Notes de lecture: Bruno Astarian, L’Abolition de la valeur

L’Abolition de la valeur : La richesse apparaît comme un immense amas de produits

Il s’agit pour l’auteur d’affirmer que l’abolition de la valeur est simultanément abolition du travail, ce que Marx ne concevait pas ainsi, car pour ce dernier, le travail n’allait pas être bien différent sous le capitalisme et sous le socialisme. La théorie de l’abolition de la valeur est « une théorie de la forme-valeur en tant que compréhension de la logique du capital, de sa trajectoire historique, et de ses contradictions »1. Par forme-valeur on entend le fait pour une marchandise de pouvoir porter une valeur. Sous sa forme simple, avec son air peu énigmatique la forme valeur s’exprime comme suit : xA = yB. C’est une faculté insensible, invisible et pourtant qui n’a rien de naturel : l’échangeabilité. L’échangeabilité n’est possible que parce que ces marchandises-produits sont commensurables, qu’elles sont en interaction entre elles en terme de quantités, sans égard aux besoins, ni à leur(s) qualité(s). Elles peuvent donc devenir des médiatrices des rapports humains. C’est possible, mais ce n’est pas nécessaire. Elles peuvent avoir d’autres formes que la forme-valeur. Ce caractère est social parce qu’il est aussi médiation de rapports sociaux. Et puis, maintenant, parce qu’il tend à en être le seul. C’est ceci qu’on appelle la forme-valeur.

Il s’agit pour Bruno Astarian de proposer un projet politique différent du « programme prolétarien ». Le programme prolétarien se caractérise par la mise en place d’un ensemble de mesures visant à rationaliser la production, partant de l’idée que son irrationalité est un élément central du caractère problématique de l’économie capitaliste. L’auteur part d’une analyse du Capital de Marx qui souligne un travers ayant rendu possible, voire ayant limité, la conception du socialisme à celle du programme prolétarien : Marx se serait concentré sur la sphère de l’échange au détriment de celle de la production. Par suite, Marx aurait assimilé l’abolition de la valeur à la disparition du marché et donc fait du socialisme une planification de l’économie. Ceci serait sous-tendu par la conception rationaliste caractéristique du contexte idéel de l’époque de Marx. Caractérisant les rapports marchands comme étant en déconnexion avec les besoins réels des hommes, leur rationalisation s’impose comme un objectif pour Marx de telle sorte qu’il évincerait la sphère de production comme espace politique.

Or en se concentrant ainsi sur la sphère de l’échange, il y aurait en plus d’une dévaluation de la nature politique de la sphère de la production, par contre coup, une mécompréhension de la manière dont la sphère de l’échange entre, s’insère dans le processus de valorisation du capital. C’est ce que propose de faire Bruno Astarian en soulignant par exemple, le danger que la sphère de l’échange représente pour la valorisation du capital, plutôt un risque pour la survaleur. Parce que la valeur produite court surtout le risque dans sa mise en concurrence avec les autres marchandises sur le marché, de connaître un réajustement par le bas, ou de rater le salto mortale. De plus, la sphère financière relève également de la sphère de l’échange, ce qui confère donc au procès de circulation de l’argent une détermination chronophage et représentant un coût (ceci Marx le montre, mais n’insiste pas tant, puisqu’il se concentre sur la métamorphose des marchandises). Ces caractéristiques du procès d’échange auraient été sous-estimées par Marx, impliquant surtout une réduction de la focale quant à l’action politique possible.

C’est ainsi que Bruno Astarian peut expliciter la nature révolutionnaire du mouvement appelé « anti-travail » tout autant que de la pratique du vol à l’étalage et du pillage de magasins. Il invite ainsi à suivre l’impératif catégorique suivant : tout ce qui ampute le procès de circulation de la survaleur est révolutionnaire puisque le capital est valeur se valorisant, dans ces pratiques, la valeur se dévalorise, le capital est ainsi grévé.

Pour être plus précis encore, ce qui est véritablement révolutionnaire, c’est ce qui remet en cause la valeur comme forme sociale, il appelle ce phénomène la « dévaloration », par distinction avec la dévalorisation qui n’est, elle, que la manière dont s’exprime dans le procès de valorisation la lutte de classes quotidienne.

Bruno Astarian nous propose une réécriture du Capital. En effet, en choisissant de partir de la marchandise montre que « l’analyse marxienne part du marché » (p.). Pour lui, l’approche de Marx dans le premier chapitre est « représentative de ce qu’il pense de la valeur en général, et surtout de son abolition par la planification de la production des « travailleurs associés » » (p.59). Si l’on suit la conception de Bruno Astarian, il faut partir de la production, et donc nous avançons l’hypothèse qu’il serait ainsi plus juste et plus clair aussi de parler de produits plutôt que de marchandises.

Cette réécriture du premier chapitre du Capital apparaît au chapitre 3 de son livre L’Abolition de la valeur, après donc avoir présenté les variantes des théories de la valeur (chapitre 1), puis s’être concentré sur la théorie de la valeur dans le premier chapitre du Capital (chapitre 2).

Valeur d’usage – utilité

Il apparaît essentiel à Bruno Astarian de distinguer entre valeur d’usage et utilité. Mais pourquoi ? Parce qu’il lui apparaît que « Marx et Engels ont une vision plutôt naturaliste de la valeur d’usage » (p.60). Ceci est visible lorsque, lorsque Marx doit préciser, après avoir affirmé que les prairies et un sol vierge peuvent être des choses utiles à l’homme, avoir une valeur d’usage sans avoir de valeur, que ces valeurs d’usages doivent être « pour d’autres, des valeurs d’usage sociales » (p.568). Ainsi, la valeur d’usage dans les sociétés où règnent le mode de production capitaliste, est « en même temps » support matériel de la valeur d’échange (p. 562). A ces précisions s’ajoute la note d’Engels à la quatrième édition qui vient, et l’auteur le remarque également, tout obscurcir, lorsque celui-là précise qu’au Moyen-Age, il y avait des impôts en nature, et donc des valeurs d’usage pour d’autres qui n’étaient pas des marchandises. Voulant parfois bien faire, Engels vient compliquer le propos de Marx avec des remarques sans fondement historique. Bruno Astarian voit alors le texte abonder en son sens : Marx et Engels avaient une vision naturaliste de la valeur d’usage.

Mais l’intérêt de son propos est d’affirmer que cette valeur d’usage dans la marchandise est « une catégorie pleinement sociale, qui ne doit rien à la nature, et qu’il faut distinguer la valeur d’usage de l’utilité de la chose » (p.60).

Une conception naturaliste de la substance de la valeur.

En plus de cela, Marx aurait une « vision essentiellement naturaliste de la substance de la valeur » en ce que Marx introduit la notion de travail abstrait, ce travail de la société tout entière, après coup, après avoir identifié la substance de la valeur comme étant « dépense de force humaine », au sens strictement physiologique. Cette réduction de la substance de la valeur au physiologique est ce qui provoque la nécessité de réaffirmer son caractère social, mais un caractère social qui n’est acquis qu’au moment de l’échange, au moment où la valeur se mesure, quand la marchandise mesure la quantité de valeur qu’elle contient par rapport à l’ensemble des marchandises produites. Le travail alors comparé dans ces marchandises doit être distingué de l’activité réelle, et donc, Marx doit introduire la notion de travail abstrait.

Ainsi, Bruno Astarian nous montre assez aisément dans quelle mesure Marx s’est retrouvé forcé de faire des montages conceptuels bancals : en raison de sa conception profondément naturaliste, de la valeur et sa substance. Ne pouvant pas s’en détacher complètement, coexistent en même temps le naturel et le social : autrement dit, la nature bifide de la marchandise n’est rien d’autre que la nature bifide de la conception marxienne de la valeur, mi-naturaliste, mi-sociale. Or, pour Bruno Astarian, il faut absolument reconnaître la nature social du procès de production, le social n’est pas réservé au moment de l’échange. S’il est réservé au moment de l’échange, comme le sous tend l’unifmisation des valeurs sur le marché, alors on ne peut pas concevoir le socialisme autrement que comme une révolution s’opérant au niveau du marché, par un programme de rationalisation des échanges.

Le développement suit deux voies distinctes :

Marx : Marchandise – valeur d’usage – valeur d’échange – produit du travail abstrait – travail concret/abstrait – forme valeur simple/relative/équivalent/totale/générale/universelle – forme-monnaie – fétiche –

Astarian : Activité continue/utilité relative – irrationalité du mode de production capitaliste – l’utilité n’est pas la fin – la jouissance n’est pas la fin – conditions de l’échangeabilité (valeur d’usage, travail dépensé socialement utile, ou légitimation dans division sociale du travail) – Division sociale du travail – multiplication et interdépendance des métiers – producteurs privés indépendants –

On voit clairement se dessiner dans le tableau de comparaison de l’argumentation de Bruno Astarian avec celle marxienne que le fil conducteur de son analyse est le telos de la production, ce qui l’explique, ce qui la justifie. Ce par quoi on peut rendre raison de son fonctionnement quand on l’observe, et en particulier quand on l’observe pleinement développée, différence notoire qu’il remarque avec la période à laquelle Marx écrit, et qu’il identifie comme nous rendant plus aisément visible le procès d’autovalorisation qu’est le capital. Critique mainte fois déjà faite et plutôt malhonnête, que Marx n’aurait pas bien compris comment cela fonctionnait, puisqu’il n’en avait que les embryons sous les yeux. Ceci est faux, il a dégagé des tendances générales du capitalisme, et ces tendances générales, ce sont avérées justes mais à ajuster bien entendu2.

Suivant ce chemin téléologique, on découvre alors immédiatement que ce n’est pas pour satisfaire les besoins ou encore la production que s’explique la production (niveau 1). Nous retrouvons une correspondance avec le niveau 1 d’analyse du chapitre 1 du Capital où il est explicité l’indifférence à la nature des besoins que la marchandise satisfait. Mais seul ce parallèle existe, puisqu’en effet, l’exposition proposée par Bruno Astarian repose sur de nombreux présupposés, alors que celle de Marx part de la marchandise uniquement (et de la préface du Capital), et c’est une chose qu’on ne connaît pas encore autrement qu’elle ne nous est donnée dans « l’intuition ».

L’analyse ensuite diffère, puisque Bruno Astarian se trouve résolument pris dans une perspective téléologique, alors que Marx essaie de comprendre ce qu’est la marchandise, l’élément le plus petit, apparemment le plus simple, de l’économie. Selon Bruno Astarian, on serait alors tenté d’affirmer que ce mode de production se justifie par lui-même (qu’on produit pour produire), autrement dit, qu’il tourne en rond, qu’il ne s’explique pas. Ceci pourrait sembler cohérent avec l’idée directrice du développement de Bruno Astarian : « notre point de départ sera la production capitaliste reposant sur ses propres bases » (p.106).

Mais il n’en est rien, puisque l’auteur poursuit en précisant « C’est vrai en première analyse. » (p.107). Cela signifie qu’à un certain niveau d’analyse, cette affirmation est conforme à ce qui est décrit, mais ce niveau est le premier, donc il n’est pas ultime. On pourrait affirmer qu’on se trouve alors au niveau de l’apparence au sens où elle est trompeuse3. Nous passons donc à un deuxième niveau d’analyse : Ce qui explique qu’une marchandise existe, ce n’est pas la satisfaction qu’en aura le capitaliste lui-même : seule la rentabilité explique qu’une marchandise vienne à la vie (niveau 2).

Bruno Astarian précise ensuite ce qui soutient l’idée selon laquelle la production de marchandises n’est ni destinée à la consommation des patrons (devant répondre à l’impératif d’autovalorisation du capital comme les prolétaires et ainsi réinvestir le maximum de leur revenu), ni à celle des travailleurs (l’utilisant pour rester des travailleurs dans le dénuement). Il s’agit pour Bruno Astarian, comme pour Marx d’ailleurs, de construire un discours tout en critiquant des théories économiques préexistantes : Bruno Astarian réfute par ces premiers développements l’idée que « la consommation est le but de la production…[idée] courante chez les économistes » (p.107).

On en arrive donc à la détermination du telos de la production capitaliste : la recherche permanente de la productivité. Cette recherche se traduit par la mise en œuvre de moyens afin de la servir au mieux : la normalisation.

Il érige ces deux déterminations, recherche de productivité et normalisation, en conditions nécessaires et suffisantes de l’échangeabilité.

La résistance au processus de normalisation se traduit par ce que Bruno Astarian identifie comme « les luttes significatives de son époque », celles de résistance du prolétariat à son identité de classe du travail (p.105).

Les conditions nécessaires de l’échangeabilité dans le Capital sont 1)que la marchandise soit une valeur d’usage pour l’acheteur, 2)que le travail en elle l’ait été sous forme socialement utile, ou qu’il soit légitimé comme branche de la division sociale du travail.

Niveau 1 : L’apparence du telos de la production

« … la société capitaliste apparaît comme une fourmilière travaillant sans répit à produire des biens qui sont d’une utilité relative pour les consommateurs. (106) ».4

« …Il est inutile d’insister sur l’absurdité, sur l’apparente irrationalité du mode de production capitaliste. On dit souvent que celui-ci se caractérise comme production pour la production. C’est vrai en première analyse. »

Le telos de la production du point de vue des marchandises produites (Niveau 1)

« Il faut bien sûr que les marchandises produites trouvent un usage, soit dans la production soit dans la consommation finale, mais il est évident que si la satisfaction des besoins des gens était l’objectif de la production on pourrait parvenir à ce résultat de façon beaucoup plus simple, beaucoup moins fatigante et beaucoup moins destructrice. »5 (107)

Telos de la production du point de vue d’un objet : rentabilité (Niveau 2)

« En effet, ce qui apparaît comme production pour la production se comprend en réalité comme recherche du profit6. Dans le mode de production capitaliste, rien ne justifie la production d’un objet quelconque si ce n’est la rentabilité de cette production.[…] Le confort et les fastes dela vie des capitalistes ne sont qu’un à-côté de leur vraie richesse, et pas le but de leurs efforts. Leur vraie richesse c’est la valeur de leur capital, qu’ils doivent toujours faire accroître en faisant travailler leur main d’oeuvre.  » (107)

Définition de la richesse (niveau 1) et de l’objet de la recherche

…Quoi qu’il en soit et au final, que l’on considère l’une ou l’autre classe, le travail des producteurs apparaît alors comme une activité qui produit une richesse immense qui sert peu, et mal, à pas grand monde. On appelle cette richesse la valeur. Tel est l’objet de nos investigations dans le présent chapitre. (107-108)

Le telos de la production d’un point de vue de la société

…On y trouve [dans la société capitaliste développée] de nombreuses catégories sociales différentes, des métiers plus ou moins bien payés, des chômeurs et des actifs, des cadres et des techniciens, etc. Mais pour notre analyse il suffira de dire que la société capitaliste est composée de deux classes : les capitalistes, qui possèdent les moyens de production et organisent le travail qui valorise leur capital, et le prolétariat, qui travaille sous la contrainte du dénuement où il se trouve en raison du monopole de la propriété capitaliste sur les moyens de travail. Telle est la logique du mode de production capitaliste : les prolétaires travaillent sans cesse pour ne toucher qu’un minimum qui le permet juste de continuer à travailler, tandis que les capitalistes, anxieux de survivre dans la jungle concurrentielle, accumulent sous forme de capital la richesse qu’ils retirent de l’exploitation des travailleurs sans en jouir vraiment, car il faut que cette richesse retourne sans cesse à la production de nouvelles richesses. (108)

Définition de la richesse (Niveau 2)

Dans notre modèle simplifié, donc, capitalistes et prolétaires, chacun à leur niveau, vivent sans jouir de la richesse qu’ils produisent parce que cette richesse se définit comme valeur à valoriser. (108) […] la production capitaliste est fondamentalement production de moyens de production et de subsistance. (110)

Condition d’échangeabilité de la marchandise : VU

…pour qu’elle s’échange contre l’argent, « il faut avant tout que la marchandise soit valeur d’usage pour l’acheteur, que le travail dépensé en elle l’ait été sous une forme socialement utile ou qu’il soit légitimé comme branche de la division sociale du travail. […]

Le travail étant une marchandise, les métiers se diversifient

Entrelacé, hier encore, dans les nombreuses fonctions dont se compose un seul métier, un travail parcellaire peut aujourd’hui se détacher de cet ensemble, s’isoler et envoyer au marché son produit partiel à titre de marchandise complète […] »7… Un métier unique se scinde en deux métiers séparés, chacun proposant maintenant comme une marchandise de plein droit ce qui pourrait apparaître comme un produit partiel par rapport au produit ancien du métier unique. De la même façon, le capital de la société toute entière produit sans cesse des rejetons, des capitaux nouveaux qui proposent au marché des marchandises partielles correspondant à des sous-ensembles de ce qui était auparavant produit par un seul capital, ou des marchandises nouvelles correspondant à des besoins nouveaux.

La production capitaliste ne s’est pas développée comme accroissement homothétique de quelques capitaux historiques qui auraient présidé à la naissance du mode de production capitaliste, mais comme multiplication de capitaux nouveaux, comme division sans cesse renouvelée de la propriété capitaliste. C’est de cette façon que, pourrait-on dire, sont nés et naissent chaque jour les « producteurs privés indépendants »… (110)

La substance de la valeur n’est pas qu’une dépense de force humaine au sens physiologique.

Incohérences :

Pour fonder la nécessité de réécrire le début du Capital, Bruno Astarian suit la lecture de Roubine qui voit dans le début du Capital la description d’une société précapitaliste : p. 106, « Marx place son analyse dans une société indéterminée… nous partons d’une société bien déterminée. » (108)

Critique du programme prolétarien

Pour Bruno Astarian, Marx conçoit le dépassement du capitalisme comme abolition du marché. C’est pourquoi il commencerait son analyse par la marchandise. Or il serait plus approprié de commencer par la production. C’est en partant de ces constats que Bruno Astarian propose une autre voie que celle du programme prolétarien, la planification, telle qu’elle est formulée dans le Manifeste Communiste ou dans la Critique du programme de Gotha et dont témoigne, d’un point de vue théorique, la mise en avant de la marchandise au début du Capital. Cela lui permet de dépasser la notion de travail abstrait, et de montrer dans quelle mesure l’échangeabilité provoque bel et bien un changement concret de l’activité productive. La thèse de l’auteur, c’est qu’en ne commençant pas par la sphère de la production, Marx s’interdirait de concevoir que le dépassement du capitalisme puisse avoir lieu à ce niveau-là. Ceci se traduit par de nombreuses difficultés qu’il serait alors permis de résoudre.

Or, il semble que l’articulation entre sphère de la production et sphère de l’échange soit de l’ordre de la réalisation de la valeur. Pour Astarian, l’échange ne vient que confirmer et valider la valeur, alors que que les rapports qu’entretiennent ces deux sphères sont de l’ordre de la co-causalité, ou en tout cas de la co-détermination.

Le dévoiement de l’auto-organisation ouvrière aujourd’hui est tel que l’ouvrier n’est plus perçu comme sujet révolutionnaire. Effectivement, le prolétariat n’est pas l’ouvrier, et la définition claire de la classe prolétaire est un prérequis pour estimer dans quelle mesure les formes d’auto-organisation qu’elle met en œuvre sont de même nature ou non que celle des ouvriers.

La manière dont l’auto-organisation ouvrière pose la question du rapport entre sphère de la production et sphère de l’échange est adéquate à la manière dont ces deux sphères s’engendrent dialectiquement.

L’auto-organisation des ouvriers avait pour enjeu de répondre dans la pratique au dépassement du programmatisme prolétarien, au moins dans la forme qu’il a pris en Russie soviétique. C’est pourquoi cette proposition d’organisation, dépendante des formes historiquement déterminées de la classe des prolétaires, constitue une alternative autant au programmatisme qu’au luddisme. La voie luddite est en effet celle choisie par Bruno Astarian, en tant que cette voie traduit le fait que le prolétariat se nie en tant que tel. Elle est donc, à son sens, la voie qui permet de dépasser le capitalisme. Cependantdans ce livre règne une certaine confusion entre travail et organisation du travail, laquelle amène à ne pas identifier le caractère révolutionnaire de l’auto-organisation ouvrière.

Il y a trois possibilités d’envisager le rapport au mouvement ouvrier aujourd’hui : pessimiste, au sens où il n’aurait que fait contribuer à l’évolution du capitalisme ; démocratique-radicale, en isolant les formes d’auto-organisation des revendications remettant en cause l’exploitation ; et la troisième qui consiste à « simplement » identifier.

Le problème Roubine

Afin de mettre à jour l’articulation entre ces deux sphères, il est nécessaire de reconsidérer la nature du discours de Marx : l’interprétation proposée par Michael Heinrich, excluant toute forme de dimension historique dans l’exposition du début du Capital est l’élément-clé pour identifier ce qui constitue l’origine de l’erreur de Bruno Astarian, qui lui part de Roubine. En effet, ce dernier partant de l’hypothèse que Marx décrit au début du chapitre 1 une société précapitaliste ou du moins, une « société marchande simple » constituée d’artisans échangistes, il en découle une mécompréhension de ce que Marx fait dans ce chapitre, et donc rend inaccessible la manière dont l’articulation entre sphère de la production et sphère de l’échange s’articulent. Si cette articulation n’est pas à prendre en un sens historique, mais bien au sens d’un développement conceptuel, il n’en reste pas moins problématique que Marx commence par la sphère de l’échange (le marché, la marchandise), ce qui n’amène pas nécessairement à invalider complètement les thèses développées par Bruno Astarian. L’éclairage apporté par l’interprétation de Michael Heinrich nous permet de préciser certaines articulations qui souffrent de cette lecture historique du commencement du Capital.

1

2Voir les travaux de Gouverneur, Marcel Roelandts, Meksins Wood, etc.

3Notons ici que comme l’a justement fait remarquer Michael Heinrich, il ne s’agit pas chez Marx d’un usage du terme d’apparence au sens de ce qui est faux par distinction avec l’essence, comme l’ont affirmé les lectures dites du « marxisme occidental » de Marx (voir à ce propos Anderson, Perry, Considerations on Western Marxism), partant d’une matrice hégélienne, ou plus largement, philosophique. Il s’agira alors de s’interroger dans notre lecture d’Astarian si cette opposition subsiste, ce qui impliquerait une différence fondamentale avec l’analyse marxienne. Il faudra alors observer les implications que cela a pour l’économie politique.

4« …considérant que l’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe, nous placerons notre réflexion dans la cadre de la société capitaliste pleinement développée… notre point de départ sera la production capitaliste reposant sur ses propres bases. » (p.106). C’est la base du raisonnement de l’auteur, qui juge que partir d’une société indéterminée, voire même où seul règne l’échange marchand dans ses formes simples ne permet pas d’avoir une compréhension claire du fonctionnement de l’échange marchand dans sa forme généralisée. Ceci implique donc de ne pas commencer l’analyse par la marchandise, la forme élémentaire de la richesse. Or, il suit ici la lecture catastrophique de Roubine, voir plus loin « Le problème Roubine ».

5On voit clairement ici que la marchandise est analysée non pas en partant d’elle, mais en tant que (Als) celle-ci s’articule avec les besoins, sphères de la production et/ou de la consommation finale.

6Si la notion de profit est insérée très rapidement dans la version de Bruno Astarian, ce n’est pas dans un sens autre que commun comme les concepts utilisés par Marx dans le Capital. Pourtant, le profit n’apparaît que bien plus tardivement dans le développement marxien. Plus précisément, il intervient explicitement dans le chapitre VI Achat et vente de la force de travail, Section II, « La seule force qui les [les vendeurs et acheteurs] mette en présence rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. » Ceci est une observation faite à un niveau isolé, à celui des acheteurs et vendeurs pris isolément, c’est-à-dire sans sortir de la sphère de la circulation simple et sans considération pour les dynamiques propres à l’accumulation capitaliste, autrement dit, possiblement la description d’une société marchande non-capitaliste (et bien sûr, pas forcément « primitive »).

7Capital chapitre III, Pléiade, Tome I, p.645.