Recension : Oliver Schwedes, Verkehr im Kapitalismus [Le transport dans le capitalisme], transcript, 2e édition, 2021.

Verkehr im Kapitalismus bei transcript VerlagCe livre propose d’utiliser l’analyse de Marx pour étudier le rôle du transport dans l’économie capitaliste. En gardant comme objectif de déterminer les possibilités d’action en termes de choix politiques, l’auteur donne à voir les obstacles provenant spécifiquement de la structure même du capitalisme qui obstruent le champ d’action autant des individus que des groupes sociaux à l’intérieur de la société. L’articulation principale étant entre « économie politique » et « transport » ce livre doit nécessairement retenir notre attention.

Depuis les années 2000, la question du transport est devenue centrale dans les débats politiques pour intégrer progressivement toujours plus d’acteurs sociaux et aboutir à une certaine forme de consensus autour d’une réduction du transport. Si ce consensus s’est établi autour d’une certaine limitation ou d’une augmentation de son efficience, le transport ne cesse pourtant de se développer, semblant de cette manière suivre sa propre logique 1. Afin de pouvoir comprendre ce paradoxe, l’auteur se propose de tout d’abord la contextualiser dans le cadre de l’économie politique, c’est-à-dire dans le cadre de la socialisation capitaliste. Le deuxième chapitre s’attelle à une analyse au niveau discursif de l’échec des tentatives de régulation du transport, permettant de mettre à jour ses incohérences internes. Le troisième chapitre se consacre à l’analyse plutôt des intérêts en jeu dans les choix politiques en termes de transport. Oliver Schwedes analyse les acteurs et leurs stratégies d’action, pour en distinguer cinq fondamentales marquant des lignes de conflit centrales où l’intégration dans le marché des politiques de transport est dominante. Le quatrième chapitre étudie des initiatives spécifiques afin de mettre à jour les causes concrètes d’échec, permettant de rendre raison du hiatus entre ambitions et réalisation. Il en ressort que la non-thématisation des intérêts à l’œuvre dans les questions de politique de transport est un élément décisif dans ces échecs. Tout d’abord situé à un niveau très local, l’analyse se déplace à un niveau transnational européen des politiques de transport. Le chapitre cinq, en continuité avec le premier chapitre se demande comment dans les conditions capitalistes il serait possible d’avoir une politique de transport durable.

Les chapitres qui vont plus particulièrement nous intéresser sont le premier et le dernier en ce qu’ils portent spécifiquement sur l’économie politique. Oliver Schwedes constate tout d’abord qu’il y a eu une évolution sémantique, venant progressivement assimiler transport et mobilité, alors qu’en réalité la contrainte à la mobilité, comme l’utilisation de la voiture par exemple, signifie en fait une contrainte à utiliser une certaine forme de transport 2. Ceci implique donc d’opérer des distinctions conceptuelles, comme entre le mouvement physique réalisé dans un espace et la mobilité en tant que mouvement potentiel qui se mesure aux possibilités de « participation » sociale de l’individu. Un individu peut avoir une plus forte participation sociale (un revenu plus élevé) et moins utiliser les transports, alors qu’il sera, plus mobile au sens où il pourra se déplacer à pieds dans le centre-ville, alors qu’un salarié contraint de travailler loin et n’ayant que peu de revenus se verra contraint d’utiliser les transports, n’est pas plus mobile. Par ces exemples et cette distinction, Oliver Schwedes pointe le lien étroit qui existe entre niveau de revenu, contrainte à l’utilisation des transports et possibilités concrètes de déplacement physique dans l’espace.

Une économie politique du transport

Pour ouvrir son analyse du mode de socialisation capitaliste, l’auteur part de la caractéristique énoncée par Marx et Engels dans le Manifeste communiste, selon laquelle la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments et les rapports de production 3. Pour l’auteur la société s’organise en sous-systèmes, et ceux-ci sont mis en lien et en mouvement les uns avec les autres par le transport. De cette manière, le transport révèle une dynamique spécifique du développement des sociétés capitalistes. Par conséquent, le transport n’est pas un sous-système, de par sa fonction, il est la « structure fondamentale » [Grundgerüst] des sociétés capitalistes, il est le moyen de graisser les rouages de la modernité, poursuit Oliver Schwedes en se référant à Baumann 4. Pourtant, il estime qu’ayant affirmé ceci, on ne comprend toujours pas bien pourquoi le transport occupe une place si centrale dans la socialisation capitaliste. Comment peut-on en effet s’expliquer le lien entre revenus et mouvement spatial ? Comment peut-on s’expliquer que les distances parcourues soient toujours plus élevées ? Et finalement, comment expliquer que le transport ne cesse d’augmenter ?

Partant de ces questions, l’auteur entend donc analyser la signification fonctionnelle du transport dans la socialisation capitaliste, ce qui permettra de mesurer les possibilités et les limites des politiques de transport, et les stratégies d’action envisageables. Pour analyser cette étrange fonction fondamentale du transport, Oliver Schwedes distingue cinq caractéristiques du mode de production capitaliste : division du travail, croissance, concurrence, accélération et aliénation.

1. 1. La division du travail. Partant de l’affirmation de Marx dans Le Capital selon laquelle « cette division est la condition d’existence de la production marchande », l’auteur la pose comme présupposé du mode de production capitaliste 5. Il renvoie alors à la description d’Adam Smith des effets de la division du travail sur l’augmentation de la productivité dans la fabrique d’aiguilles. Oliver Schwedes poursuit : « Ce qui a fasciné Smith et ses contemporains dans la division du travail, c’est la ‘gigantesque collection de marchandises’ qu’elle rend possible dans des mesures encore jamais vues et dans un temps record… » 6.

On voit que l’auteur ramène la première phrase du Capital à une fascination de Marx pour les effets de la division du travail. On manque ainsi que, par cette phrase, Marx critique en fait Smith en ce que ce dernier, partant justement de la division du travail, semble partir de faits, qu’il naturalise et déshistoricise les rapports sociaux, sans percevoir que ce qui est spécifique c’est la forme de la richesse. Aucune fascination ici à déceler pour la division du travail. On peut à la rigueur se référer à l’ambivalence du rapport de Marx à la notion de forces productives pour éventuellement indiquer le rapport problématique qu’il entretient avec les évolutions techniques, mais ce qui est certain c’est qu’il n’est pas possible de le ramener sur ce point à Smith et les autres économistes comme s’ils avaient en commun d’être fascinés par ce phénomène. On voit ensuite que l’auteur se situe en fait plutôt à un niveau smithien d’analyse lorsqu’il affirme que « tout comme avant, cette puissance matérielle constitue une motivation matérielle des hommes », entérinant par là-même une non spécificité du mode de production capitaliste, et passant à côté justement d’une de ses caractéristiques bien fondamentale : celle de poursuivre le processus de valorisation au dépens même de l’accumulation de richesse individuelle qui se présente en réalité comme un obstacle à ce processus.

La différenciation spatiale ouverte par la division du travail dans la fabrique se réalise alors depuis son commencement progressivement au niveau mondial, éloignant les divers lieux de production, et rendant désuet l’espoir que les moyens de communication rendent superflu le transport. Pour l’auteur, ce développement mondialisé du capitalisme avait été identifié « de manière prophétique » par Marx et Engels dans le Manifeste communiste. Ce qui est intéressant avec cette mise en avant de l’analyse de Marx et Engels dans le Manifeste, c’est que la traduction française semble passer à côté justement d’un élément central : « Nous voyons donc que la bourgeoisie moderne est elle-même le produit d’un long processus de développement, d’une série de bouleversements dans le mode de production et de circulation » 7, le terme de circulation correspondant en fait à celui de « transport », « Verkehr », alors que « circulation » renvoie simplement au mouvement, autant des corps que des objets, le transport renvoie bien aux moyens d’effectuer ce mouvement. On peut alors apercevoir qu’une spécificité de la bourgeoisie est d’avoir progressivement médiatisé la circulation par le transport, par une forme spécifique de déplacement répondant aux impératifs liés à sa tâche historique 8.

Plutôt que de lier la réflexion de Marx sur la mondialisation, et la médiation par le transport à une perspicacité prophétique, il aurait certainement été bien plus judicieux de rappeler qu’à la différence justement de Smith et Ricardo, Marx pose dans le Capital comme nécessaire l’extension mondiale des rapports de production capitalistes, du fait de la forme-marchandise. Ainsi si c’est bien la logique spécifique à la production marchande qui se retrouve liée à la forme-transport, il n’est pas donné d’explication à cela 9.

L’auteur poursuit en nous affirmant que la Chine, l’Inde et l’URSS ont « longtemps évité la pression des marchés mondiaux » 10, ce qui témoigne d’une certaine superficialité dans l’analyse historique, mais l’objectif est de démontrer qu’aujourd’hui, le capitalisme est mondialisé. Pour parvenir à la différenciation non plus seulement spatiale mais cette fois fonctionnelle, l’auteur utilise les études d’Herbert Spencer, faisant un parallèle entre la complexification des corps vivants et celle des sociétés. Mouvement inéluctable et sans alternative, l’auteur déplore la naturalisation des rapports sociaux qui a ainsi lieu, en s’appuyant notamment sur Durkheim. Cela permet à Oliver Schwedes de tracer les grands contours de l’évolution de la famille et de ses formes, et les implications que cela a en termes de transport et de déplacements. Il précise que Durkheim s’oppose à Smith en ce que pour lui, ce n’est pas l’augmentation de la productivité qui est à l’origine de la division du travail, mais l’augmentation de la densité de population, qui elle-même requiert une augmentation de la productivité. En rappelant que Durkheim cherche à prouver que les hommes sont libres de donner la forme qu’ils veulent à leur vivre-ensemble, il est alors possible de comprendre dans quel cadre se déplacent les recherches en sociologie sur les transports depuis les années 1990.

1. 2. Croissance. Nous apprenons alors en fait l’origine de la fascination de Marx pour la division du travail : la dynamique de croissance. En effet, les taux de croissance n’ayant jamais été aussi élevés que depuis que la production capitaliste avait opéré la division du travail, Marx comme tous les économistes aurait été fasciné par ce phénomène 11. Le caractère nécessaire de la croissance de la production capitaliste en termes de production de marchandises est justifié par la nécessité d’agrandir les moyens d’investir, c’est-à-dire de faire fonctionner le capital de manière optimale, nous rappelle l’auteur en partant des analyses de Binswanger 12. Liant ainsi la spécificité des dynamiques du capital à l’augmentation de production de biens, il apparaît clairement que le transport de ces biens doit lui aussi nécessairement croître ; ce à quoi s’ajoute la division du travail entre entreprises, impliquant des étapes de transport dans la fabrication-même de ces biens. L’auteur en conclut que les besoins humains pourraient changer, et que si le capitalisme n’a que deux limites, la nature et l’homme, alors il est nécessaire de prendre une décision politique pour opérer un changement dans la place qu’occupe le transport.

1. 3. Concurrence. Oliver Schwedes rappelle très justement que la concurrence est le modus operandi de l’intégration au marché, et qu’elle est un acteur déterminant dans les actions des capitalistes. Partant de l’analyse d’Engels sur la tendance à la monopolisation, l’auteur analyse en quoi c’est un phénomène particulièrement observable dans les branches du transport, qui fait intervenir pour cela trois « cartels de pouvoir » : politique, économique et syndical. L’ensemble doit gérer un hiatus, notamment entre « bien commun » et intérêts de l’économie du transport.

1. 4. Accélération. La thèse de l’accélération est posée à partir du Livre II du Capital, c’est-à-dire liée à la reproduction élargie du capital. Cette dynamique s’intrique avec celle de la division du travail et celle de la croissance.

1. 5. Aliénation. Évidemment, mise à côté des autres « caractéristiques » du mode de production capitaliste, on ne peut qu’être frileux. L’auteur se réfère en effet autant à l’Introduction de 1857, qu’aux Manuscrits de 1844 pour étayer son propos. Selon lui, l’aliénation s’exprime en ce que « lors du choix du lieu de résidence et du comportement en termes de transport, l’individu se déplace dans un champ de tension entre liberté et contrainte » 13. Autrement dit, Oliver Schwedes associe l’aliénation aux motifs individuels d’action et la manière dont la socialisation capitaliste vient imposer des choix, sous des airs de liberté. Si cela semble quelque peu éloigné de la théorie marxienne de l’aliénation, il apparaît qu’elle est pertinente pour le projet de l’auteur de réaliser une « théorie critique de la politique », c’est-à-dire penser les rapports de force à l’œuvre dans les politiques de transport. L’idée essentielle étant que les motifs des politiques n’ont plus pour finalité l’homme, mais le profit, ce qui créé une politique de transport aliénée. Donc « aliéné » signifie pour Oliver Schwedes « être soumis dans ses actions aux impératifs de valorisation capitaliste ». Il semble que l’aliénation correspond donc à une disposition subjective de l’individu relatif aux motifs de son action et à ses finalités.

Le livre se concentre ensuite sur une description du champ politique du transport, partant de l’analyse du discours porté sur cette partie de l’économie. L’analyse par la suite des politiques de transport et de leur évolution, ainsi que de la composition économique des acteurs dans ce secteur politique (entreprises, lobbys, associations, etc.) aboutit à une conclusion qui entend donner, à partir d’une économie politique du transport » des voies à l’action politique afin d’opérer un changement durable, eu égard aux spécificités liées au mode de production capitaliste.

Ces préconisations sont les suivantes : établir une nouvelle compréhension de la mobilité et réorganiser le transport en vue du bien commun, ou fusionner la notion de durabilité à celle de bien commun, ou bien encore sensibiliser à d’autres comportements en termes de transport, etc 14. Évidemment le terme central est celui de bien commun, pour lequel nous ne trouvons qu’une phrase lapidaire affublée d’une référence bibliographique : « Ce qu’il faut entendre par bien commun est constamment controversé, et il faut toujours le redéfinir politiquement » 15.

La croissance est considérée comme un paradigme qui est à briser. L’auteur rappelle dans le paragraphe conclusif que « manifestement, un développement du transport qui respecte les Hommes n’est pas possible sur la base du mode de production capitaliste », or justement si la question se pose ainsi, il ne s’agit pas de l’éluder en émettant des préconisations en termes de changement d’opinion publique, mais à évaluer ce que cela implique pour les mouvements s’organisant autour de cette revendication. L’auteur entend bien donner des impulsions de changement de politiques de transport qui soient compatibles avec la « socialisation capitaliste », même si à demi-mot, il explique que pour certains, au fond, ce n’est pas possible.

D’une certaine manière, aussi ambitieuse qu’ait pu être la première partie, en posant les grandes caractéristiques du capitalisme, Oliver Schwedes ne semble rien en faire dans sa conclusion. S’il pose bien le problème, il ne le résout pourtant pas dans les termes qu’il s’est lui-même posés, qui sont en l’occurrence les impératifs du capital.

Conclusion

Le livre mêle différents niveaux en ce qu’il apporte parfois un éclairage très précis de l’évolution du cadre épistémologique de certaines sciences, notamment de la sociologie du transport, qui est traversé par des réflexions plus intuitives, dont on ne saurait nier la réalité, mais sans recherches précises à l’appui 16.

Dans l’ensemble, le rapport à Marx apparaît quelque peu superficiel, se référant uniquement au Manifeste et au Capital, et ne saisissant pas la spécificité de la contribution marxienne notamment sur la place accordée à la division du travail. Ceci s’exprime en fait déjà dans le choix du terme « économie politique » pour désigner la théorie marxienne, comme s’il s’agissait d’une théorie à côté d’autres.

Les outils conceptuels marxiens ne peuvent ainsi pas être utilisés efficacement pour saisir les logiques propres à l’œuvre dans l’économie capitaliste, dans les articulations qui sont à problématiser entre dynamiques structurelles et historiques, entre l’analyse logique et la compréhension concrète du phénomène. D’un point de vue stratégique-politique, ces outils auraient justement permis de ne pas tomber dans des préconisations visant à modifier « l’opinion publique », présupposer un « bien commun » dont le sens serait à changer ou une « population » qui serait à convaincre. Il aurait été ainsi nécessaire de suivre de plus près le développement de Marx dans le Capital pour poser la question du transport au niveau du Livre I, puis du Livre II et enfin du Livre III, chacun se situant à un degré d’abstraction spécifique. Il n’en reste pas moins que nous accédons grâce à cette étude à la compréhension des coordonnées théoriques des contributions sur la sociologie du transport mais aussi de l’ensemble des acteurs politiques touchant à cette question, ce qui est d’un immense intérêt pour saisir les stratégies d’action et leur enrobage discursif.

I.J.

1p. 15.

2p. 17.

3Karl Marx, Manifeste du parti communiste, Flammarion, 1998, p. 77.

4p. 19.

5Karl Marx, Le Capital, p. 47, p. 20.

6p.20-21.

7p.75.

8Dans la continuité de cette réflexion, il serait intéressant, notamment pour enrichir les « débats » autour de la sphère de la circulation et de la production, de retracer l’évolution de l’usage par Marx du terme « Verkehr » et la place spécifique qui lui revient dans la « Zirkulation ». Nous trouvons cependant une riche réflexion allant dans ce sens notamment dans Jacques Gouverneur, Fondements de l’économie capitaliste, Contradictions, 2005.

9Il écrit simplement « Im Anschluss … vollzieht sich », en lien avec la division du travail, elle se réalise au niveau mondial, p. 21.

10p. 22.

11Il n’était pourtant pas nécessaire pour constater cela de se référer à Piketty ou Maddison comme le fait l’auteur.

12Hans Christoph Binswanger, Die Wachstumsspirale. Geld, Energie und Imagination in der Dynamik des Marktprozesses, Marburg, 2006, p. 313.

13p. 33-34.

14p. 183 sq.

15p. 186.

16L’auteur introduit par exemple comme explication de l’augmentation du transport la nouvelle pratique de la commande à domicile par internet, ce qui est bien entendu un phénomène observable mais à quelle échelle, dans quelles sphères géographiques ?, cf. p. 28.

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