Recension
Peter Green
Fred Moseley, Marx’s Theory of Value in Chapter 1 of Capital: A Critique of Heinrich’s Value-Form Interpretation, Palgrave Macmillan, London, 2023. 167 pp., €42.21
ISBN 9783031132094
Marx’s Theory of Value in Chapter 1 of Capital de Fred Moseley est un livre relativement court, paru dans le cadre de la série « Marx, Engels et Marxismes » avec une limite de 60 000 mots. Dans le cadre de ces contraintes, Fred Moseley a livré une interprétation de la théorie de la valeur de Marx dans le chapitre 1 du Capital, remettant en question le commentaire désormais largement influent de Michael Heinrich dans Comment lire le Capital de Marx ?) publié en anglais en 2021.
L’ouvrage de Moseley s’ouvre sur deux chapitres longs et à l’argumentation dense. Le premier présente le résumé de l’auteur du chapitre 1 du livre 1 du Capital, soulignant que le sujet de l’analyse est la marchandise en tant que « forme économique cellulaire 1 » de la production capitaliste, ainsi que les propriétés que toutes les marchandises ont en commun. Le deuxième chapitre fournit une critique détaillée de l’analyse du même chapitre par Heinrich, avec des références occasionnelles aux autres travaux de Heinrich, notamment son Introduction aux trois livres du Capital de Karl Marx 2. Malheureusement, Die Wissenschaft vom Wert n’a pas été traduit en anglais et n’est pas explicitement discuté ici, peut-être parce qu’il n’a qu’une présence souterraine dans Comment lire le Capital de Marx ?, évidente seulement dans les références aux supposées « ambiguïtés » de Marx 3.
Un troisième chapitre, plus court, du livre de Moseley est consacré aux « Additions et changements » (Ergӓnzungen und Verӓnderungen) rédigés par Marx en préparation de la deuxième édition allemande du livre 1 et disponibles dans leur intégralité dans le volume 11/6 de MEGA. Quelques pages qui étaient jusque-là indisponibles de ces projets et notes ont maintenant été traduites, avec un commentaire de Heinrich, sous forme d’annexe 4 de son livre Comment lire le Capital de Marx ?. Heinrich les considère comme une confirmation de son interprétation selon laquelle Marx cherchait à élaborer une théorie « purement sociale » de la valeur dans laquelle « le produit du travail pris en tant que tel n’est ni valeur ni marchandise, que son être-valeur, son objectivité de valeur, n’existe que dans son rapport avec d’autres produits du travail 4 ». Cependant, cette théorie relationnelle de la valeur conduit Heinrich à la conclusion que le « travail abstrait » en tant que rapport « ne peut donc absolument pas être « effectué« 5 ».
L’un des arguments les plus convaincants de Moseley est que cela ne correspond tout simplement pas à l’idée que Marx se fait du travail abstrait en tant que « substance de la valeur ». Dans l’un des extraits traduits, Marx affirme que le travail humain abstrait est une « substance sociale » qui est « commune » à deux marchandises, mais aussi « la dépense de la force de travail humaine 6 ». Heinrich se concentre sur le « caractère commun » qu’il explique comme une fonction de la relation d’échange entre les marchandises, et ignore la référence à la « dépense ». Moseley, citant la sous-section 2 du chapitre 1 du Capital de Marx, soutient que ce point commun renvoie à ce que tous les différents types de travail au sein d’une division sociale du travail ont en commun : la confection et le tissage « sont l’une et l’autre une dépense productive de matière cérébrale, de muscle, de nerf, de mains, etc. et sont donc, en ce sens, l’une et l’autre du travail humain 7 ». Heinrich considère qu’il s’agit là d’une définition transhistorique du travail abstrait et, en tant que telle, d’un élément ricardien chez Marx, incompatible avec une théorie purement sociale de la valeur (une thèse exposée plus en détail dans Die Wissenschaft vom Wert). Moseley répond que la définition n’est pas transhistorique parce que le travail humain abstrait est également défini en relation avec la production de marchandises, et donc de valeur.
La raison pour laquelle l’ouvrage de Moseley doit être lu conjointement avec le chapitre 1 du Capital de Marx et avec l’ouvrage de Heinrich intitulé Comment lire le Capital de Marx ? devrait maintenant être claire. La présentation de Moseley passe en revue les quatre sections du chapitre 1 de la deuxième édition de Marx et met en évidence trois concepts fondamentaux de la théorie de la valeur de Marx : la substance de la valeur (le travail humain abstrait), la grandeur de la valeur (la quantité de ce travail abstrait, mesurée par le temps de travail socialement nécessaire) et la forme d’apparition de la valeur en tant que valeur d’échange/prix mesuré par l’argent. Son « désaccord le plus important » avec Heinrich concerne la détermination de la magnitude de la valeur 8, mais il y a des différences en ce qui concerne l’analyse de ces trois concepts.
Il y a également un désaccord sur la question de savoir si Marx a appliqué la « logique de l’essence » de Hegel aux premiers chapitres du livre 1, comme l’affirme Moseley et le met en doute Heinrich. Les deux auteurs ne reconnaissent pas l’importance pour Marx d’une compréhension aristotélicienne de la catégorie de substance en tant qu’unité de matière et de forme – et du travail abstrait en tant qu’unité de travail matériel et de relations sociales.
Le deuxième chapitre s’ouvre comme suit :
Heinrich soutient à tort que le sujet de l’analyse de Marx dans le chapitre 1 n’est pas la marchandise, mais plutôt un « rapport d’échange » entre deux marchandises qu’il interprète comme le résultat final abstrait des échanges entre les deux marchandises et l’argent sur le marché. Je soutiens, au contraire, que les actes d’échange sur le marché ne sont pas pris en compte avant le chapitre 2 (« Le procès d’échange ») 9.
La deuxième phrase de Moseley est certainement correcte, mais on peut se demander si Heinrich serait d’accord avec ce résumé de son approche. Heinrich affirme sans équivoque que le chapitre 1 « a commencé par le rapport d’échange de deux marchandises, puis elle s’est poursuivie par l’abstraction des valeurs d’usage lors de l’acte d’échange 10 ». Dans une annexe de Heinrich à la page suivante, nous trouvons également ce qui suit :
Un point hautement controversé chez les marxistes est de savoir si la valeur est « créée » par le producteur isolé dès la production, indépendamment de l’échange, ou si elle n’existe seulement qu’en tant que résultat de la réduction ayant lieu lors de l’échange des produits du travail (donc en tant que résultat de la production et de l’échange). La démarche argumentative qui précède suggère la deuxième conception 11.
L’implication selon laquelle la valeur ne peut exister en tant que propriété des marchandises avant leur échange contre de l’argent, a conduit certains critiques de Heinrich dans les débats allemands, tels que Robert Kurz, à l’accuser de réduire la valeur à la valeur d’échange. La critique de Moseley n’est pas aussi directe mais, au cours d’une analyse précise, fait trois affirmations précises sur ce que Marx a réellement écrit.
La première concerne le travail abstrait en tant que substance de la valeur, opposé au travail concret en tant que producteur de valeurs d’usage. Marx ne fait pas de distinction entre deux types de travail, mais se réfère à ce que tous les différents types de travail concret ont en commun : la dépense d’énergie dans le temps. Moseley cite Roubine sur la manière dont cette « égalisation physiologique » est un présupposé de l’analyse de Marx sur le travail abstrait. Il souligne, dans une contribution originale à des débats souvent obscurs, que Marx fait référence au travail abstrait comme ayant deux états distincts : l’état fluide dans lequel ce travail est réellement dépensé, et l’« état coagulé » dans lequel la valeur est objectivée en tant que propriété des marchandises individuelles 12. Je pense que les multiples métaphores de Marx, telles que la coagulation, la cristallisation, l’incarnation, etc., se réfèrent à la valeur sous ses deux formes primaires, les marchandises et l’argent – mais Heinrich minimise les métaphores et, tout en mettant l’accent sur la « forme monnaie » en tant qu’expression de la valeur, nie que la valeur en tant que relation sociale puisse être une propriété des marchandises individuelles. Nous devrions considérer la valeur comme une « propriété relationnelle » partagée par toutes les marchandises produites par le travail humain, bien qu’il puisse y avoir des marchandises telles que la terre qui ne sont pas produites et n’ont pas de valeur intrinsèque.
Deuxièmement, en ce qui concerne la magnitude de la valeur, la définition initiale de Marx du temps de travail socialement nécessaire fait référence aux « conditions de production normales d’une société donnée et avec le degré social moyen d’habileté et d’intensité du travail 13 ». Il n’y a aucune référence à l’échange à ce stade de l’analyse. La relation inverse entre l’augmentation de la productivité et la valeur unitaire des marchandises est le présupposé essentiel de son analyse quantitative ultérieure de la production de la plus-value relative et de la dynamique du capital.
Heinrich fusionne la définition initiale de Marx du temps de travail socialement nécessaire avec une seconde signification de « socialement nécessaire », qui se réfère à la question de savoir si les marchandises peuvent ou non être échangées avec succès en réponse à une demande effective. Mais la méthode de Marx consiste à faire abstraction des fluctuations de l’offre et de la demande et de l’hypothèse de « prix normaux », jusqu’à ce qu’il atteigne le livre 3. Il y a un paragraphe dans le chapitre 3 du livre 1, que Moseley est obligé de discuter, où Marx fait référence à ces fluctuations avant d’affirmer simplement que « ici il faut examiner le phénomène dans sa pureté, et donc présupposer son accomplissement normal 14 ».
Troisièmement, Moseley répond à l’accent mis par Heinrich sur la description de la valeur par Marx lui-même comme étant « purement sociale », que ce dernier considère comme une référence à « la relation sociale d’une marchandise à une autre » par le biais de l’échange. Ils s’accordent sur le fait que la valeur n’« apparaît » que dans cette relation entre les marchandises. Mais Moseley, comme indiqué plus haut, insiste sur le fait que le travail abstrait, en tant que substance de la valeur, est également social dans le sens où il fait référence à ce qui est commun à tout le travail au sein d’une division sociale du travail.
Une objection possible est que Moseley n’accorde pas suffisamment d’importance à la nécessité de l’échange pour les producteurs privés au sein d’u ne telle société. La suggestion de Heinrich selon laquelle la production et l’échange sont tous deux « impliqués » dans la création de valeur est une variante de ce qu’un autre théoricien de la forme-valeur plus hégélien, Patrick Murray, a appelé une « théorie de la co-constitution 15 ». Mais cela ne fait qu’éluder le défi de la structure conceptuelle complexe de Marx. La différenciation entre la production de valeur et sa « réalisation » dans l’échange est essentielle à cet égard. Pourtant, Heinrich objecte que cela suppose que nous puissions mesurer la valeur indépendamment du processus d’échange 16. Roubine, cité par Heinrich et Moseley comme une autorité, a écrit, en réponse aux critiques qui l’accusaient de trop insister sur l’« échange », ce qui suit :
Le problème est que, dans le traitement de la question de la relation entre l’échange et la production, deux concepts d’échange ne sont pas distingués de manière adéquate. Il faut distinguer l’échange comme forme sociale du processus de reproduction de l’échange comme phase particulière de ce processus de reproduction, alternant avec la phase de production directe 17.
Moseley fait référence à ce passage dans une note de bas de page 18 accompagnant une réponse à Heinrich qui s’appuie sur un paragraphe de la sous-section 4 du chapitre 1 du Capital, où Marx affirme que « [c]’est seulement au sein de leur échange que les produits du travail acquièrent une objectivité de valeur socialement identique 19 ». Heinrich ne reconnaît pas que dans le même paragraphe, Marx fait référence à l’émergence historique de la production de marchandises 20. Sur cette question, comme sur d’autres, c’est Moseley et non Heinrich qui suit l’intuition de Roubine.
Une réponse possible de Heinrich à la lecture de Moseley serait de revenir à la thèse qu’il défend dans Die Wissenschaft vom Wert, influencée à cet égard par Althusser, selon laquelle il existe deux discours concurrents dans le Capital de Marx : l’un dérivé de Ricardo, qui conserve des éléments de « pensée naturaliste » ; l’autre, un discours « pleinement social » qui constitue une percée scientifique vers une nouvelle théorie de la valeur qui rompt complètement avec l’économie politique classique. On peut convenir que Marx a continué à réviser sa théorie et qu’il nous reste un corpus inachevé ouvert à des interprétations divergentes. Mais la position adoptée par Heinrich dans Die Wissenschaft vom Wert est lourde de conséquences, car elle évacue toute la dimension quantitative de l’analyse de Marx et rejette, par exemple, la question de la transformation comme un problème ricardien que Marx n’avait pas besoin d’aborder.
Moseley, dans le cadre des contraintes de la théorie de la valeur de Marx dans le chapitre 1 du Capital, ne poursuit pas cette ligne d’investigation et de critique. Néanmoins, son nouveau livre est une intervention bienvenue dans le débat qui a réapparu sur la théorie de la valeur de Marx, stimulé notamment par Heinrich.
23 août 2023
Traduit par I. J.
Source de la recension: https://marxandphilosophy.org.uk/reviews/21137_marxs-theory-of-value-in-chapter-1-of-capital-a-critique-of-heinrichs-value-form-interpretation-by-fred-moseley-reviewed-by-peter-green/
Notes
1Karl Marx, Le Capital, livre 1, Paris, PUF, 1993, p. 4.
2Michael Heinrich, Critique de l’économie politique. Une introduction aux trois livres du Capital de Marx, Toulouse, Smolny, 2021.
3Voir Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ? Livre I, chapitre 1 & 2, Toulouse, Smolny (réédition), 2022, p. 255.
4Ibid., p. 291 sq.
5Michael Heinrich, Critique de l’économie politique. Une introduction aux trois livres du Capital de Marx, op. cit., p. 65.
6Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ?, op. cit., p. 72, cette seconde référence au texte de Michael Heinrich n’a pas été trouvé [NdT].
7Karl Marx, Le Capital, livre 1, p. 50.
8Fred Moseley, Marx’s Theory of Value in Chapter 1 of Capital…, p. 7.
9Ibid., p. 51.
10Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ?, op. cit., p. 75.
11Ibid.
12Fred Moseley, Marx’s Theory of Value in Chapter 1 of Capital…, p. 13 et 137
13Karl Marx, Le Capital, livre 1, p. 44.
14Karl Marx, Le Capital, livre 1, p. 122, discuté par Moseley entre 74-76
15Patrick Murray, « Avoiding Bad Abstractions: A Defense of Co-constitutive Value-Form Theory The Mismeasure of Wealth: Essays on Marx and Social Form », Leiden, Brill, p. 425-442.
16Voir Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ?, op. cit., p. 78.
17Isaak Rubin, Essays on Marx’s Theory of Value, Detroit, Black and Red, p. 149.
18Fred Moseley, Marx’s Theory of Value in Chapter 1 of Capital…, p. 116.
19Karl Marx, Le Capital, livre 1, p. 84.
20Michael Heinrich, Comment lire le Capital de Marx ?, op. cit., p. 185 sq.
La théorie de la valeur de Marx est souvent mal comprise notamment parce qu’il y a une confusion à propos de la spécificité du travail qui se représente dans la forme marchandise. Les marxistes insistent souvent sur le travail abstrait comme s’il s’agissait de quelque chose de propre aux rapports sociaux marchands, mais ce n’est pas exactement ce qui est expliqué par Marx. La théorie énoncée dans Le Capital démontre que la spécificité de la forme marchandise tient au fait que le travail abstrait se représente dans la valeur et c’est donc la valeur qui est spécifique au rapport marchand ou encore le fait que le travail abstrait puisse s’y représenter et non pas le travail abstrait en lui-même.
C’est pourquoi, Marx caractérise parfois le travail abstrait au sens d’une simple dépense physiologique (comme dans l’extrait ci-dessous) et parfois comme du travail social, du travail universellement humain et ceci ne peut pas être compris si on part du postulat que le travail abstrait est spécifique aux rapports marchands ou encore aux rapports capitalistes de production. En effet, il est clair que le travail abstrait sous forme de simple dépense physiologique n’est pas quelque chose de déterminé socialement, au contraire c’est une caractéristique universelle.
“D’abord, en effet, si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités productives, c’est une vérité physiologique qu’ils sont avant tout des fonctions de l’organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc., de l’homme. En second lieu, pour ce qui sert à déterminer la quantité de la valeur, c’est-à-dire la durée de cette dépense ou la quantité de travail, on ne saurait nier que cette quantité de travail se distingue visiblement de sa qualité.” Karl Marx, Le Capital livre I, section I.
Si on considère la marchandise uniquement sous l’angle de la valeur, elle est valeur en tant que cristal de valeur, c’est-à-dire qu’elle est une valeur du fait qu’elle cristallise dans son corps (matériel ou immatériel) une dépense physiologique. Or, tout produit du travail peut être considéré comme une simple gélification de travail humain en tant que représentation du temps de travail cristallisé en lui, abstraction faite des caractéristiques concrètes de ce travail. Cela ne signifie pas pour autant que tout produit du travail a une valeur, en effet, la valeur n’a qu’une existence sociale et par conséquent, ce n’est que dans des rapports de production fondés sur l’échange et donc sur la forme marchandise que le travail abstrait, la simple dépense physiologique peut se représenter dans la valeur et ainsi obtenir une existence sociale. Le travail abstrait devient la forme du travail social dans les rapports marchands et de ce fait, les marchandises partagent, en tant que gelées de travail indifférencié, cette substance sociale qui leur est commune. Le travail humain cristallisé dans une marchandise constitue, par son caractère abstrait (simple dépense physiologique), la substance de la valeur. Il est important de noter que jusqu’ici il n’a pas été question de la détermination de la grandeur de la valeur.
La grandeur de la valeur
La grandeur de la valeur se mesure en quantité de travail, mais il ne s’agit pas de la grandeur du travail cristallisé dans une marchandise, car la grandeur du travail cristallisé est le résultat d’un temps de travail individuel et ce n’est pas le temps de travail individuel qui détermine la grandeur de la valeur. En effet, la grandeur de la valeur est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire. La valeur ne peut exprimer sa grandeur que dans les échanges ou plus spécifiquement dans le rapport de valeur. Ce n’est qu’à travers la valeur d’échange (la forme de valeur) que la valeur peut s’exprimer et qu’à travers elle, le travail abstrait s’exprime en tant que substance de la valeur. La valeur doit être comprise à la fois à l’échelle individuelle (Marx et Engels utilisent le terme de valeur individuelle) et à l’échelle sociale.
Si on considère toutes les valeurs individuelles (grandeurs de valeur), qui n’existent que théoriquement, il en résulte une valeur moyenne. En d’autres termes, si on considère tous les temps de production d’une espèce de marchandise, il en résulte un temps moyen et c’est ce temps moyen qui compte comme grandeur de valeur pour l’ensemble des marchandises de cette espèce, quel que soit le temps de travail réellement dépensé pour la production des marchandises individuelles. Il existe donc pour les producteurs un écart favorable ou défavorable entre les valeurs individuelles et la valeur de marché et le paradoxe selon lequel un producteur inefficace créerait plus de valeur qu’un producteur efficace est ainsi écarté, puisque la grandeur de valeur est déterminée par une moyenne sociale.
La valeur se présente donc comme l’unité contradictoire du temps de travail individuel et du temps de travail social. Le temps de travail individuel est subsumé sous le temps de travail social, ce qui signifie que bien que les temps de production individuels influencent le temps de travail social, c’est ce dernier qui détermine le temps de travail représenté dans la valeur des marchandises. Cette unité contradictoire reflète la dialectique entre le particulier et le général (1) : le travail individuel (particulier) contribue à la création de valeur, mais c’est la moyenne sociale (général) qui détermine la grandeur de la valeur. En résumé, la valeur, en tant que forme sociale, donne une existence sociale au travail abstrait, à la simple dépense physiologique commune à l’ensemble des produits du travail. La grandeur de la valeur représente une certaine quantité de travail abstrait, mais ce quantum est déterminé non pas par le temps de travail individuel, mais par le temps de travail socialement nécessaire. Il n’y a donc pas un atome de matière qui pénètre dans la valeur, ni par conséquent dans la valeur d’échange des marchandises.
Les produits du travail deviennent des valeurs
Un autre point nécessite notre attention, c’est le moment auquel le produit du travail acquiert une valeur et devient marchandise. Il découle de ce qui a été dit jusqu’ici, que le produit du travail acquiert une valeur dès lors que du travail est cristallisé en son corps, c’est-à-dire pendant le procès de production mais ceci n’est valable que dans le cadre des rapports marchands, que lorsque le travail abstrait devient la forme du travail social, qu’il obtient une existence sociale en se représentant dans la valeur qui elle-même n’a qu’une existence sociale et que l’échangeabilité des produits est donc un élément constitutif des rapports sociaux. Ce n’est qu’en tant que cristaux de valeur, qu’en leur qualité de valeur que des marchandises d’espèces différentes peuvent être échangées l’une contre l’autre selon un critère purement quantitatif, la grandeur de travail abstrait qu’elles recèlent en elles en tant que spécimen moyen de leur espèce. Le rapport d’échange ou rapport de valeur ne confère pas une valeur aux marchandises, il exprime leur caractère de valeur en les réduisant une gélification de travail humain. Cependant, il faut bien distinguer la marchandise qui est indissociable de l’argent, comme nous le verrons lors de l’analyse de la forme-valeur, des produits du travail en phase de devenir des marchandises et qui le deviennent à travers le développement des échanges.
“L’argent est un cristal qui se forme spontanément dans les échanges par lesquels les divers produits du travail sont en fait égalisés entre eux et, par cela même, transformés en marchandises. Le développement historique de l’échange imprime de plus en plus aux produits du travail le caractère de marchandises et développe en même temps l’opposition que recèle leur nature, celle de valeur d’usage et de valeur.”
“Dans l’échange immédiat des produits, l’expression de la valeur revêt d’un côté la forme relative simple et de l’autre ne la revêt pas encore. Cette forme était : x marchandise A = y marchandise B. La forme de l’échange immédiat est : x objets d’utilité A = y objets d’utilité B. Les objets A et B ne sont point ici des marchandises avant l’échange, mais le deviennent seulement par l’échange même.” Karl Marx, Le Capital livre I, section I.
Ces passages du chapitre 2 de la section I ne réfutent pas le fait qu’une marchandise devient une valeur à l’issue du procès de production, mais ils rendent compte de la façon dont la forme-marchandise émerge en même temps que la forme-valeur à travers le développement des échanges. En effet, un peu plus loin dans le chapitre 2, Marx dit: “Le mouvement des échanges donne à la marchandise qu’il transforme en argent non pas sa valeur, mais sa forme valeur spécifique.” Ce passage est suffisamment explicite, ce n’est pas l’échange qui confère aux marchandises une valeur, donc le produit du travail possède une valeur à l’issue du procès de production et il est de fait une marchandise mais ceci uniquement dès lors que la forme-marchandise est suffisamment développée, c’est-à-dire qu’elle a acquit une forme-valeur qui se distingue d’elle-même.