Affinités électives : le néolibéralisme et le mouvement eugéniste, par Lars Cornelissen

https://www.perc.org.uk/perc2023/wp-content/uploads/2023/10/taylor-smith-PW563QTHnHg-unsplash-1024x683.jpgBien que lors de la récente crise sanitaire, la nature eugéniste du projet néolibéral soit apparue aux yeux du grand public, ce n’est pas le cas pour certaines autres lignes de continuité, telles que le racisme des politiques anti-immigration, ou les politiques d’austérité. Dans cet article, Lars Cornelissen s’appuie sur l’ouverture d’archives de l’Eugenics Society pour analyser les proximités du mouvement eugéniste avec les milieux politiques et économiques.

Dans un récent entretien, Robbie Shilliam a suggéré qu’il était possible de voir dans le projet néolibéral le descendant du mouvement eugéniste du XIXe siècle. Selon lui, l’idéologie néolibérale a toujours cherché à garder un contrôle sur l’évolution des groupes sociaux et des pratiques culturelles en favorisant la reproduction de certain d’entre eux et en inhibant le développement de certains autres. En ce sens, on peut dire que le néolibéralisme ravive certaines attitudes victoriennes à l’égard des populations « méritantes » et « non méritantes », « désirables » et « indésirables », eugéniques et dysgéniques. Et cela, dit Shilliam, c’est « le néolibéralisme au service de l’eugénisme ».

Bien qu’elle ait été conçue comme une provocation, la suggestion de Shilliam mérite d’être examinée de plus près. Comme l’a montré Quinn Slobodian dans un essai récent, il existe d’étroits liens entre les groupes de réflexion néolibéraux et une partie du mouvement eugéniste opérant à l’abris des regards dans certains coins sombres et très rangés du monde universitaire. Forgés dans les dernières décennies du XXe siècle par des personnalités controversées telles que Charles Murray, auteur de Bell Curve, et Richard Lynn, eugéniste récemment décédé, ces liens ont permis à des idées, des concepts et des arguments de passer de la tradition eugéniste à la pensée néolibérale et vice-versa.

Mes propres recherches d’archives ont permis de retracer ces liens jusqu’au début du vingtième siècle, lorsque le projet néolibéral en était encore à ses balbutiements. Cela indique non seulement qu’il y a toujours eu des échanges entre le mouvement néolibéral et le mouvement eugéniste, mais aussi qu’il existe une certaine attraction gravitationnelle entre les deux, une affinité élective qui, au fil du temps, a généré un grand nombre de croisements conceptuels entre les deux traditions.

L’Eugenics Society et les premiers néolibéraux

Au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le mouvement eugéniste en Grande-Bretagne était un élément important et respecté de la culture de la classe dirigeante. En raison de son caractère idéologique hétéroclite, l’eugénisme trouvait des soutiens dans des familles politiques d’habitude distinctes. Ainsi, le mouvement rassemblait des Fabiens comme H.G. Wells et les Webbs, des libéraux progressistes comme William Beveridge et John Maynard Keynes, et des conservateurs comme Winston Churchill et Anthony Ludovici.

Au cours de cette période, l’Eugenics Society, fondée en 1907, était l’un des centres les plus visibles et les plus influents du mouvement. Bien qu’il ne s’agisse que d’un réseau eugéniste parmi d’autres, l’adhésion à l’Eugenics Society jouissait d’un certain prestige et, a minima, témoignait d’un intérêt pour ses objectifs et ses publications, en particulier pour son périodique interne, l’Eugenics Review, que tous ses membres recevaient.

Bien que l’Eugenics Society soit toujours active aujourd’hui (elle a d’abord été rebaptisée Institut Galton en 1989, puis Adelphi Genetics Forum en 2021), le prestige dont elle jouissait dans l’Entre-deux-guerres s’est pratiquement entièrement dissipé pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’eugénisme est devenu irrévocablement associé aux horreurs de la doctrine nazie sur la race. Dans l’Après-guerre, le mouvement eugéniste, en Grande-Bretagne et ailleurs, n’était plus guère qu’un refuge pour les excentriques de droite et les suprémacistes blancs, le dernier bastion d’une forme de science raciale qui avait été complètement discréditée.

Aujourd’hui, la Wellcome Collection, à Londres, permet de mieux connaître les membres de l’Eugenics Society. Elle possède une importante collection d’archives, en grande partie numérisée, qui couvre plus d’un siècle de dossiers administratifs de l’Eugenics Society et de ses structures postérieures. Ces archives mettent en lumière le croisement entre le mouvement néolibéral naissant et le mouvement eugéniste.

Elles montrent, par exemple, que William Hutt a été élu membre de l’Eugenics Society en octobre 1926, plusieurs mois avant d’émigrer en Afrique du Sud, où il allait faire carrière en tant qu’économiste néolibéral très en vue. Hutt en était encore membre en 1957, huit ans après avoir rejoint la Société du Mont-Pèlerin, un réseau international d’intellectuels néolibéraux largement considéré comme le porte-drapeau de leur mouvement.

Ces archives montrent également que David Graham Hutton est devenu membre de la Société vers 1936 avant d’être coopté au sein de son Conseil exécutif en mars 1939. Et bien que l’Eugenics Society ait été mise en sommeil peu après, pendant la guerre, Hutton en est resté membre au moins jusqu’en 1977. Hutton a joué un rôle clé dans la formation du néolibéralisme britannique, à la fois en tant qu’auteur de nombreux traités néolibéraux influents et, ce qui est sans doute plus important, en tant que premier conseiller de l’Institute of Economic Affairs. Fondé en 1955 par Antony Fisher, l’IEA est largement considéré comme l’un des groupes de réflexion néolibéraux les plus importants et les plus influents au monde.

L’IEA a également joué un rôle central pour faire fructifier les échanges entre le mouvement néolibéral et le mouvement eugéniste. En effet, Hutton n’était pas le seul membre de l’Institut à avoir des liens avec le mouvement eugéniste. Colin Clark, un autre conseiller de l’IEA, avait noué des liens étroits avec l’Eugenics Society au milieu des années 1930. En 1936, Clark a été nommé membre du Committee to Investigate Population Problems, un groupe de recherche dont l’objectif était d’étudier les causes de la baisse du taux de natalité en Grande-Bretagne. Clark a clairement exprimé sa position sur cette question dans un essai qu’il a publié dans le numéro de juillet 1937 de l’Eugenics Review, en écrivant que la Grande-Bretagne avait un besoin urgent « d’augmenter la fertilité de toutes les sections [de sa population], et en particulier de celles qui portent des traits génétiquement valables ». Dans une conférence publique donnée le même mois à la toute nouvelle Eugenics Society of Victoria, en Australie, qu’il avait contribué à créer, il a de même argumenté que les faibles taux de natalité en Europe occidentale équivalaient à un « suicide racial ». Et bien que Clark ait plus tard regretté l’influence que les premiers eugénistes avaient eu sur le nazisme, il n’a jamais abandonné sa ferme conviction que tout déclin numérique de la population était économiquement et moralement néfaste.

Ralph Harris est cependant sans doute la personnalité la plus importante à avoir servi de médiateur entre le camp néolibéral et l’Eugenics Society. Directeur de l’IEA de 1957 à 1988, Secrétaire général de la Société du Mont-Pèlerin de 1967 à 1976, puis Président de 1982 à 1984, Harris a été nommé pair à vie par Margaret Thatcher et est devenu membre de la Chambre des Lords britannique en juillet 1979. Il a été à bien des égards une figure clé non seulement du néolibéralisme britannique, mais aussi du projet néolibéral dans son ensemble.

Comme le montrent les archives de la Wellcome Collection, Harris est devenu membre de l’Eugenics Society en juillet 1971 et en est resté membre jusqu’en novembre 1979 – quatre mois après son accession à la pairie. Ce bref passage au sein de l’Eugenics Society ne sortait pas de nulle part. Comme Quinn Slobodian l’a documenté, ce rapprochement faisait partie d’un projet de Harris avec Richard Lynn, alors proche associé de l’IEA. Il visait à mettre en place un institut de recherche inspiré par et nommé d’après Francis Galton, l’inventeur du terme « eugénisme », et fondateur de fait du mouvement eugéniste. Harris était déjà fasciné par Galton. En effet, son premier livre, une étude biographique de R.A. Butler publiée en 1956, s’ouvre par une citation de Galton. L’objectif de cette citation était d’exposer le pedigree de haute qualité de Butler, et en particulier ses remarquables « dons héréditaires ». Pour Harris, cette analyse avait d’autant plus de poids qu’elle émanait de Galton, « le fondateur de la science de l’eugénisme ».

Lynn, pour sa part, a passé une grande partie de sa carrière à travailler en réseau avec le mouvement néolibéral et l’Eugenics Society. Attiré dans l’orbite de l’IEA par Harris à la fin des années 1960, il a très vite fréquemment participé en tant qu’invité à ses événements et a régulièrement contribué à ses publications internes en rédigeant des chapitres de livres ainsi que de courts articles. Cette collaboration avec l’IEA a duré plusieurs décennies, persistant même après que Lynn a commencé à afficher publiquement son soutien à la science raciale et à l’eugénisme au début des années 1980. Comme il l’a rappelé plus tard dans ses mémoires, la relation de Lynn avec l’IEA l’a tellement marqué que lorsqu’il a fondé son propre groupe de réflexion eugéniste en 1995, l’Ulster Institute for Social Research, il l’a calqué sur l’IEA.

L’affinité élective du néolibéralisme et de l’eugénisme

Le fait que certains individus aient tissé des liens entre le mouvement néolibéral et le mouvement eugéniste ne signifie évidemment pas que l’idéologie néolibérale soit intrinsèquement eugéniste. Ce serait une conclusion trop hâtive. Il y a cependant beaucoup à gagner à se demander pourquoi ces liens ont été si persistants dans l’histoire du néolibéralisme.

Ma réponse à cette question est qu’il existe ce que Max Weber appelait une « affinité élective » entre les traditions néolibérales et eugénistes (de droite). Cela signifie que certains motifs propres à chaque tradition résonnent si fortement avec ceux de l’autre tradition que les adeptes de l’une sont attirés par l’autre de manière plus ou moins organique.

Cette affinité est en grande partie due aux similitudes sociologiques entre le mouvement eugéniste et le mouvement néolibéral. Dans les deux cas, il s’agit de réseaux d’élite, petits mais bien organisés, qui se sont efforcé d’influencer la politique en ciblant l’opinion bourgeoise. En outre, les deux mouvements se sont structurés autour d’inquiétudes similaires concernant la taille, le comportement et les habitudes de reproduction de la classe ouvrière, le sort de la « civilisation occidentale » à l’approche du crépuscule de l’empire européen et la fragilité des hiérarchies sociales et matérielles existantes.

Cela explique pourquoi les synchronicités thématiques entre l’idéologie néolibérale et l’eugénisme sont nombreuses. L’accent mis sur la « qualité de la population », la distinction entre les pauvres « méritants » et « non méritants », un profond sentiment de mélancolie post-impériale et la crainte qu’une immigration incontrôlée n’affaiblisse la nation sont des éléments communs au néolibéralisme conservateur et à l’imaginaire eugéniste.

Mais les affinités sont plus profondes que ces grands parallèles thématiques. Au cœur du néolibéralisme se trouve le point de vue racialisé selon lequel les inégalités matérielles, qu’elles soient nationales ou mondiales, sont le résultat des déficiences inhérentes aux personnes démunies : les pauvres sont pauvres parce qu’ils ne sont pas productifs ou qu’ils n’ont pas l’esprit d’entreprise. Dans leur défense de l’inégalité, de nombreux néolibéraux se sont inspirés avec entrain des travaux des eugénistes qui prétendent prouver l’existence de différences raciales en matière d’intelligence, de personnalité ou de productivité. C’est pourquoi tant d’intellectuels néolibéraux se sont intéressés au débat sur la race et le QI qui a refait surface à la fin des années 1960.

De même, la critique de l’État-providence, qui est au cœur même de l’idéologie néolibérale, est structurée de manière à rappeler les préoccupations des eugénistes classiques en matière de charité. En effet, si Francis Galton et Friedrich Hayek ont un point commun, c’est d’estimer que la sécurité sociale généralisée perturbe les processus « organiques » d’ordonnancement social et contrecarre le progrès évolutif de l’humanité en permettant à des groupes et à des habitudes improductifs de se reproduire en plus grand nombre qu’ils ne le devraient idéalement.

Aujourd’hui, alors que l’idéologie néolibérale est pleinement sur la défensive et se réfugie de plus en plus dans un racialisme tapageur pour justifier les inégalités qu’elle engendre, ces affinités historiques s’avèrent être une ressource utile. En effet, si des personnalités comme Murray et Lynn ont réussi à formaliser et à expliciter les liens entre l’idéologie néolibérale et l’eugénisme, elles n’ont pas tant forgé de nouvelles alliances qu’elles n’en ont revigoré d’anciennes.

Lars Cornelissen étudie le rôle des thèmes de la race et du colonialisme dans la tradition de pensée néolibérale,  sujet de son prochain livre. Il a récemment publié un article sur l’impérialisme néolibéral. Il travaille pour l’Independent Social Research Foundation.

Article paru sur le site de PERC : « Elective Affinity: Neoliberalism and the Eugenics Movement », Lars Cornelissen https://www.perc.org.uk/project_posts/elective-affinity-neoliberalism-and-the-eugenics-movement/

Traduit par I. J.