Lire les Grundrisse. à propos du livre de David Harvey, A Companion to Marx’s Grundrisse, Verso, 2023.

A Companion to Marx's Grundrisse - Reading Marx's Capital with David Harvey

Les Grundrisse

Dans les écrits portant sur Marx, nombreux sont ceux qui font référence aux Grundrisse, manuscrits de Marx rédigés entre 1857 et 1858. On retrouve ce texte dans la littérature marxiste évoqué par citations, comme on le fait souvent pour les écrits de Marx, mais plus particulièrement avec ses manuscrits non publiés. Ainsi, comme les Manuscrits de 1844, on pioche aisément de ça de là une très belle citation ou formule, qui peut être en soi excellente, il faut le dire. Mais bien souvent ce « syndrôme des manuscrits » comme on pourrait appeler cette tendance au cherry picking, revient à piocher dans un tas de citations sans forcément faire grand cas du statut spécifique du texte, ni de son contexte théorique et critique. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’il faudrait gloser plus sur le texte, mais plutôt d’être plus au clair avec ce qu’on y cherche, c’est-à-dire ce qu’on cherche à prouver, à montrer. C’est ce qu’on pourrait appeler l’intention parfois aussi politique, stratégique, elle-même prise dans des rapports sociaux bien contemporains, qui porte l’interprétation du texte.

L’histoire de la réception des Grundrisse est intimement liée à celle de la constitution plus généralement de l’oeuvre de Marx en tant qu’oeuvre. L’histoire de sa constitution en œuvre diffère selon les aires linguistiques notamment, mais pas seulement. En RFA, la discussion autour du Capital fut influencé par l’École de Francfort et la théorie sociale le fut en particulier à partir des écrits de jeunesse de Marx. Dans ce cas, la réception de l’ouvrage se fit la plupart du temps au prisme des Grundrisse, dans lesquels on trouve des références plus explicites à Hegel et aux questions méthodologiques. Les recherches de Vygotski sur la genèse du Capital, et surtout l’interprétation des Grundrisse de Roman Rosdolsky, exercèrent une influence durable sur ces discussions 1.

Ils sont bien moins nombreux les ouvrages se proposant d’accompagner la lecture des Grundrisse. On peut compter parmi eux bien entendu l’incontournable The Making of Marx’s Capital de Roman Rosdolsky, La production théorique de Marx, texte très influent d’Enrique Dussel (traduit en 2009 en français), ou le plus récent Karl Marx´s Grundrisse – Foundations of the critique of political economy 150 years later, dirigé par Marcello Musto (2020, London, Routledge) dans lequel se trouve notamment un texte très éclairant de Moishe Postone, Repenser le Capital à la lumière des Grundrisse.

Unique texte où apparaît une théorie effondriste chez Marx, forgé dans une langue qui ne se départit pas encore de l’empreinte hégélienne, ce texte fait entrer dans les « cuisines » de Marx, et autant le dire, c’est foisonnant et parfois bien décousu. Un petit coup de pouce, voici donc qui n’est pas de refus.

Incontournable aujourd’hui dans l’univers de la théorie marxiste, David Harvey produit une œuvre originale largement inspirée d’une lecture approfondie des textes de Marx. Il s’est engagé depuis plus de vingt ans dans un projet qui consiste à accompagner les lecteurs et les lectrices dans la lecture de Marx. C’est dans cette perspective qu’il a notamment écrit un « compagnon » au livre I du Capital, publié en France par La ville brûle sous le titre Pour lire le Capital en 2012 (épuisé), et qu’il publie aujourd’hui un semblable ouvrage pour les Grundrisse. Si ce compagnon au Capital est un excellent ouvrage de par la qualité de l’effort didactique mis en œuvre par l’auteur, il ne parvient toutefois pas complètement à remplir les promesses de clarifications que recquiert le début du livre I. En effet, le début du livre I est potentiellement une toile d’araignée géante de références, de sous-entendus et de présupposés qui peut se transformer en un piège malin à qui dispose de connaissances qui lui semblent nécessaires pour comprendre le texte. Piège que David Harvey n’a pas su éviter, quoique la suite de l’ouvrage accompagne à merveille la lecture du Capital. Les difficultés que posent les Grundrisse n’étant pas les mêmes, l’exercice diffère singulièrement.

Introduction

Dans son nouvel ouvrage consacré aux Grundrisse, David Harvey poursuit ainsi ce qu’il appelle « Le Projet Marx », impulsé par le besoin de communiquer « ce que Marx avait dévoilé dans sa critique de l’économie politique classique 2 ». L’auteur ajoute qu’avec ce projet, il entendait « également explorer la manière dont les connaissances ainsi acquises pourraient utilement éclairer les sources des problèmes et des dangers économiques, sociaux, écologiques et politiques qui devenaient de plus en plus évidents dans le monde entier 3 ». Poursuivant donc son intention « d’ouvrir une porte » dans la pensée de Marx, l’auteur s’attaque ici à un des textes les plus difficiles. En quoi consiste donc précisément son compagnonage pour ce texte ? David Harvey précise qu’il s’agit pour lui de « souligner ici et là telle ou telle particularité, en me basant sur ma longue expérience de travail avec le texte, et je souligne les moments d’épiphanie pour moi, en reliant les idées entre elles, quand c’est possible, tout en me demandant toujours ce que vous, les lecteurs, pourriez faire de tout cela 4 ». L’auteur a l’habitude de Marx et il distingue ainsi quatre types différents d’écriture de Marx, et identifie les Grundrisse au quatrième :

« Le quatrième type d’écriture est celui de Marx qui écrit purement pour lui-même, en utilisant tous les outils et toutes les idées qu’il a en tête, prêt à libérer un flux de sa propre conscience, à fixer des possibilités et des interrelations potentielles qui peuvent ou non s’avérer importantes dans ses études plus réfléchies. 5 »

Ensuite, l’auteur précise que vu la complexité du texte, il va devoir faire des choix interprétatifs, il en identifie deux, tout d’abord concernant Proudhon :

« Marx argumente fréquemment en opposition à Proudhon et aux socialistes français. Je ne trouve pas ce commentaire particulièrement éclairant ou intéressant. Pour cette raison, j’ai tendance à faire peu de cas du débat avec Proudhon dans cette lecture. 6 »

Il aurait cependant été intéressant ici de préciser ce qui amène l’auteur à ne pas trouver ce commentaire « intéressant » alors qu’il apparaît dans plus de 30 passages de ces manuscrits, et qu’il qualifie plus loin le rapport de Marx à Proudhon comme « obsessionnel 7 », choix de terme qui aurait gagné ou à être expliqué ou du moins dépsychologisé. David Harvey adopte comme second choix interprétatif la totalité :

« Il était également engagé, à mon avis, dans une lutte titanesque pour s’émanciper des catégories limitées de l’analyse ricardienne et de sortir de la prison des formulations hégéliennes. Je me concentre donc ici sur ce que Marx définit comme sa mission centrale dans les Grundrisse8 »

On pourra être alors surpris que l’auteur soutient son affirmation en citant un passage où il n’est ni question de catégories ricardiennes ni de Hegel, mais aussi de ne pas faire la distinction essentielle entre ce que Marx pense qu’il va faire, et être sa mission, et ce qu’il va réellement faire. Distinction d’autant plus centrale qu’il s’agit ici clairement d’un texte qui se présente comme un « monologue », quoique David Harvey ne le dise pas explicitement.

Cette mission serait donc de comprendre le concept de capital, mais surtout de capital « en tant que totalité ». Et ceci est central selon David Harvey puisqu’il « soupçonne que le recours à Foucault et au post-structuralisme, qui blâme les discours totalisants […] exclut toute évocation du concept de totalité. 9 ». Le concept de totalité va en effet être central dans l’interprétation de David Harvey. Il nous guide alors à travers l’évolution de son élaboration au cours du manuscrit, l’ensemble représentant donc la tentative de saisir le capital en tant que totalité. Plus tard, l’auteur explicitera très bien cette intuition de lecture qui est tout à fait pertinente :

« La totalité n’est pas simplement une idée. Mais nous avons besoin d’en avoir une représentation correcte. La mission de Marx est d’essayer de la représenter aussi correctement que possible dans le domaine des idées. Cependant, la totalité n’est pas créée par des idées. Les idées ne lui sont pas imposées. La totalité est quelque chose qui se développe. Au fur et à mesure de sa croissance, la conception dominante de la totalité peut devenir une force matérielle qui affecte son évolution. 10 »

Mais ce qui amène l’auteur à conclure :

« Dans le domaine des idées, nous devons suivre le rythme de ce qui se passe sur le terrain. C’est le matérialisme historique en action. 11 »

On voit ici poindre ce que l’on pourrait appeler un méthodisme, au sens où il est cherché dans le corpus marxien une méthode « matérialiste dialectique » qui pourrait être appliquée à différents objets d’étude, l’auteur reviendra souvent à cette idée.

Cette introduction de l’auteur, crée un ensemble autant du projet que du propos du texte de Marx en les exposant par des renvois réciproques, que d’aucun qualifierait de dialectique. Si le parti pris de cette lecture n’est pas suffisamment justifié, comme nous l’avons vu plus haut, l’auteur ne manque pas de rappeler qu’il court le risque de tordre son interprétation vers les thématiques qu’on lui connaît (géographie, etc.). Ce qui rend la lecture très intéressante, c’est notamment les schémas qui agrémentent le texte introductif et auxquels l’auteur se réfère tout du long afin de véritablement clarifier son propos.

Le premier chapitre est consacré à la célèbre Introduction, dont l’auteur rappelle bien qu’elle a été reliée aux Grundrisse par les éditeurs et non par Marx lui-même. On pourra regretter une certaine forme de téléologie dans l’interprétation de ce texte, qui serait « une étape » dans le développement par Marx de sa critique du capital. La lecture suivie du texte permet en effet de bien saisir les enjeux que pose ce texte central dans la tradition marxiste. Pourtant, il aurait été très intéressant justement de relever au moins quelques-unes de ces interprétations, donnant sa place à l’histoire du texte et à ses fonctions 12. Cela aurait pu notamment éviter des affirmations de l’auteur comme « Marx applique ici sa technique du matérialisme historique 13 », alors justement que ce texte a été une des pièces centrales pour constituer le dogme du matérialisme historique. Que nous dit justement l’auteur au sujet de la méthode, coeur de l’Introduction, ou du moins partie, la plus commentée ? Voici :

« La méthode de Marx rejoint ici, à certains égards, les principes qui imprègnent les travaux contemporains sur l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle (IA) fonctionne mieux et repose en fait entièrement sur des ensembles de données massives. 14 »

Il faut attendre la page 55 pour voir apparaître la figure incontournable de Rosdolsky. L’auteur nous explique la genèse du livre de Rosdolsky sur les Grundrisse, et évoque qu’il analyse les différents plans. Le livre n’apparaît pas en bibliographie.

Nous le savons, les Grundrisse commencent avec des extraits recopiés et commentés de Darimon notamment. David Harvey nous explique :

« Je me propose de parcourir les quelques cent premières pages du texte avec une certaine légèreté, de les traiter comme un voyage de découverte quelque peu erratique qui part dans différentes directions pour ensuite revenir sur lui-même à divers endroits. À l’un de ces endroits, Marx s’accuse d’être trop idéaliste et se promet de « corriger la manière idéaliste de la présentation ». Ce problème se pose parce que Marx ne suit pas sa pratique matérialiste historique normale qui consiste à commencer par des abstractions concrètes tirées de la vie réelle (avec des concepts comme la valeur d’usage et la valeur d’échange de la marchandise). 15 »

Un compagnon peut effectivement nous expliquer que certains passages ne sont pas à lire, ou à lire rapidement. Mais l’impression étrange qui ressort de ce extrait par exemple, qui est encore introductif à la lecture, est que David Harvey insiste encore une fois sur l’existence d’une « pratique matérialiste normale » de Marx qui consisterait à commencer par des abstractions concrètes tirées de la vie réelle. Les exemples cités ne sont pas forcément convaincants et confère un étrange statut à la valeur d’usage et d’échange qui seraient donc des « abstractions concrètes tirées de la vie réelle ».

Au début du chapitre 5, David Harvey resitue le propos de manière très didactique :

« Il est utile, lorsqu’on lit Marx, d’avoir une carte cognitive de l’endroit où nous sommes allés et de celui où nous pourrions aller. Dans son « Introduction », Marx examine comment l’économie politique bourgeoise traite les relations entre la production, la distribution, l’échange, la consommation, la réalisation et autres au sein de l’économie. Marx suggère que l’économie politique classique passe à côté de quelque chose parce qu’elle n’a pas de concept de totalité. 16 »

Les explications qui sont cependant très éclairantes sur la compréhension des crises monétaires et l’aisance avec laquelle l’auteur opère des aller-retours avec les situations contemporaines aide véritablement à éclairer le texte de Marx qui est parfois situé à un degré élevé d’abstraction.

Conclusion

L’intérêt de ce compagnon consiste à remplacer ces figures aujourd’hui inconnues des auteurs que Marx critique avec des auteurs plus contemporains comme Hayek, Friedman et consorts. Sans non plus utiliser des citations postérieures comme celles tirées du Capital par exemple, l’auteur met bien en perspective la place qu’occupe cette étape de recherche dans le projet plus général de Marx, quoique nous l’avons vu, parfois avec un biais téléologique et une conception très traditionnelle de la méthode du matérialisme historique. L’auteur parvient à synthétiser de manière très efficace certains débats épineux qui s’inspirent des Grundrisse. A l’instar de ceux qui tournent autour de la sphère de la production et de circulation (p. 142), il explique bien qu’il est très pratique de faire abstraction de la sphère de la circulation, et que si cela est nécessaire pour l’analyse, il est tout à fait néfaste d’affirmer ainsi que la circulation ne joue aucun rôle. Si les passages qui suivent apportent des précisions bien nécessaires notamment sur la centralité du caractère social de la théorie de la valeur, puis de la fameuse distinction entre productif et improductif qui apparaît en note des Grundrisse, l’impression d’ensemble qui se dégage est celle d’une série de digressions plus ou moins longues qui sont contraintes de prendre fin en raison de la forme-commentaire du texte.

Il est manifeste que l’auteur a adopté deux voies interprétatives : ne pas accorder une trop grande place à Proudhon et insister sur le concept de totalité comme étant autant structurant pour la pensée de Marx que caractérisant la puissance de son geste théorique et politique. Le besoin de mettre ainsi Proudhon de côté est d’autant plus étonnant qu’il n’est pas si peu présent dans le commentaire de David Harvey. La mise en avant du concept de totalité répond à un besoin théorique situé dans un contexte où il convient de réhabiliter ce concept, dont le dérivé l’entâche en retour – totalitarisme. Qu’il ait été dévoyé dans les discussions dans les années 1970 rend aussi nécessaire de le réhabiliter. Ceci n’appartient cependant pas au texte, mais à l’interprétation.

En réalité un troisième choix interprétatifs a été opéré. Celui de la méthode. Poursuivant dans l’ensemble encore le Graal de la méthode matérialiste pure, l’auteur en vient à manquer ce qui pourrait sembler être un geste typiquement marxien : la manière dont celui-ci se rapporte aux textes, la manière dont les Grundrisse restent, quoiqu’on en dise, insaisissables, et plutôt le constat que Marx lit à ce moment-là des livres aux argumentations bien bancales, dont il découvre les présupposés et les impensés, sans jamais imputer ces erreurs aux économistes isolés. Si David Harvey rappelle bien ce dernier point, il n’en reste pas moins qu’il est indissociable de ce que les Grundrisse montrent : l’application d’une grande rigueur scientifique.

Enfin, pour conclure, rappelons que le texte ne nous permettrait pas de trancher de la justesse de ce qu’en fait David Harvey, puisque comme le rappelle Michael Heinrich dans son Avant propos à la Science de la valeur :


« Il serait cependant illusoire de considérer que ce débat peut être tranché par une comparaison de l’interprétation avec « le texte ». En tant que produit intellectuel (à la différence de l’encre des mots imprimés), le texte n’existe que dans ses interprétations.17 »

I.J.

1Lev Vygotski, Die Geschichte einer großen Entdeckung. Über die Entstehung des Werkes „Das Kapital » von Karl Marx, 1967 Berlin (DDR), Roman Rosdolsky, Zur Entstehungsgeschichte des Marxschen „Kapital ». Der Rohentwurf des „Kapital » 1857-1858, 1968, Francfort/M ; La Genèse du « Capital » chez Karl Marx, Paris, F. Maspero, 1976.

2David Harvey, A companion to Marx’s Grundrisse, p. 9.

3Ibid.

4Ibid. p. 10.

5p. 11.

6p. 13.

7p. 165.

8Ibid.

9p. 15.

10p. 164, début de la partie 5.

11Ibid.

12L’auteur relève certes des lectures générales faites plus tard, comme « les interventions féministes des années 1970 », mais avec trop peu de précision et sans référence directe aux textes auquel il fait référence.

13p.30.

14p. 50.

15p. 58.

16p. 164.

17Michael Heinrich, Science de la valeur, fin de l’Avant propos.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *