Recension : Michael Quante, Der unversöhnte Marx. Die Welt in Aufruhr, Mentis, 2018.

Der unversöhnte Marx – Die Welt in Aufruhr | Brill

Ce petit ouvrage paru en 2018 aux éditions Mentis est composé de trois articles rédigés par l’auteur pour des revues et des journaux, accompagnés d’une interview de l’auteur réalisée en 2017, ainsi que d’une imposante introduction rédigée à cette occasion. Michael Quante est particulièrement connu en Allemagne pour son édition commentée des Manuscrits de 1844 chez Suhrkamp parue en 2009, ainsi que pour son « Manuel Marx » coédité avec David Schweikhard (Marx Handbuch. Leben – Werk – Wirkung, 2015).

Construire un ouvrage uni à partir d’articles différents est toujours un exercice périlleux pour un éditeur, les difficultés étant essentiellement de deux ordres : produire un développement cohérent et ne pas avoir de redondances. Pour ce qui est de ce petit livre, on ne trouve pas de redites, mais il manque certainement un zeste de mouvement d’ensemble permettant véritablement d’en faire un ouvrage à part entière plutôt qu’un recueil d’articles.

Etant le commentateur des Manuscrits de 1844 et de formation philosophique, il est attendu de l’auteur qu’il défende une lecture « philosophique » de Marx. Et sur ce point, pas de surprise : la première partie s’appelle « La philosophie de Marx », et l’ensemble des articles vont aller dans ce sens, cherchant à retrouver une « éthique » chez Marx, à le défendre face aux réductionnismes économicistes et sociologisant, à souligner l’importance de la conceptualité hégélienne au début du Capital, pour enfin culminer en résumant le projet marxien à celui énoncé dans les Annales franco-allemandes, celui de la nécessaire « réforme de la conscience » par l’analyse de celle qui est mystifiée et embrouillée 1.

Notons tout de suite à ce sujet que dès 1844-1845 a lieu une évolution décisive dans la pensée de Marx, justement dans ces Annales et en particulier avec le texte appelé Introduction à la contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, où Marx quitte précisément le terrain de la « réforme de la conscience » pour rejoindre celui de la « révolution pratique ». Ce mouvement sera aussi soutenu par le premier livre écrit en commun par Engels et Marx, La Sainte famille, ouvrage venant pourfendre les Bauer et consorts faisant de la « critique critique » ce moteur de la révolution, faisant de concepts des acteurs historiques, situant alors l’essentiel de la pratique au niveau d’une « réforme de la conscience ».

Une lecture qui tend à faire de Marx un philosophe doit donc nécessairement unifier sa pensée en invisibilisant des étapes cruciales de son développement, dont la compréhension précise seule permet de saisir en quoi le missile le plus redoutable envoyé à la tête des bourgeois, Le Capital, n’entend justement pas de réformer leur conscience. Si l’ensemble des efforts de Michael Quante tend donc vers l’objectif d’unification philosophique de la pensée marxienne, il convient cependant de souligner la grande érudition et précision dans sa lecture de Marx.

Reprenons le livre par son titre et la manière dont il tente d’unifier ces divers textes. Entre le titre et le sous-titre se dessine une tension : entre Marx et le monde. D’un côté, il y a un Marx qui est « unversöhnt », « fâché, en colère », ce qui pourrait souligner l’indignation de Marx. Mais ce serait réduire la polysémie du terme « unversöhnt », qui substantivé devient « Unversöhnlichkeit », « intransigeance » (qui s’oppose alors à « versöhnlich », conciliant), ce qui insisterait alors sur la constance et le caractère inflexible de Marx. Il est certain qu’il s’agit en tout cas de caractériser Marx, de le qualifier, par un adjectif montrant ou bien une constance de tempérament ou bien une indignation d’ordre éthique, les deux relevant dans une certaine mesure de sa personnalité. Quel qu’en soit le sens retenu, ce qui importe est donc de souligner en quoi Marx a une personnalité exceptionnelle, unique, hors du commun, allons plus loin, de le sanctifier. Ce qui est souligné est une certaine fixité, même si c’est un mouvement d’indignation, transformé en adjectif qualificatif, il devient un trait essentiel de sa pensée, et donc le fige.

De l’autre côté, nous avons « Die Welt in Aufruhr », un monde en « trouble », en « effervescence », en « agitation » ou en « tumulte ». La polysémie du terme rejaillit en fait sur ce qui est désigné par « monde », est-ce l’ensemble des groupes qui sont en lutte, ou bien les sociétés et les milieux écologiques sur lesquelles elles sont contruites qui sont pris dans un mouvement complexe et embrouillé ? L’articulation entre le titre et le sous-titre pose donc un contraste : un Marx intransigeant, mu par un souci éthique, et de l’autre un monde en mouvement, en ébullition. Si ce qui est en ébullition, c’est le monde social composé d’individus, alors il n’y a plus d’opposition aussi franche, mais l’hypothèse interprétative paraît plus hasardeuse. Quoiqu’il en soit, le titre du livre pose de nombreuses questions et attise la curiosité.

La science éclairée à la lanterne d'Aristote - Le Point

L’Ecole d’Athènes, par Rafaël, détail de Platon et Aristote.

La première partie ou « Introduction » est donc, sans surprise, appelée « La philosophie de Marx », la deuxième partie (« Interventions critiques ») est constituée des articles et de l’interview réunis. Le premier article est un « guide à travers le Capital », le deuxième a pour titre « Marx : un théoricien de la justice ? », le troisième, « Zur Kenntlichkeit verzerrt ! » (que l’on peut traduire par « Défiguré pour être reconnaissable ! »), et enfin l’interview porte sur l’actualité soci[ét]ale de Marx (« Die gesellschatftliche Aktualität von Marx »).

Dans le premier article, l’auteur identifie cinq éléments fondamentaux de la philosophie de Marx : 1) l’arrière-plan hégélien 2) l’anthropologie philosophique, 3) la reconnaissance humaine 4) la philosophie matérialiste de l’histoire et 5) la critique de l’économie politique. On voit clairement se dessiner le schéma classique de construction du Marx philosophe, la porte d’entrée étant Hegel, l’anthropologie philosophique se concentrant sur la notion d’essence humaine, suivi de l’interaction sociale, et le tout allant téléologiquement vers la critique de l’économie politique, en passant par un détour « matérialisme historique ». L’ensemble constitue un rangement thématique qui n’a rien de fondamentalement nouveau. L’article se conclut sur la postérité de Marx en termes politiques et théoriques, sans être exhaustif, l’auteur fait un rapide tableau des différentes écoles marxiennes, assez classique et sans prise de risque dans le choix : marxisme analytique, freudomarxisme, austro-marxisme, marxisme analytique, eurocommunisme 2.

Notons seulement que de la part d’un professeur de philosophie, retenir l’essence humaine marxienne comme portant un potentiel émancipateur est toujours surprenant. En effet, comme le rappelle Michael Quante, la différence générique entre l’homme et le reste du vivant serait la capacité à faire des plans, à se projeter dans un résultat qui n’est pas encore réalisé, selon l’exemple bien connu utilisé par Marx avec l’abeille 3. Autrement dit, ce qui distingue l’homme du reste des animaux, c’est de pouvoir se projeter en amont de la réalisation concrète d’un projet. Mis à part le caractère problématique d’une déshistoricisation des individus qui résulte d’une telle thèse, et mis à part l’aspect extrêmement réducteur de la définition de ce qui est le propre du genre humain, cette proposition est profondément problématique d’un point de vue éthique. Et comme l’auteur argumente sur ce terrain-là, il nous semble bienvenu de souligner que de définir le genre humain par cette capacité à se projeter avant d’agir, de concevoir, de faire des plans, exclut en réalité une grande partie de la population, de manière validiste, agiste ou classiste, ce qui est regrettable pour un propos cherchant à avoir une portée émancipatrice.

La seconde partie « Interventions critiques » s’ouvre avec un article se voulant être un petit compagnon à la lecture du Capital. Ce petit guide à travers le Capital est certainement la partie la plus passionnante de l’ouvrage. Ce court article suit quelques étapes et notions importantes de l’argumentation de Marx, pour souligner des éléments incontournables et effectivement centraux dans le Capital, comme la première phrase (III., p. 67), l’objectivité de valeur (IV., p. 68), la nature sociale de la forme-valeur (V., p. 69), la force de l’abstraction (VI., p. 71), la crise (VII., VIII., p. 71), l’incommensurabilité du mouvement du capital (IX., p. 73), les conceptions propres au agent de la marchandise (X., p. 74), tendances fondamentales du capital (XI., p. 75). On le voit, en une dizaine de pages à peine, l’auteur retrace l’ensemble de l’argumentation, il ne peut bien sûr qu’y avoir ainsi une sélection problématique, mais l’exercice est remarquable et cet article mériterait à lui seul d’être traduit en français.

Nous l’avons vu, aussi novatrice que cette lecture entende l’être, elle perpétue une exégèse classique du texte marxien. Cependant, elle est enrichie de réflexions philosophiques extrêmement intéressantes. A cet égard, la mise en perspective de toutes les conceptions de la justice sociale (p. 78-86) dans le deuxième article est primordiale, même si elle met en évidence que la critique de l’économie politique de Marx, en ce qu’elle « ne repose pas sur une base de théorie de justice sociale », ne nous dit rien sur ce thème 4. L’auteur le réitère : c’est seulement à partir de la « théorie de la reconnaissance qui est inscrite dans la conception marxienne de l’humanité générique » qu’il est possible de déployer son contenu éthique 5.

L’article suivant, « Zur Kenntlichkeit verzerrt ! », est consacré à la structure cauchemardesque de la critique marxienne du capitalisme, où sont étudiés très brièvement des motifs apparaissant dans le Capital, à l’instar de la figure du vampire ou de l’automate. L’article se conclut sur une réflexion menée à partir de Lewis Carroll, afin de mettre en perspective l’argumentation marxienne dans l’impossibilité qu’il y a à rn faire la description d’un rêve ou d’un cauchemar. Enfin, l’interview de l’auteur par Michael Hesse est plutôt consacré au rôle que Marx peut jouer dans les séminaires d’étude interdisciplinaire. Si la question est intéressante et nous montre le type de pratique politique de l’auteur (qui ne se résument certainement pas à cela, nous l’espérons), elle n’a qu’un intérêt pour les personnes faisant des recherches universitaires.

Cet ouvrage, s’il est parfois quelque peu caricatural dans la thèse du « Marx philosophe », est très stimulant d’autant qu’il fournit sous forme condensée l’ensemble des arguments soutenus pour défendre cette lecture. Il constitue ainsi une sorte de « manuel du Marx philosophe » à côté des réductions économicistes, ou celles du marxisme idéologique qu’a pu connaître la pensée marxienne. Il n’en reste pas moins que cette lecture est elle-même réductrice et discutable autant au niveau de la méthode que du propos politique.

Quelle pratique politique révolutionnaire défend l’auteur à partir du texte marxien ?

Tout d’abord, l’état du monde et l’indignation qu’il suscite est la justification à l’existence de son propos (« Die Welt in Aufruhr »). L’auteur défend la thèse d’une réforme de la conscience à partir de l’article de 1844 des Annales franco-allemandes, c’est-à-dire d’une pratique qui consiste à convaincre en utilisant le logos. Elle est identifiable aux tendances qui ont pu être dominantes dans le marxisme de parti, faisant de la dénonciation de l’exploitation par la désignation des capitalistes comme responsables un moyen efficace de la lutte contre le capitalisme. L’auteur maintient cependant en parallèle la thèse des personnifications de catégories économiques, ce qui est en réalité en contradiction avec la première.

Pour qui est écrit le livre ?

Ce livre de Michael Quante est à lire après avoir été familiarisé avec Marx et les diverses traditions postérieures qui ont souligné chacune un aspect particulier de sa pensée. Il est approprié également à un.e étudiant.e en philosophie qui se demande à quoi sert la philosophie (ce à quoi répond en réalité Michael Quante dans son interview), et ce que l’étude de Marx peut apporter à ce champ universitaire. Enfin, il est pour l’instant réservé aux germanophones, n’ayant pas été traduit.

I.J.

1MEW 1, p. 346, p. 99.

2pp. 57-60.

3p. 27, que l’auteur soutient bien entendu à partir des Manuscrits de 1844, mais que l’on trouve donc aussi dans le Capital : « Une araignée accomplit des opérations qui s’apparentent à celles du tisserand, et une abeille en remontre à maint architecte humain dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. » (p. 200).

4p. 86.

5Ibid.