Le Chapitre 1 comme début et comme fin de la critique marxienne, par Charles Lugiery

George Grosz, Der Spießer-Spiegel, 1925.

Relire Le Capital aujourd’hui, c’est se confronter à des problèmes nouveaux. Si le mode de production capitaliste tel que le décrit Marx est encore le nôtre, il est évident qu’une partie du matériel empirique, sur lequel il s’appuie, doit être renouvelé. En outre, les découvertes en sciences sociales qui ont été faites après Marx doivent également servir pour compléter voire corriger les quelques considérations historiques et anthropologiques que l’on trouve dans les textes marxiens de critique de l’économie politique. Si les sociétés se sont transformées, on voit malgré tout qu’il demeure beaucoup de choses sur lesquelles le théoricien allemand peut nous apporter un éclairage. Ainsi, dans les formations sociales contemporaines, la forme-marchandise reste la forme prise par la quasi-totalité des produits du travail1, et le salariat reste le destin de la majorité des individus. On peut dès lors considérer qu’à côté d’analyses historiques, il y a dans Le Capital, une analyse du capitalisme pris dans sa moyenne idéale.

Dans le chapitre 1 du Capital sont développées une partie des catégories qui fondent idéalement ce mode de production, celles à partir desquelles Marx pourra construire sa théorie de la totalité sociale que constitue le mode de production capitaliste. Une partie seulement car l’auteur du Capital n’a pas encore abordé le concept même de capital, ni abordé la question de la spécificité de la marchandise force de travail, ni encore celle des différentes modalités d’extraction de la survaleur… Avant de construire sa théorie de la survaleur, Marx devait donc proposer une théorie de la valeur fondée sur la critique des théoriciens de l’économie politique classique.

Ainsi, la théorie de la valeur doit se percevoir comme un point de départ de la théorie critique de l’économie, point de départ difficile, repoussant, voir décourageant, mais, malgré tout nécessaire. Si nous ne nous confrontons pas à la section I du livre I du Capital dans laquelle on trouve « toute la saloperie concernant la valeur et l’argent »2, nous nous retrouvons donc face à une difficulté dès lors que nous nous interrogeons sur la possibilité d’une sortie du capitalisme. Le mode de production capitaliste se fonde sur la production de valeur et de survaleur, son abolition doit donc entraîner l’abolition de ces dernières. L’association d’individus libres, émancipés de la contrainte au surtravail, doit donc se passer de la logique marchande pour construire des rapports sociaux fondés sur l’organisation consciente de la production, Marx ne dit rien d’autre lorsqu’il envisage une répartition rationnelle du temps de travail entre les différentes branches de la production dans le Paragraphe 4 du chapitre 1 du Capital. Si cette production rationnelle est possible, ce n’est que par le dépassement de la contradiction entre travail privé et travail social propre à l’économie marchande. Le travail doit être immédiatement social en tant qu’il produit des objets utiles ; pour cela, il ne doit pas passer par la forme-marchandise. L’association libre – ou le communisme – doit se concevoir comme une abolition de l’échange marchand, et donc comme une abolition de la valeur. Ainsi, abolir le mode de production capitaliste revient en dernière instance à abolir ce qui est décrit par Marx dans les toutes premières pages du Capital. Nous pouvons donc dire que le chapitre 1 constitue à la fois le début et la fin de la critique marxienne de l’économie. En disant cela, nous entérinons l’idée selon laquelle le marxisme doit se comprendre comme une théorie critique qui est vouée à disparaître en même temps que son objet. Le marxisme doit donc disparaître en même temps que le mode de production capitaliste.

Défendre cela doit nous rendre attentif aux théories marxistes qui ont pu êtres formulées au sein des dits « pays du socialisme réel ». Avec Roubine, nous avons vu les difficultés qu’il pouvait y avoir à penser la disparition de la loi de la valeur dans la Russie de la fin des années 1920. Le marxisme officiel apparaissait comme un obstacle à une compréhension correcte de la critique de l’économie politique. Devant un tel constat, on comprend pourquoi une partie des auteurs qui ont contribué à la réhabilitation du marxologue de l’institut de Moscou se sont efforcés de se démarquer d’un marxisme dit « traditionnel » ou encore « orthodoxe ». Il s’agissait dès lors de lire Marx malgré le marxisme, malgré Staline, malgré Pol Pot. Ces lectures inédites du Capital pêchent parfois par leur refus de considérer la lutte des classes comme un facteur déterminant des transformations des formations sociales capitalistes. En refusant de penser la domination de classe, certains auteurs sont conduits ou bien à produire une théorie de la domination abstraite qui ne fonctionne qu’en période de prospérité de l’économie marchande, ou bien à concevoir l’abolition du mode de production capitaliste comme une autodestruction de celui-ci sous le poids de ses contradictions. La théorie de l’exploitation, et tous les développements qui succèdent à la section I du Capital, ne semblent donc pas constituer des outils critiques à partir desquels il est possible de penser la sortie du capitalisme. La théorie de la valeur et théorie de la survaleur deviennent dès lors deux théories concurrentes.

Or selon nous, penser l’émancipation de la domination capitaliste revient à penser simultanément le conflit entre le prolétariat et le capital, et la possibilité d’une sortie de la logique de la production de valeur. Seule l’action des couches sociales contraintes à la production de survaleur est en mesure d’empêcher la reproduction du rapport social capitaliste. Ainsi, on peut dire avec Astarian que la contradiction du mode de production capitaliste se joue entre le travail nécessaire et le surtravail. Les épisodes de crises insurrectionnelles du prolétariat s’expliquent alors par la possibilité ou non pour ces derniers de reproduire leur force de travail. Cette thèse rend nécessaire une réunification de la théorie de la valeur et la théorie de l’exploitation. Une théorie de la domination, fondée uniquement sur les quelques pages où Marx traite du travail abstrait et du fétichisme de la marchandise, apparaît dès lors comme insatisfaisante pour penser les transformations des sociétés où règne le mode de production capitaliste. La théorie critique de l’économie n’a donc pas pour seule est unique tâche de critiquer les catégories de bases du capital.

Nous pouvons identifier trois domaines de réflexions auxquels la critique marxienne de l’économie est susceptible d’apporter sa contribution. Le premier est celui de l’analyse des crises du capitalisme. Le deuxième est celui de la formulation d’une théorie de l’État. Enfin le troisième est celui de la périodisation du mode de production capitaliste. Aborder chacune de ces questions nous conduit à redécouvrir un certain nombre de discussions qui ont eu lieu au sein des multiples courants du marxisme tout le long du XXe siècle.

Dans la conclusion de son intervention lors d’une conférence à Athènes en Janvier 2017, Michael Heinrich souligne la nécessité de s’emparer à nouveau de la question de l’utopie3. Pour appuyer son propos, il souligne qu’on trouve dans Le Capital un certain nombre de développements qui laissent suggérer la possibilité d’une société communiste sans marchandise, sans argent et sans État. Épuré de l’échec des expériences du « socialisme réel », le signifiant « communisme » doit donc être réinvesti pour penser la possibilité d’une association de femmes et d’hommes libres, émancipés de toute forme d’exploitation. Bien que Marx ait formulé une vive critique du socialisme utopique, nous voyons malgré tout qu’une certaine « dose d’utopie »4 demeure dans l’ensemble de son œuvre. Ainsi, le passage du Paragraphe 4 du chapitre 1 du Capital dans lequel Marx imagine une société fondée sur l’organisation consciente de la production de même que le slogan « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! » formulé dans la Critique du programme de Gotha peuvent êtres rangés parmi ces moments utopiques de l’œuvre marxienne dont parle Heinrich.

Le chapitre 1 recèle les problèmes suivants : pour le concept de travail abstrait, se posent les problèmes que peut entraîner l’assimilation du travail abstrait au travail simple. Pour la genèse de la forme-monnaie existent deux lectures du Paragraphe 3 du chapitre 1 du Capital, une lecture historiciste pour laquelle la monnaie est déduite du troc, et une lecture logique pour laquelle il s’agit de déduire la forme achevée de la valeur de sa forme abstraite la plus simple. Enfin, pour l’analyse du fétichisme de la marchandise, ce qui peut apparaître comme un phénomène de fausse conscience relève en réalité d’une illusion objective qui conduit les sujets du mode de production capitaliste à rentrer dans des rapports sociaux déterminés.

Certaines difficultés ne semblent pas résolues, en effet, les moments historicistes du Paragraphe 3 contredisent la lecture logique de la genèse de la monnaie, ce qui conduit ses défenseurs à ne pas en tenir compte et à les considérer comme de pures spéculations dont Marx aurait pu se passer. De même, lorsque le théoricien tente d’adopter le point de vue d’une société extérieure au mode de production marchand, il lui arrive d’envisager le fétichisme comme une illusion idéologique. L’idée de sortie du fétichisme comme sortie de la « fausse conscience » trouve donc également son assise dans certains développements du Capital. Au fond, la question n’est pas tant de savoir ce que Marx voulait réellement dire ou non, que de voir ce qu’il est possible de tirer de l’œuvre marxienne pour une théorie critique du présent. Ainsi, nous partageons l’idée de Backhaus selon laquelle il ne faut pas prendre les textes de Marx à la lettre mais plutôt identifier les problèmes auxquels celui-ci a tenté de répondre. Le Capital peut donc se concevoir comme une piste de réflexion qu’il nous revient de suivre, voire de corriger si cela est nécessaire.

A la lecture du chapitre 1, le problème qui apparaît est celui de la domination et des formes de conscience par lesquelles celle-ci s’exerce. Certains construisent leurs théories de la domination à partir du concept de fétichisme de la marchandise. Ceux-ci pensent une domination « abstraite » de « catégories fétiches ». Avec une telle conception, il n’est pas possible de penser les situations de crises de l’économie marchande.

En effet, dès lors que les formes sociales propres à l’économie marchande sont en crise, leur maintien requiert l’intervention armée des États. Pour briser une grève, une insurrection voire une révolution, les classes possédantes ne peuvent se contenter de la domination abstraite, et doivent faire usage de la force physique. Contrairement à ceux qui défendent la thèse de la domination abstraite, nous considérons que pour penser la domination au sein du mode de production capitaliste, il est nécessaire de sortir des catégories du chapitre 1 du Livre I du Capital pour se pencher sur la question de l’exploitation et sur celle des rapports de classe.

En refusant de penser la lutte des classes, la critique du dit « marxisme traditionnel », semble donc incapable de penser la possibilité d’une sortie du capitalisme pour une société émancipée de toute forme d’exploitation. L’autodissolution du capital, ne peut dès lors apparaître que comme l’entrée dans une nouvelle phase historique de barbarie. À l’instar d’Astarian, nous considérons que la possibilité de réaliser une association de femmes et d’hommes libres ne réside que dans l’action des groupes sociaux contraints au salariat et, sans qui, la valorisation du capital n’est pas possible. Le problème actuel d’une théorie critique, qui cherche dans les mouvements de résistance du prolétariat la possibilité du communisme, consiste donc à chercher sous quelles conditions la reprise de la production de biens d’usage répondant à des besoins sociaux peut ne pas être, dans le même temps, une reprise de la logique de la production de valeur.

1Nous disons « quasi totalité » seulement car il peut demeurer des sphères d’activité qui n’entrent pas dans la logique de la production marchande même si celle-ci en dépend. Ainsi, le travail domestique par exemple, majoritairement réalisé par les femmes, s’il n’est pas réalisé par des personnes rémunérées et extérieures au foyer familial, ne prend pas la forme-marchandise et se présente immédiatement comme du travail concret. Si cette activité révèle bien une division sexuelle du travail et une exploitation domestique, elle se présente souvent comme un don gratuit réalisé « par amour », pour le mari ou les enfants à élever ; c’est la raison pour laquelle certaines féministes marxistes ont souligné le caractère de travail de l’activité domestique et ont pu formuler la revendication d’un salaire contre celui-ci. [cf Silvia Federici, « Salaire contre le travail ménager », 1974, dans Le foyer de l’insurrection. Textes sur le travail ménager, L’insoumise, Genève, 1977.]

2Lettre à Engels du 23 mai 1868, dans Karl Marx, Lettres sur « le Capital ».

3Michael Heinrich, New readings and new texts: Marx’s Capital after MEGA2 [vidéo en ligne, consultée le 11/05/2017 : https://www.youtube.com/watch?v=stEftqknZzA ]

4« À moins de croire que la théorie est une science, toute référence à la société post-capitaliste introduit une dose d’utopie, au sens où cette société n’a pas d’existence concrète avant la révolution. »[Bruno Astarian, op. cit.]