Comment lire le Capital de Marx ?, Michael Heinrich – recension

Recension de Ksenia Arapko1

How to Read Marx's Capital: Commentary and Explanations on the Beginning  Chapters: Heinrich, Michael: 9781583678947: Amazon.com: BooksDans la préface de la première édition du livre I du Capital, Karl Marx écrit : « En toute science, c’est toujours le début qui est difficile. C’est donc la compréhension du premier chapitre, notamment de la section qui contient l ‘analyse de la marchandise, qui causera le plus de difficulté 2 ». Il n’est donc pas étonnant que face à ce début difficile, Louis Althusser ait, comme il est bien connu, encouragé le premier lecteur à mettre de côté la première section sur « Les marchandises et la monnaie » et à n’y revenir qu’après avoir lu le reste de l’ouvrage. Et même alors, de le faire « avec d’infinies précautions, […], en sachant qu’elle restera toujours extrêmement difficile à comprendre, même après plusieurs lectures des autres sections, sans le secours d’un certain nombre d’explications approfondies 3 ».

Dans le monde anglophone, de nombreux lecteurs se sont tournés vers l’ouvrage de David Harvey, A Companion to Marx’s Capital 4, pour obtenir une telle aide. Mais ce compagnon, malgré son importance, témoigne de ce que Nicola Taylor et Riccardo Bellofiore 5 appellent l’« immaturité » de la recherche anglophone sur Marx qui, à ce jour, continue de rester dans l’ignorance de la littérature primaire et secondaire émergeant de l’édition historico-critique, la Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA2).

Depuis 1975, les œuvres complètes de Marx et Engels ont été progressivement publiées dans la MEGA2. En 2012, les éditeurs de la MEGA2 ont achevé la publication des travaux publiés et inédits de Marx liés au projet du Capital de Marx, soit un total de 15 volumes (23 sous-volumes). La disponibilité de ces textes a mis en évidence le développement continu de la critique de l’économie politique par Marx. Jusqu’à la fin de sa vie, les écrits et les idées de Marx ont été sans cesse révisés. Ce caractère inachevé est particulièrement mis en évidence par les nombreuses éditions, manuscrits, brouillons, notes et lettres publiés dans l’édition de la MEGA2. Mais comme les volumes contenant ces écrits n’ont pas été largement traduits, la réception anglophone reste généralement dans l’ignorance de l’édition historico-critique et de la littérature secondaire produite dans son sillage. Entre-temps, des chercheurs du monde entier ont commencé à reconstruire Marx afin de renouveler et d’améliorer la compréhension de sa vie et de sa pensée 6. Comment lire le Capital de Marx ? est l’une des nombreuses contributions de Michael Heinrich à ce projet de reconstruction. Prenant en compte les matériaux qui sont pertinents pour cela et qui ont été publiés dans la MEGA2, le livre de Heinrich fournit le commentaire le plus avancé et le plus à jour sur Marx et les difficultés que l’on rencontre au début, plus précisément, les cinq premiers chapitres du Capital.

L’utilisation de nouveaux textes n’est cependant pas le seul signe distinctif de ce commentaire. Heinrich est un pionnier contemporain de l’exégèse de Marx. Alors que son approche des textes serait généralement considérée comme philologique ou exégétique, il a décrit sa méthode comme une « double historiographie 7 » et, plus récemment, comme « matérialiste » – une utilisation du terme qui remet fondamentalement en question son usage habituel 8. En résumé, le texte et le lecteur étant des produits de processus sociaux, la tâche de l’interprète consiste à déchiffrer à la fois le « processus de production du texte » et le « processus de production de la réception ». Déchiffrer, c’est donc situer historiquement notre lecture ainsi que la production théorique de Marx. Cette méthode est fondamentale à l’interprétation de Heinrich dans Comment lire le capital de Marx, fournissant un commentaire convaincant qui respecte l’esprit et la lettre de Marx.

Puisque, comme le souligne Heinrich, il n’est jamais possible de se situer en dehors d’une séquence d’événements historiques et théoriques, la contingence historique de notre lecture doit être prise en compte, de peur qu’elle ne détermine inconsciemment les coordonnées et les intérêts qui orientent notre interprétation. Décrypter le processus de production de la réception, c’est en d’autres termes rendre compte de cette « perspective liée à la situation historique  9 ». Mais si nous faisons intervenir l’histoire dans la réception du texte de Marx, alors Marx l’a également fait en le produisant. La vie de Marx au XIXe siècle était, à bien des égards, complètement différente de la nôtre. Ses écrits reflètent les débats scientifiques et politiques spécifiques de son époque. Si l’on ne prête pas attention à ce contexte historique et intellectuel, l’importance de l’intervention de Marx et sa pertinence contemporaine sont obscurcies. Pour comprendre fidèlement l’œuvre de Marx, il faut donc saisir la spécificité historique de ses motivations. Pour ce faire, nous nous tournons vers la deuxième partie de la double méthode – historiographique ou matérialiste : déchiffrer le processus de production du texte.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, Marx a continué à réviser ses concepts théoriques et leurs expositions. Le Capital n’a pas échappé à son habitude de modifier et de perfectionner. Au cours de sa seule vie, Marx a présenté différentes versions des Grundrisse (1857-58), de la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), puis de la deuxième édition du Capital (1872-73), et même de la traduction française du livre I du Capital (1872-75). Dans chacun de ces textes, des changements théoriques et textuels importants ont été opérés. Ainsi, pour décrypter fidèlement les évolutions de l’œuvre de Marx, il faut consulter l’ensemble des matériaux disponibles relatifs à son projet d’étude de l’économie, que l’on trouve dans la section II de la MEGA2. Heinrich excelle dans cette tâche. Il attire par exemple l’attention sur le manuscrit de révision de la deuxième édition du Capital, Ergänzungen und Veränderungen zum ersten Band des Kapitals [Ajouts et modifications au livre I du Capital], écrit entre 1871-72 et le 1er juillet 1871, et sur le manuscrit de révision de la deuxième édition du Capital, Ergänzungen und Veränderungen zum ersten Band des Kapitals [Ajouts et modifications au livre I du Capital].

Le changement subtil opéré par Marx dans la deuxième édition, de gemeinsam (commun) à gemeinschaftlich (commun, en communauté), confirme que les marchandises ne possèdent pas de substance-valeur, égale au travail humain abstrait, individuellement en tant que telle, mais qu’elles ne partagent cette substance que dans leur relation sociale les unes avec les autres. Ce changement textuel subtil est explicite dans le manuscrit de révision. Les éditions anglaises, cependant, traduisent gemeinschaftlich par « common », invisibilisant ainsi cette petite mais importante révision. Cette erreur de traduction n’est malheureusement pas une anomalie. Le commentaire corrige et clarifie continuellement plusieurs problèmes de traduction, dont beaucoup ont donné lieu à des interprétations erronées considérables. L’attention particulière que Heinrich porte à l’original allemand, contrairement à de nombreux chercheurs anglophones, est un autre élément de son approche textuelle qui renforce la précision de l’interprétation.

La précision de Heinrich s’estompe cependant parfois. Par exemple, la traduction de Produktivkraft par « productivité du travail ou force productive 10 » est trompeuse dans la mesure où Marx parle de la productivité du travail comme Produktivität der Arbeit. Si ces différences peuvent sembler anodines, elles font perdre des liens terminologiques importants pour l’interprétation 11. Néanmoins, [pour ce qui est de sa version anglaise, NdT] le commentaire conserve un niveau élevé de traduction et de rigueur textuelle, et il convient ici de remercier le traducteur du livre, Alexander Locascio, qui a également maintenu ce niveau dans sa traduction de l’œuvre de Heinrich et des écrits de Marx. Les corrections dans le commentaire anticipent sans aucun doute la nouvelle traduction annotée du livre I du Capital que Paul Reitter et Paul North vont bientôt publier.

Revenons maintenant à l’exposition théorique. Puisque pour Heinrich, la substance de la valeur est la réduction sociale, par l’échange, de divers types d’actes concrets de travail, il s’ensuit que le travail abstrait n’est pas une dépense de travail au sens physiologique (malgré la « présentation maladroite » de Marx qui le décrit comme tel), mais que la capacité de produire de la valeur est un caractère social du travail. Par conséquent, contrairement au travail utile concret, le travail abstrait producteur de valeur n’est pas éternel – comme le soutenaient les économistes politiques classiques – mais une forme sociale spécifique de travail qui n’existe que dans un certain contexte social : une société de production marchande.. En tant que relation sociale, le travail abstrait ne peut être directement mesuré par le temps de travail individuel. Il est plutôt mesuré par la monnaie. C’est pour cette raison que Heinrich souligne que la théorie de la valeur de Marx est une théorie monétaire de la valeur, puisque l’argent n’est pas simplement une expression de la valeur, mais plutôt « la substance de la valeur, le travail abstrait, ne peut apparaître du tout sans se rapporter à la monnaie 12 ». Alors que jusqu’à présent le « marxisme traditionnel » se concentrait uniquement sur le lien entre la valeur et le travail, selon Heinrich, c’est Hans-Georg Backhaus qui, dans les années 1970, a attiré l’attention sur l’interaction entre la valeur et le travail 13.

Enfin, en situant la production théorique de Marx sur le plan biographique et interne à l’histoire de sa pensée économique, Heinrich permet de comprendre comment Marx concevait son propre projet. Par exemple, Marx critique dans une lettre explicitement David Ricardo pour son incapacité à saisir le lien entre le travail et la monnaie, et la manière dont le travail doit prendre la forme de monnaie. Les lettres et les écrits privés de Marx ne sont toutefois pas les seules sources d’information permettant de comprendre les relations précises que Marx entretenait avec ses interlocuteurs, que ce soit sur le plan scientifique ou politique. Une compréhension plus complète nécessite une connaissance de ces interlocuteurs à la fois depuis la perspective de Marx, qui évolue sans cesse, et depuis leur propre contexte. Ici encore, la méthode double, historiographique ou matérialiste de Heinrich porte ses fruits. En offrant de brèves explications sur les différentes traditions et figures qui alimentent le travail de Marx, Heinrich construit un compte-rendu très précis mais accessible des arguments de Marx. Mais ce travail de mise en situation, tout en fournissant un commentaire intelligible, sert également un objectif plus élevé : attester de la nouveauté des interventions de Marx. Il devient évident qu’une partie de ce qui distingue fondamentalement la critique de l’économie politique de Marx des théories économiques qui l’ont précédé, et même de celles qui l’ont suivi, est sa théorie de la forme de la valeur. Et cela nous ramène à notre point de départ, ce difficile début.

À ce stade, dire que Comment lire le Capital de Marx ? ne s’adresse pas uniquement aux lecteurs débutants revient à énoncer une évidence. Il s’agit d’un commentaire direct dans son exposé et indispensable pour les débutants, qui n’en met pas moins au défi ceux qui se sont déjà consacrés depuis longtemps à l’étude du Capital. Dans son exégèse magistrale de l’opus magnum et de ses différentes versions au début difficile, Heinrich nous oblige à (re)considérer des éléments philologiques fondamentaux tels que la traduction, l’évolution textuelle, la biographie intellectuelle et l’héritage littéraire plus large de Marx, que certains ont peut-être simplement négligés. Mais bien sûr, ces cinq premiers chapitres, comme Heinrich le fait remarquer à juste titre, ne constituent pas le point final pour comprendre le livre I du Capital, ni la critique marxienne plus large de l’économie politique. Après avoir maîtrisé les premiers chapitres, et l’on est assuré d’y parvenir grâce aux conseils du commentaire, il faut persévérer. Une compréhension plus complète du projet de Marx ne peut être acquise qu’en terminant le Capital. Or, comme Heinrich l’a lui-même précisé, les trois livres du Capital constituent un ensemble cohérent 14. C’est pourquoi « le premier volume n’est pleinement compréhensible que dans le contexte des deux volumes suivants » ; le tout éclaire les parties. Heinrich demande donc à ses lecteurs d’entreprendre un travail herculéen, en s’attaquant aux trois livres du Capital. Heureusement, pour cela aussi, Heinrich a fourni un guide moins substantiel mais non moins complet dans son livre Critique de l’économie politique. Une introduction aux trois Livres du Capital de Marx.

Traduit par I. J.

Bibliographie

  • Althusser, Louis 1977 Preface to Capital Volume One Lenin and Philosophy and Other Essays London: NLB

  • Heinrich, Michael 2009 Reconstruction or Deconstruction? Methodological Controversies about Value and Capital, and New Insights from the Critical Edition Re-reading Marx: New Perspectives after the Critical Edition Basingstoke: Palgrave Macmillan

  • Heinrich, Michael 2012 An Introduction to the Three Volumes of Karl Marx’s Capital New York: Monthly Review Press

  • Heinrich, Michael 2019 Karl Marx and the Birth of Modern Society: The Life of Marx and the Development of His Work, Volume I: 1818–1841 New York: Monthly Review Press

  • Heinrich, Michael 2020 Karl Marx’s Monetary Theory of Value Yale University (Lecture Presentation), 14 November 2020 https://www.youtube.com/watch?v=gmYFtpfdVn4

  • Heinrich, Michael 2022 Reading Marx Materialistically: Biography, History, and the Conditions of the Present Historical Materialism Melbourne (Conference Presentation), 1 May 2022

  • Hoff, Jan 2017 Marx Worldwide: On the Development of the International Discourse on Marx since 1965 Leiden: Brill

  • Taylor, Nicola, and Riccardo Bellofiore 2004 Marx’s Capital I, the Constitution of Capital: General Introduction The Constitution of Capital: Essays on Volume 1 of Marx’s Capital New York: Palgrave

  • Rauhala, Paula Maria 2021 The Neue Marx-Lektüre and the ‘Monetary Theory of Value’ in the East German Labour-Value Measurement Debate Historical Materialism 29(2): 29–60.

  • Reuten, Geert 2018 The Redundant Transformation to Prices of Production: A Marx Immanent Critique and Reconstruction Marx’s Capital: An Unfinishable Project? Leiden: Brill

  • Rubin, Isaak Illich 1990 Essays on Marx’s Theory of Value Montréal: Black Rose Books

1Ksenia Arapko est une chercheuse qui travaille sur la première réception de l’économie politique par Karl Marx. Outre Marx et (la critique de) l’économie politique, elle s’intéresse également à l’histoire de la pensée économique et à l’héritage international du marxisme.

2Karl Marx, Le Capital, livre I, Paris, PUF, 1993, p. 3.

3Voir Louis Althusser, « Avertissement », Le Capital, Flammarion, 2008.

4David Harvey, Pour lire Le Capital, La ville brûle, 2012.

5 Taylor, Nicola, & Riccardo Bellofiore, Marx’s Capital I, the Constitution of Capital: General Introduction The Constitution of Capital: Essays on Volume 1 of Marx’s Capital, New York, Palgrave, 2004, p. 4.

6Voir Jan Hoff, Marx Worldwide: On the Development of the International Discourse on Marx since 1965, Leiden, Brill, 2017.

7Michael Heinrich, Karl Marx’s Monetary Theory of Value Yale University (Lecture Presentation), 14 November 2020: https://www.youtube.com/watch?v=gmYFtpfdVn4.

8Michael Heinrich, Reading Marx Materialistically: Biography, History, and the Conditions of the Present Historical Materialism, Melbourne (Conference Presentation), 1er mai 2022.

9Michael Heinrich, Karl Marx et la naissance de la société moderne, Paris, Editions sociales, p. 499.

10Il est fait ici référence à la traduction anglaise du livre, p. 72. Pour ce qui est de la traduction française, elle comporte un choix de traduction qui a été opéré sur ce terme notamment dans Contribution à la critique de l’économie politique, et dont on trouve la justification du traducteur en page 44.

11 Voir au sujet de la traduction erronée de Produktivkraft : Geert Reuten, The Redundant Transformation to Prices of Production: A Marx Immanent Critique and Reconstruction Marx’s Capital: An Unfinishable Project ?, Leiden, Brill, 2018.

12Voir Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ?, Toulouse, Smolny, 2021, p. 159.

13Ibid., p. 242, note 11.

14Ibid., p. 16.

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