quoi cette lecture de Marx est appropriée pour faire dépasser le « dualisme » entre forme et matière. Si effectivement on trouve cette tension entre chose et objet chez Marx, en faire une clef de voûte de l’ensemble de sa théorie semble un petit peu exagéré.
Kohei Saïto poursuit son analyse de la « matérialité du travail abstrait » pour y déceler le « germe de la tension entre nature et genre humain » qui deviendra avec le mode de production capitaliste un « antagonisme opposant société et nature » 51. L’auteur affirme que d’après Marx les possesseurs de marchandises « entrent en relations mutuelles comme ‘personnification des objets’ », or on trouve tout au mieux l’idée dans le Capital que les « personnes interviennent comme des personnifications de catégories économiques » (Le Capital, p. 7) 52. Cette notion de « personnification des objets » vient en fait d’Otani : « Dans l’échange, il est fait abstraction des qualités humaines concrètes, et la fonction des êtres humains est réduite à de simples ‘porteurs’ de l’objet » 53.
La « démarche méthodologique » de Marx « dépasse ainsi la confusion et le dualisme de la ‘forme’ et de la ‘matière’ dans l’économie politique classique », si bien que pour ne pas manquer la spécificité de la démarche de Marx il ne faut pas se cantonner à sa seule découverte de la nature sociale des formes économiques, mais bien insister sur leur nature matérielle 54. L’intention de l’auteur est donc de mettre en évidence un aspect de la théorie marxienne de la valeur qui a été sous-estimé, notamment par les lectures initiées par Sohn-Rethel ou Isaak Roubine qui voyaient la spécificité de la théorie de la valeur comme résidant dans la notion d’abstraction réelle et de la socialité de la forme-valeur. Cet aspect c’est le « rôle économique de la ‘base matérielle’ » plutôt que l’analyse formelle 55. Il s’agit de rétablir le lien qui a ainsi été recouvert ente l’objectivité de valeur et la nécessité naturelle et transhistorique de la production.
Le projet de reconstruction systématique ne tient cependant pas toujours ses promesses. Alors même que l’auteur a annoncé reconstruire de manière systématique la question écologique chez Marx, on est surpris de trouver dans le sous-chapitre « Passer du gaspillage à la production soutenable » (pp. 252-257) uniquement le célèbre passage sur le « royaume de la liberté » du Livre III du Capital pour traiter la notion de la « société communiste » chez Marx. Cela permet à l’auteur de parvenir aux conclusions suivantes : que pour Marx, « l’aménagement du travail ne suffit pas à lui seul à assurer l’épanouissement humain », que « l’activité humaine dans le royaume de la liberté » ne dit pas s’affranchir du lien entre genre humain et nature, et donc à saper sa base matérielle, que ce sera donc une « production durable qui ne transgresse pas les limites de la nature » 56. Le capitalisme est lui enfermé dans une telle logique qu’il ne peut rien faire d’autre que de chercher des innovations technologiques supplémentaires. S’ensuit nécessairement une discussion sur la notion de force productive, sans que soit problématisé ce concept, pourtant plurivoque et bien moins important chez Marx que dans le marxisme 57.
Enfin, à plusieurs reprises dans cette partie, l’auteur isole une citation de Marx dans laquelle il affirme que la course à l’extraction et à l’amélioration des techniques réalisée en vue de faire réduire les coûts de la partie circulante du capital constant est une manière pour le capital de déjouer l’inéluctable baisse tendancielle du taux de profit 58. Ou encore que l’exploitation en amplitude et intensité de la nature permet au capital de « contrecarrer la chute tendancielle du taux de profit » 59. Alors que son intention n’est pas d’argumenter à coups de citations, il en isolera bien une issue du Livre III, dans laquelle Marx ramène la baisse du taux de profit aux coûts de la partie circulante du capital constant. Une reconstruction plus systématique aurait cependant peut-être mérité une mise en perspective de cette thèse de la baisse tendancielle du taux de profit, qui a fait l’objet, dirons-nous, de quelques discussions. La manière dont celle-ci se rapporte à l’ensemble de la critique de l’économie politique aurait gagné à être approfondie.
Conclusion
Dans l’ensemble, l’auteur défend une thèse qui se veut forte et qui permet en effet de répondre à divers courants de l’écosocialisme. Allier puissance politique, mots d’ordre brefs et précision marxologique reste cependant un exercice d’une grande difficulté 60. Aussi, l’extrême précision philologique côtoie l’utilisation de termes non définis, ou pas assez précisément. Si l’on peut s’accorder sur l’intérêt qu’il y a à insister sur la face matérielle plutôt que sur le caractère formel de l’analyse dans la théorie marxienne de la valeur, il est regrettable que cela se fasse parfois au détriment d’une certaine rigueur conceptuelle. Cela fait courir le risque de simplifications hasardeuses. Plutôt que de céder aux sirènes de la « reconstruction systématique » de la « méthode matérialiste », on assiste dans la seconde partie à une précise, patiente et minutieuse analyse de l’évolution des questionnements de Marx relatifs à ces domaines des sciences de la nature qui est d’un immense intérêt marxologique.
La reconstruction de la « méthode matérialiste » de manière systématique, projet ambitieux s’il en est, échoue nécessairement puisqu’est présupposée une unité méthodologique, le « cœur de la théorie marxienne de la valeur », par trop semblable aux vaines tentatives de reconstruction typiques de la Nouvelle lecture de Marx. Mais au-delà de cette tentative, la démarche reste très convaincante dans la mesure où il s’agit de montrer la manière dont Marx thématise en fait la tension entre logique formelle du capital et propriétés matérielles de la nature. Pour ce faire, l’auteur relève un ensemble de dichotomies très pertinentes pour aborder le texte marxien : nature – capital ; face matérielle de la production – face formelle de la production ; procès de travail – procès de valorisation ; analyse matérielle – analyse des déterminations de forme économiques ; et formes transhistoriques de la production – formes historiques de la production.
Ces dichotomies entrent de manière surprenante en résonance avec la situation actuelle de la lutte des classes : la fin de l’identité ouvrière implique de penser plus précisément cette autre « face de la production », comme si la théorie marxienne de la valeur ouvrait en réalité la possibilité d’opérer une critique puissante du capital du point de vue de la nature, et non plus du point de vue du travail, voire du capital lui-même. Les outils que nous fournit cette lecture de Marx sont essentiels si on les met en perspective de cette situation historique. Retenons enfin que grâce à cette étude nous prenons connaissance de textes qui jusque-là ont été inédits, même en Allemagne, qu’ils sont recontextualisés et traités avec une grande précision et pédagogie.
Pourtant, si l’on comprend bien l’intention de remettre en avant la matérialité du procès de production, on se demande si cela n’aurait pas été possible sans avoir recours à un travestissement de la notion de travail abstrait qui, pour être érigé en « médiation unilatérale » est considéré comme le résultat de l’objectivation, peut être « dépensé » et est « matériel ». Enfin, s’il est effectivement fondamental de déterminer la manière dont la rupture métabolique s’articule à la théorie de la valeur, on se demande bien dans quelle mesure il est possible de penser ce rapport dans le cadre de la critique de l’économie politique, c’est-à-dire sans avoir recours au concept d’humanité générique, ou à une reconstruction systématisée de l’ensemble de l’oeuvre de Marx autour de ce concept.
I. J.
1p. 7
2p.11, et certains affirment même que cette préoccupation n’est que secondaire comme Michael Löwy, Ecosocialisme, l’alternative radicale à la catastrophe capitaliste, Paris, Editions Mille et une nuits, 2015, ou encore Salvatore Engel-Di Mauro, Ecology, Soils, and the Left : An Eco-Social Approach, New York, Palgrave Macmillan, 2014.
3p.86 et suiv.
4p.95.
5p.11
6Voir par exemple à ce sujet l’article de Gavin Walker, Marxist theory in Japan : a critical overview, à lire ici : https://www.historicalmaterialism.org/reading-guides/marxist-theory-japan-critical-overview
7p. 158-159.
8p.75
9p. 101.
10p.102-109.
11p. 208.
12p. 165-169.
13p.200.
14p. 209.
15p. 219.
16 p. 238.
17 p. 252.
18p.318.
19p.13, on retrouve la même phrase sans modification dans la version anglaise, p. 15.
20p.74.
21p.51.
22p.44
23p.51.
24p.48, ou encore, « on imagine facilement l’enthousiasme que la lecture de Liebig a pu susciter chez Marx. Car celui-ci trouvait chez lui la traduction d’une question qui le préoccupait depuis L’Idéologie allemande, celle de « l’opposition entre la ville et la campagne », p.199, ce qui apparaîtra aussi plus loin, p. 265.
25p.51
26p.64.
27p.62.
28p.53, note 25.
29p. 300. Cette affirmation infondée textuellement montre que si l’auteur réalise une lecture réellement rigoureuse, il ne parvient pas toujours à maintenir cette rigueur constamment.
30p. 112. L’auteur écrira plus loin encore que l’écologie de Marx « doit être prise comme un moment de son système économique », p. 115.
31p. 112.
32p. 112.
33p. 158.
34p.111.
35p.112.
36p.114.
37Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ?, Toulouse Smolny, 2015, p. 97.
38p.115.
39Ce que l’auteur fait en faisant référence à La Science de la valeur de Michael Heinrich, qui à chaque fois qu’elle est citée renvoie à une pagination loufoque, p.2010 (corrigé dans la version anglaise pour la page 210).
40p. 116.
41p.120.
42p. 121-122.
43p. 122.
44Le Capital, p. 42
45Le Capital, p.40-41.
46Comme le rappelle Michael Heinrich dans Comment lire le Capital de Marx, p. 56.
47p. 123.
48Voir à ce sujet, Critique de l’économie politique, Toulouse, Smolny, 2021, p. 62 et Comment lire le Capital de Marx, p. 306-308.
49Par exemple p. 256.
50p.154.
51p.124.
52p. 127.
53p. 128.
54p. 129.
55p.134.
56p. 254-255.
57Tony Andreani a réalisé une scrupuleuse étude de l’évolution de l’usage de ce concept dans l’œuvre marxienne dans De la société à l’histoire, Tome 1, Paris, Meridiens-Klincksieck, 1989.
58Par exemple pp. 155-157.
59p.155.
60L’auteur parvient à formuler à partir de ses observations des consignes politiques pour le projet socialiste : « Le projet socialiste de Marx avance comme revendication la réhabilitation de la relation entre genre humain et nature », p.154, ou encore, « La stratégie socialiste doit avoir pour objectif d’établir une relation durable entre genre humain et nature », p. 156.