La machine à fétiches – Qu’est-ce que la « formule trinitaire du capital » ? – D’après Michael Heinrich

Extraits de Critique de l’économie politique. Une introduction de Michael Heinrich (Kritik der politischen Ökonomie. Eine Einführung, Schmetterling Verlag).

La formule trinitaire du capital permet de relier les phénomènes de fétichisations et de mystifications inhérents au mode de production capitaliste : « Les différentes formes de fétiches et de mystifications […] ne sont pas déliées les unes des autres. Elles constituent un tout dont Marx dresse une esquisse à la fin du troisième livre du Capital. […] Cette formule trinitaire permet d’exprimer l’unité apparente de la valeur avec ses sources » (Michael Heinrich, Kritik der politischen Ökonomie, S.183-185).

Le texte de Marx dans lequel se trouve la « formule trinitaire du capital » se situe dans la section VII, « Les revenus et leurs sources » du Troisième livre du Capital (LP II, p.1425-14411). Dans ce texte, Marx analyse la répartition de la plus-value (ou surproduit) dans l’ensemble de la société. La « première limite » que rencontre l’appropriation par les capitalistes de la plus-value (ou surproduit) est la propriété foncière (p.1425) : « Tout comme le capitaliste actif tire du travailleur le surtravail, le propriétaire foncier reprend au capitaliste une partie de cette plus-value, de ce surproduit sous forme de rente » (p.1425). Alors même que d’un point de vue de la valeur produite, « le propriétaire foncier n’a rien à voir avec le processus réel de production » puisque seul le capital est producteur de plus-value, il joue tout de même un rôle dans ce processus. En effet, dans le processus de production, le propriétaire foncier exerce une pression sur le capital, mais il joue aussi un rôle « parce que la grande propriété foncière, en dépossédant le travailleur de ses conditions de travail est la condition préalable de la production capitaliste, mais surtout parce qu’il apparaît comme la personnification d’une des conditions essentielles de la production » (p.1426). Le propriétaire foncier a donc un triple rôle : être une contrainte pour le capital, être le dépossédant historique, être la personnification d’une condition de la production.

Si l’on considère ces trois types de revenus du point de vue de la valeur totale produite annuellement, ils sont « comme les fruits annuels d’un arbre vivace, ou plutôt de trois arbres ; elles forment le revenu annuel de trois classes, capitalistes, propriétaires fonciers et travailleurs » (p.1426). Ce qu’ont en commun ces trois sources différentes (capital, terre, travail) de revenus spécifiques (profit, rente foncière, salaire) c’est que les revenus apparaissent à chacun des participants (capitaliste, propriétaire foncier, travailleur) comme ayant « trois sources distinctes et indépendantes dont dérivent trois éléments constitutifs de la valeur produite chaque année » (p.1427). Or « ce n’est pas ainsi que les choses se présentent aux yeux de ceux qui remplissent les différentes fonctions du processus de production » (p.1427). Il s’agit donc pour Marx d’affirmer :

« Capital-profit (profit d’entreprise plus intérêt), terre-rente foncière, travail-salaire, voilà la formule trinitaire qui comprend tous les secrets du processus global de production. » (p.1428). De cette « trinité économique », capital, terre, travail, on croit voir surgir la valeur. Or il n’en est rien nous explique Marx, puisque le capital n’est pas une chose, « mais les moyens de production transformés en capital », « les forces et les rapports sociaux qui se dressent en face des producteurs en tant que manifestations de leur produit » (p.1428) ; puisque la terre ne produit pas de plus-value mais conditionne, par sa fertilité, les quantités de travail et de capital nécessaires à produire la même valeur ; et puisque « le » travail, n’est qu’une abstraction, un pur fantôme, « qui désigne l’activité productive de l’homme en général, ce par quoi il réalise les échanges organiques avec la nature… » (p.1429). Et Marx d’en conclure :

« Capital – intérêt ; propriété foncière (propriété privée de la terre au sens moderne, conforme au mode de production capitaliste) – rente ; travail salarié – salaire : voilà sous quelles formes s’exprimerait le lien entre les revenus et leurs sources. Tout comme le capital, le travail salarié et la propriété foncière sont des formes sociales historiquement déterminées, l’un du travail, l’autre de la terre monopolisée, tous deux correspondant au capital et appartenant à la même organisation économique de la société » (p.1429).

Il est manifeste à la lecture de ce passage qu’il est essentiel de « découvrir » ce qu’est la source des revenus, puisqu’à « tous ceux qui remplissent les différentes fonctions du processus de production », les choses se présentent de manière « biaisée ». Le renversement a lieu au niveau du « lien entre les revenus et leurs sources », de telle sorte que si l’on considère ces revenus d’un point de vue de la critique de l’économie politique, autant le capitaliste, que le propriétaire foncier et le travailleur désocialisent la source de leurs revenus. La formule trinitaire permet de comprendre les secrets du processus global de production parce qu’elle met à jour le lien biaisé que l’on établi entre les revenus et leurs sources.

C’est pourquoi elle rétablit le lien entre différentes formes fondamentales de fétiches : chacun voit respectivement selon sa fonction, dans le capital, la terre ou le travail, la source de ses revenus. Ces trois sources de revenus deviennent ainsi dans une compréhension fétichisée des moyens d’appropriation de parties de la valeur produite annuellement (cf. Heinrich, p.183).

La formule trinitaire permet donc d’établir un lien entre des phénomènes apparemment isolés. Ce lien, c’est celui d’une perception « biaisée », produisant fétiches et mystifications. Tous les membres de la société capitaliste ont spontanément une perception « biaisée » dans le sens qu’elle est conforme à une structuration commune à tous les membres de la société provenant 1) d’une pratique socialement et historiquement déterminée 2) d’une expérience quotidienne selon la fonction occupée dans le processus de production (cf. Heinrich, p.185). Cette perception amène à identifier la source de revenus (le capital, la terre, le travail) comme étant la source de la totalité de la valeur produite annuellement. La terre, le capital et le travail sont des fétiches dont la formule trinitaire permet de saisir ce qu’ils ont en commun.

1LP II signifie Oeuvres complètes, Karl Marx, Gallimard, La Pléiade, Tome II Economie.