Paru dans Neues Deutschland, le 13/03/2009
Traduction I.J., le 13/03/2020
Dans cet article, Michael Heinrich présente de manière générale l’intérêt d’un retour à Marx pour expliquer les crises, mais surtout expose sa thèse de la crise comprise comme « réunification violente des deux sphères » de la production et de la consommation (pour plus de précisions, voir l’article Krisis und die Krise, bientôt disponible en français).
L’amplification de la crise l’année passée a remis la personne et l’œuvre de Karl Marx sous les projecteurs. Tels que les chiffres des ventes de ses livres le montrent, cet intérêt croît régulièrement depuis quelques années. Ce phénomène a atteint son apogée avec la rupture de stock du Capital l’automne dernier. Mais qu’a-t-il donc encore à nous dire sur la crise économique actuelle ? Cet intérêt nouveau n’est-il pas simplement dû à l’état déplorable dans lequel se trouvent les sciences économiques aujourd’hui ?
L’école néoclassique qui domine aujourd’hui dans les universités a certes élaboré des modèles mathématiques toujours plus fignolés, mais ce faisant, elle a largement perdu le contact avec les réalités économiques. Ses modèles standards ont pour point de départ une « concurrence pure », une transparence totale des informations, et last but not least, s’appuient sur la « loi de Say » critiquée par Marx. Cette dernière affirme que toute offre provoque une demande correspondante puisque la production du bien mis sur le marché créerait, d’une part une demande de produits nécessaires à sa fabrication, et d’autre part fournirait un revenu plus élevé à ses producteurs. Dans de telles conditions, les crises ne peuvent en fait pas survenir. Si elles apparaissent malgré tout, cela ne peut que provenir du comportement « irrationnel » des acteurs et de chocs « extérieurs » (c’est-à-dire, extérieurs au système marchand). Confrontée à une crise économique et financière profonde, la doctrine néoclassique dominante se trouve complètement démunie : elle ne peut ni expliquer la crise, ni non plus proposer des mesures qui pourraient permettre de la résorber. Impossible d’égaler la vacuité des analyses de ses représentants : la crise devrait bientôt passer, on ne sait seulement pas quand, comme le disait l’année dernière Wolfgang Franz, président du « conseil des experts » du gouvernement fédéral.
De l’autre côté, les keynésiens paraissent mieux s’en sortir. Ils s’en remettent à l’État qui posséderait lui seul le pouvoir économique de compenser la chute de la demande. L’explication de la crise n’en reste pas moins très faible, présupposant la plupart du temps que l’État n’a pas, par le passé, joué son rôle compensatoire, et que cela aurait mené à une accumulation de déséquilibres.
Si Marx doit intervenir dans ces débats, il est nécessaire de se demander tout d’abord de quel Marx il s’agit. Des décennies durant, l’œuvre de Marx n’a été utilisée dans les « pays socialistes » que comme un réservoir de formules toutes faites, permettant de justifier ou bien des choix politiques, ou bien ce que l’on entendait par « construction du socialisme ». Après avoir pris des décisions, on cherchait la citation qui allait bien pour faire office de décoration. Mais le « marxisme » compris comme une idéologie totale, qui aurait déjà une réponse à toutes les questions, est bien éloigné de Marx. Lorsque son gendre Paul Lafargue l’informa des évolutions du « marxisme » en France, Marx s’emporta et déclara « Je ne suis pas marxiste ».
Marx a développé une analyse critique du capitalisme, comme l’indiquent le titre et le sous-titre de son œuvre majeure : « Le Capital. Critique de l’économie politique ». Il n’a pas été rare que cette critique ait été comprise comme étant morale, comme une critique de « l’injustice » de l’exploitation capitaliste des travailleuses et des travailleurs. Cette critique morale trouve une certaine résonance aujourd’hui grâce aux revenus exorbitants des managers et aux millions de dédommagements accordés aux banquiers qui ont provoqué la perte de milliards qu’à présent les contribuables doivent rembourser. Mais la plupart du temps, on en reste là. Or il ne s’agissait pas pour Marx de faire une telle critique morale. Dans le Capital justement, il raillait ces socialistes qui cherchaient à critiquer le capitalisme à l’aide d’idéaux d’égalité et des normes morales. L’intention de Marx était bien plutôt de procéder à une analyse scientifique du fonctionnement du capitalisme. Il souhaitait, comme il le formule dans la Préface du Capital, « parvenir à la connaissance de la loi d’évolution économique de la société moderne »1. Par ce travail scientifique, il se promettait une efficacité politique redoutable : le Capital, écrivait-il dans une lettre, devait être « certainement le plus terrible missile qui ait encore jamais été lancé à la face des bourgeois »2. Il résulte en effet de l’analyse de Marx que la production capitaliste de richesse ne porte en elle aucun vivre ensemble harmonieux des classes sociales, ni aucune harmonie des intérêts. Marx a tenté de montrer par des moyens scientifiques que le développement capitaliste de la technique et des potentialités productives était nécessairement un processus destructeur, qui, comme il l’écrit dans le premier livre du Capital, pille les sources durables de toute richesse : le sol et le travailleur3. Ce n’est donc pas pour des raisons morales que Marx s’attendait à une révolte contre le mode de production capitaliste, mais par l’observation que ce mode de production allait toujours nuire plus aux intérêts vitaux élémentaires de la majorité de la population.
C’est justement la qualité scientifique de l’argumentation de Marx qui est aujourd’hui disputée. La discipline appelée « économie nationale »4 croit pouvoir renoncer complètement à Marx. Il en est de même en sociologie et en sciences politiques où la théorie marxienne se trouve reléguée à la marge. Or les diverses « réfutations » que l’on avait formulées à la théorie marxienne – en particulier pendant la période du « miracle économique » – affirmaient que le capitalisme allait à présent se développer sans crise et que le standard de vie des salariés allait constamment augmenter, sont difficiles à entendre aujourd’hui. Cependant, une autre objection semble, au moins au premier abord, être plausible : l’âge de l’analyse de Marx. Ce que Marx avait identifié il y a 140 ans peut-il encore avoir une quelconque validité aujourd’hui aux vues des énormes changements qui ont eu lieu depuis ? On peut répondre que l’objet d’analyse de Marx n’était en aucun cas le capitalisme anglais du 19ème siècle. Si cela avait été le cas, alors ces critiques seraient justes. Dans la Préface du Capital, Marx précisait bien que ce capitalisme anglais contemporain – en son temps la forme la plus aboutie du capitalisme – servait d’illustration à son exposé théorique. Marx résume ce qu’il s’agit pour lui de faire à la fin du Livre III du Capital, exposer « l’organisation interne du mode de production capitaliste, pour ainsi dire, dans sa moyenne idéale »5. Non pas une de ses formes historiques, mais ce qui fait que le capitalisme est le capitalisme, ce qui lui appartient de manière nécessaire.
Et en son temps, Marx était arrivé assez loin dans ces recherches. Ce qu’il analysait dans le premier livre du Capital comme la « production de la plus-value relative », c’est-à-dire le lien entre le développement capitaliste des forces productives, la chute de la valeur de la marchandise force de travail, et avec elle l’augmentation de la plus-value, n’est effectif que si la masse des moyens de subsistance et biens de consommation utilisés par les travailleuses et les travailleurs sont produits de manière capitaliste. C’est seulement à ce moment-là que l’augmentation des forces productives a les effets que Marx identifie. Et ceci ne fut le cas qu’au 20e siècle avec le « fordisme », la production en masse de biens de consommation, qui modifia fondamentalement la consommation de la classe laborieuse.
Il en est de même pour l’analyse (non terminée) par Marx du système de crédit dans le livre III du Capital qui paraît encore plus actuelle qu’au 19e siècle. Marx n’a pas seulement montré qu’une économie capitaliste ne peut se développer qu’avec un système financier ; dans son analyse du « capital fictif », il démontre comment les marchés financiers sur lesquels se vendent les « prévisions » sur de futurs profits, tendent ainsi à tout multiplier par deux ou trois : faire des prévisions sur les prévisions, transformer les dettes en circulation de nouveau capital, et construire ainsi d’immenses pyramides de crédit qui au bout d’un certain temps s’effondrent.
Marx a cependant analysé avant tout la dynamique de crise du mode de production capitaliste, et a formulé ainsi une théorie véritablement alternative à la théorie économique dominante. Le capitalisme moderne n’est pas simplement le mode de production le plus dynamique de l’histoire humaine, celui qui a mené à un développement encore jamais atteint des forces productives, puisque sa dynamique est contenue par une finalité bornée, la maximisation du profit. La tendance inhérente à la crise est déjà donnée par cette détermination fondamentale du capitalisme en ce que la maximisation du profit contient une contradiction fondamentale : entre, d’un côté, le développement des forces productives, et avec lui l’élargissement de la production, et d’un autre côté, la limitation des possibilités sociales de consommation de cette production, autant du fait de la réduction du nombre de forces de travail au strict minimum, que par la pression exercée sur les salaires. Cette écart entre l’extension de la production et celle de la consommation de la société peut cependant être comblé par les investissements des entreprises capitalistes. Mais ces investissements n’ont lieu que s’il est possible d’escompter des profits futurs élevés et surtout quand ces profits à venir se révèlent plus élevés que les gains qui sont pronostiqués sur les marchés financiers. Ces deux conditions ne sont cependant jamais remplies, de telle sorte que les écarts entre production et consommation se rencontrent violemment sous forme de crises. Dans une économie capitaliste, les crises ne proviennent pas de perturbations « extérieures », ou d’accidents industriels qui pourraient en principe être évités ; les crises sont toujours à nouveau produites par le capitalisme lui-même. Les crises sont alors destructrices aussi bien pour les nombreux individus qui perdent leur travail, que pour les nombreuses entreprises qui font faillite. Et c’est pourquoi les crises ont pour l’économie capitaliste, dans l’ensemble, une fonction productive : avec les entreprises qui ont fait faillite, les capacités excessives de production disparaissent ; par l’augmentation du nombre de chômeurs, les salaires peuvent être plus aisément baissés, et ces deux phénomènes améliorent la profitabilité des entreprises qui n’ont pas fait faillite, alors que dans le même temps, le combat à mort entre les entreprises permet de lutter contre des structures qui ne sont pas assez productives. Ainsi, les grandes crises économiques mènent régulièrement à des sursauts d’innovation et de modernisation : le capitalisme ne porte pas seulement, en soi, la nécessité de la crise, il en a aussi cruellement besoin pour poursuivre son développement. C’est pour ces raisons que l’analyse de Marx est incontournable afin de saisir ces phénomènes.
1Le Capital, Livre I, PUF, p. 6.
2Cf. K. Marx à J. Ph. Becker, le 17 avril 1867. Et pour qu’il n’y ait pas de doute sur l’efficacité de ce missile : sur le plan théorique, le Capital porte à la bourgeoisie « un coup dont elle ne se relèvera jamais. » Cf. K. Marx à K. Klings, 4 octobre 1864, in : Lettres sur « le Capital », présentées et annotées par G. Badia, Paris, Ed. Soc., 1964, p. 144.
3 « Et tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. » (Le Capital, Livre I, PUF, p. 566)
4Volkswirtschaftslehre, discipline enseignée dans les universités allemandes.
5Le Capital, Livre III, Les revenus et leurs sources, chapitre XLVIII, « La formule trinitaire ».