Recension: Marx’s Ethical Vision de Vanessa Chris Wills (2024)

La question de l’éthique marxienne et dans l’histoire du mouvement ouvrier est centrale. Elle a en particulier été soulevée par des auteurs français, aux antipodes desquels se trouvent Althusser et Rubel. Un livre vient nous apporter une vision particulière, dont on peut cependant d’ores et déjà identifier certains écueils, comme l’importance conférée à la dialectique, ou au matérialisme historique. Ne nous y arrêtons pas et lisons la recension parue sur Marx & Philosophy et rédigée par Sam Ben-Meir.

Vanessa Christina Wills, Marx’s Ethical Vision, Oxford University Press, New York, 2024. 298 pp., ISBN 9780197688144

 

Il y a beaucoup à dire sur l’ouvrage de Vanessa Christina Wills, Marx’s Ethical Vision, qui non seulement fait progresser la recherche marxiste, mais adopte une position claire et bien argumentée sur certaines des questions les plus délicates et les plus importantes auxquelles est confrontée toute personne voulant comprendre la pensée philosophique de Marx. La question de la relation de Marx à l’éthique – y compris, mais pas seulement, à la théorie morale – n’est guère nouvelle. Il s’agit d’une question persistante et récurrente parmi les interprètes de Marx, qui est apparue avec la publication en 1932 des Manuscrits économico-philosophiques de 1844 et de son analyse de l’aliénation du travailleur dans le capitalisme.

La raison fondamentale pour laquelle Marx et l’éthique ont constitué une énigme philosophique est que, d’une part, il y a de nombreuses occasions où Marx souligne l’appauvrissement des vies par le capitalisme, et ce dans des termes normatifs très durs qui impliquent une condamnation morale. Comme l’observe Wills :

« “Vampire” , “serpent”, “barbare” – ce ne sont là que quelques-unes des descriptions peu flatteuses que Marx fait du capital et, elles apparaissent toutes dans des écrits tardifs, que de nombreux interprètes supposent être les plus profondément amoraux » 1. D’autre part, on peut lire, par exemple, dans L’Idéologie allemande, que les communistes ne prêchent pas du tout la morale ; et dans le chapitre 9, Wills propose une interprétation et une défense du célèbre « appel de Marx à l’abolition totale de la morale » 2.

En élaborant une éthique marxiste, Wills s’engage dans l’un des débats en cours parmi les interprètes de Marx : la question de savoir s’il y a eu une rupture épistémique majeure entre le Marx dit précoce des Manuscrits de 1844 et le Marx mature du Capital et du « socialisme scientifique ». L’idée qu’il y a, en fait, « deux Marx » a été défendue notamment par Althusser et en est indissociable. Il a été que plus son travail devenait scientifique, moins Marx avait recours à la théorie et au raisonnement moraux. Wills rejette l’affirmation d’Althusser selon laquelle il y aurait eu une rupture radicale dans la pensée de Marx, une rupture entre un humaniste romantique de la première heure, d’une part, et un socialiste scientifique amoral de la dernière heure, d’autre part. Même si le dernier Marx n’utilise pas le mot « aliénation », l’idée est incontestablement présente dans ses écrits de maturité. Wills cite ce passage du Capital pour souligner ce point :

« L’ouvrier lui-même ne cesse de produire la richesse objective comme capital, comme puissance qui lui est étrangère, qui le domine et qui l ‘exploite, tandis que le capitaliste ne cesse pas davantage de produire la force de travail comme source de richesse subj ective, abstraite, séparée de ses propres moyens d’ objectivation et de réalisation. n’existant que dans la corporéité de l’ouvrier, en un mot, de produire l’ouvrier en tant qu’ ouvrier salarié. » 3

Wills rejette également l’affirmation (associée à G. A. Cohen et Allen Wood) selon laquelle Marx aurait pu adopter des principes moraux tout au long de sa vie, mais que ceux-ci ne pourraient pas être théoriquement conciliés avec son matérialisme historique et son déterminisme économique. Le marxisme analytique, qui a peu ou pas de partisans aujourd’hui, est rejeté avant tout parce que son postulat de base, selon lequel il n’y a pas de méthode particulière à trouver dans l’œuvre de Marx, est au mieux erroné. La philosophie analytique est née du rejet de l’idéalisme britannique, qui plonge ses racines dans Hegel, et de l’hostilité à la dialectique hégélienne en général. Pour ce qui est de notre compréhension de Marx, ceci est regrettable, car la dialectique fait partie intégrante de sa pensée. La méthode dialectique de Marx est indispensable dès lors que nous reconnaissons que

« le monde est connaissable dans et à travers les aspects contradictoires de l’existence […] la dialectique considère la contradiction comme une caractéristique réelle, ontologique et objective du monde complexe, dynamique, intérieurement conflictuel et ambigu, lui-même ». 4

Ce qui nous amène à l’affirmation fondamentale de Wills, à savoir que si Marx n’a jamais écrit de traité éthique, une reconstruction critique de son approche de l’éthique est à la fois possible et nécessaire. Pour Marx, les prétentions normatives et éthiques ne constituent pas un ensemble de vérités abstraites, anhistoriques et éternelles, mais sont « des produits historiques de l’existence sociale humaine » 5. Cependant, une lecture attentive de Marx révèle « une perspective éthique unique et cohérente qui évolue et s’approfondit au cours de sa vie intellectuelle » 6. Wills souligne l’aristotélisme de Marx, « le développement d’une riche individualité », la création de « ces conditions propices à l’épanouissement en principe illimité des talents humains, des capacités et des diverses formes de vie » 7. Elle souligne également le « vif intérêt que Marx a porté très tôt à l’étude du De Anima d’Aristote » 8 – dont le résultat a été la « conception par Marx de l’activité révolutionnaire comme une pratique qui transforme et affine l’activité humaine de perception (aesthésis) permettant aux dimensions normatives de la vie sociale humaine d’être appréhendées plus immédiatement et, par conséquent, d’y répondre à la fois plus spontanément et de manière plus appropriée » 9.

Wills reconnaît que la morale est, selon Marx, une forme d’idéologie ; cependant, dans le chapitre 2, « Ideology Critique and the Critique of Morality », son intention est de montrer que l’idéologie ne doit pas être considérée comme un terme entièrement péjoratif ; que si les commandements moraux peuvent en effet être considérés comme une forme d’idéologie, Marx n’avait pas l’intention de « rejeter d’emblée tout raisonnement moral »10. L’idéologie n’est donc pas « intrinsèquement et uniformément réactionnaire », mais possède un « caractère potentiellement révolutionnaire » 11. Wills ne se fait pas d’illusions sur le fait qu’une révolution prolétarienne ne peut pas réussir simplement en faisant appel au pouvoir de l’argumentation morale – mais cela ne veut pas dire qu’elle ne peut pas aider la bourgeoisie, en particulier « à voir la nécessité de changer et de soutenir la classe ouvrière » 12. Le chapitre contient un examen critique de diverses théories de l’idéologie, y compris la notion d’Althusser d’idéologie en tant que pensée vidée de son histoire, « que [l’idéologie] n’a pas d’histoire propre » – une affirmation étrange qui est en quelque sorte une déformation de Marx qui, comme le souligne Wills, « ne dit jamais que l’idéologie n’a pas d’histoire ». En fait, Althusser « caractérise mal la critique matérialiste historique de Marx sur l’idéologie en insistant sur le fait que pour Marx, l’idéologie est mieux comprise comme “imaginaire”, ne nous donnant aucune idée des relations objectives de production dans une société donnée » 13.

L’une des caractéristiques les plus appréciables de son livre est l’examen par Wills d’écrits de Marx qui ont reçu relativement peu d’attention – par exemple, sa thèse de doctorat sur la différence entre les philosophies d’Épicure et de Démocrite. Sa lecture de la thèse vise à faire avancer l’idée plus générale selon laquelle Marx ne doit pas être considéré comme purement déterministe – il ne souscrit pas, en d’autres termes, à ce que William James appellerait l’univers du « bloc de fer », où tout est prédéterminé sans exception ni réserve. La défense par Marx de l’affirmation d’Épicure selon laquelle certains atomes « s’écartent » parfois de leur trajectoire initiale témoigne de son engagement en faveur d’un matérialisme qui « peut s’accommoder de la liberté, de l’activité consciente et de l’intervention dans le monde matériel » 14. Wills invente le terme de « compatibilisme dialectique » pour décrire la position de Marx sur la liberté et la nécessité. La liberté et le déterminisme sont « deux aspects qui se conditionnent mutuellement en une seule unité qui se développe historiquement » 15. La compatibilité de la liberté et du déterminisme n’est pas une réalité statique qui reste inchangée pour les êtres humains à travers le temps – ou comme le dit Wills : « On ne peut pas faire d’affirmations intemporelles et universelles sur le degré d’influence des facteurs déterminants externes sur le comportement humain […] les forces économiques déterminantes fonctionnent également comme des conditions préalables à la liberté humaine et s’inscrivent dans l’histoire de l’avènement de cette liberté » (97).

Le chapitre 8, consacré à la critique par Marx des autres théories morales, est particulièrement remarquable pour l’analyse approfondie que fait Wills de la relation entre Marx et l’éthique kantienne. Comme le souligne Wills, il y a eu des tentatives notables pour rapprocher Marx et le kantisme. La formulation par Kant de l’impératif catégorique de ne jamais traiter un autre être rationnel simplement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi, résonne indubitablement avec la condamnation par Marx de la mutilation et de la négation du travailleur par le capitalisme, sa transformation en un simple appendice des moyens de production. Pourtant, selon Marx, l’éthique de Kant ne peut finalement pas servir de « guide pour la transformation sociale », notamment en raison de « l’accent mis par le kantisme sur le “libre arbitre” autonome et sur la conformité de cet arbitre à la loi morale en tant que question centrale de la moralité » – et deuxièmement, parce que cet accent mis sur la spontanéité de la volonté ne reconnaît pas de manière adéquate « la mesure dans laquelle la volonté est elle-même déterminée par les conditions matérielles et les intérêts matériels » 16. Le kantisme se laisse « trop facilement réconcilier avec l’impuissance face à la réalité, faisant de la moralité une simple question de “bonne volonté”, qui est bonne sans référence aux effets » 17. Cette critique n’est pas sans fondement. Comme Kant le dira lui-même dans les Fondements de la métaphysique des mœurs :

« Même si, par une défaveur particulière de la fortune […] cette [bonne] volonté devait manquer entièrement de la capacité de réaliser son but […] alors, comme un joyau, elle brillerait encore par elle-même, comme une chose qui a toute sa valeur en elle-même 18 ».

Il existe une autre différence fondamentale entre l’éthique marxiste et l’éthique kantienne, qui nous amène à l’une des thèses les plus importantes du livre, à savoir celle concernant l’abolition éventuelle de la moralité. D’un point de vue kantien, rien ne peut justifier l’affirmation selon laquelle la morale sera d’une manière ou d’une autre dépassée ou prendra fin. Kant affirme que l’immortalité de l’âme est un postulat de la raison pratique pure précisément parce que la conformité complète de nos dispositions avec la loi morale « est une perfection dont aucun être rationnel du monde sensible n’est capable à aucun moment de son existence […] elle ne peut être trouvée que dans un progrès sans fin vers cette conformité complète » 19. Ainsi, bien que nous ne puissions avoir aucune connaissance théorique de l’immortalité, c’est quelque chose que la morale elle-même nous oblige à penser.

Ce que l’on entend par « abolition de la morale » est ambigu. Dans le Manifeste communiste, on peut lire que la morale « disparaîtra » avec la « disparition totale des antagonismes de classe » 20, mais cela peut être compris dans un sens faible ou fort. Marx pourrait simplement vouloir dire qu’avec le communisme, il ne sera plus nécessaire de prêcher la morale : lorsque nous aurons supprimé l’exploitation et la dégradation des êtres humains, cela « entraînera une altération si profonde qu’elle rendra habituelles, coutumières et naturelles les formes prosociales de l’interaction humaine » 21. Mais alors, ne serait-il pas aussi logique, sinon plus, de parler de la réalisation ou de l’accomplissement de la moralité plutôt que de son abolition ? Si, d’autre part, nous adoptons une interprétation plus forte selon laquelle « une société communiste pleinement développée serait dépourvue de raisonnement moral en tant que tel » 22, alors l’affirmation me semble très contestable. Même dans une société communiste où les injonctions morales sont devenues inutiles, ses membres se trouveront toujours dans des situations où quelque chose comme le raisonnement moral est nécessaire. Avec les progrès des nouvelles technologies, des problèmes et des dilemmes moraux continueront à se poser, que nous pouvons à peine prévoir à l’heure actuelle. Pour Marx, le communisme représente le véritable début de l’histoire de l’humanité, et il semble étrange de suggérer que l’histoire de l’humanité à proprement parler commencera par l’abolition du raisonnement moral plutôt que par son développement.

En se consacrant pour une part importante à la littérature secondaire, le livre de Wills, Marx’s Ethical Vision, saura intéresser les spécialistes. Toutefois, il est aussi écrit d’une manière très accessible et couvre un terrain suffisamment familier pour qu’il soit également un bon livre pour celles et ceux qui connaissent moins bien la pensée de Marx. Plus important encore, Wills propose une lecture solide de l’éthique marxiste, qui a beaucoup à offrir par rapport aux autres approches. Au niveau le plus fondamental, son interprétation est basée sur une compréhension holistique de Marx, qui embrasse sa méthode dialectique et voit son approche de l’éthique en des termes constructifs dont nous avons grand besoin aujourd’hui. Nous vivons une époque de lutte des classes féroce – pas moins qu’à l’époque où Marx écrivait – avec l’augmentation du travail des enfants, la montée en flèche des inégalités économiques, la généralisation de l’extrême de droite et la dévastation de l’environnement à l’échelle mondiale. Il est plus important que jamais de voir le capitalisme pour la faillite morale qu’il représente, pour son injustice et son inhumanité. À cette fin, Marx’s Ethical Vision apporte une contribution notable.

Trad. IJ.

1Vanessa Chris Wills, Marx’s Ethical Vision, Oxford University Press, New York, 2024, p. 2 .

2Ibid.

3Karl Marx, Le Capital, Pris, PUF, p. 640 sq.

4Vanessa Chris Wills, Marx’s Ethical Vision, Oxford University Press, New York, 2024, p. 7.

5Ibid., p. 9.

6Ibid., p. 2.

7 Ibid., p. 3.

8 Ibid., p. 231.

9 Ibid., p. 233.

10Ibid., p. 16.

11Ibid., p. 18.

12Ibid.

13Ibid., p. 29.

14Ibid., p. 104.

15Ibid., p. 14.

16 Ibid., p. 184.

17Ibid., p. 189.

18 Kant 2012 : 394.

19 Kant 2015 : 122.

20 Marx et Engels 1948 : 504.

21Vanessa Chris Wills, Marx’s Ethical Vision, Oxford University Press, New York, 2024, p. 238.

22 Ibid., p.  213.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *