La production de plus-value absolue

Commentaire par Michael Heinrich du début du chapitre 5 du Capital : Procès de travail et procès de valorisation

 

 

Traduction d’un extrait de « Wie das Marxsche Kapital lesen? » (Comment lire le Capital de Marx?) vol. 2, de Michael Heinrich. Le volume 1 portant sur les chapitres 1 et 2 est paru aux éditions Smolny.

Comme indiqué à la fin du 4e chapitre, il est maintenant question du procès de production. La table des matières montre bien que la production n’est pas uniquement le thème de la troisième section, mais aussi de la quatrième et de la cinquième. Il n’est pas immédiatement expliqué ce qui est entendu par « survaleur absolue ». Cela n’aura lieu que dans le 10e chapitre, c’est-à-dire dans le quatrième paragraphe.

Chapitre 5 : procès de travail et procès de valorisation

1) Procès de travail

L’usage de la force de travail, c’est le travail proprement dit. L’acheteur de la force de travail la consomme en faisant travailler son vendeur. Celui-ci devient ainsi en acte une force de travail en action, alors qu’il ne l’était auparavant qu’en puissance. p. 199

Marx avait déjà écrit à la page 181 (…) que la force de travail était le « résumé de toutes les capacités physiques et intellectuelles […] qu’il [l’homme] met en mouvement chaque fois qu’il produit des valeurs d’usage » 1. Il y ajoute cette fois la distinction aristotélicienne entre potentia et actu : Dans le travail, le travailleur utilise ces facultés (Fähigkeit) qui sont constitutives de sa force de travail, la force de travail est alors effectivement mise en œuvre (actu). Avant cela, cette mise en œuvre « n’existait »2 qu’en tant que possibilité (potentia).

Pour représenter son travail dans des marchandises, il faut d’abord qu’il le représente dans des valeurs d’usage, dans des choses q ui servent à satisfaire des besoins d’une espèce quelconque.

Déjà à la fin du premier paragraphe du chapitre 1 (Les deux facteurs de la marchandise), Marx avait posé que le présupposé général de la transformation du produit du travail en marchandise consistait en ce que le produit du travail soit une valeur d’usage, plus précisément une valeur d’usage pour d’autres3.

Mais la production de valeur d’usage, ou de denrées, ne change pas de nature générale du fait qu’elle a lieu pour le capitaliste et sous son contrôle. Il faut donc considérer d’abord le procès de travail indépendamment de toute forme sociale déterminée.

Il faut bien lire la première phrase. Marx n’affirme pas qu’il est indifférent pour le procès de travail qu’il soit organisé de manière capitaliste ou non, il pose simplement que la « nature générale » de la production de valeurs d’usage n’en est pas changée pour autant. Cette « nature générale » du procès de travail, c’est-à-dire ce qui est indépendant « de toute forme sociale déterminée » est ce que Marx veut à présent analyser. Mais le procès de travail n’existe que dans des formes sociales spécifiques. Ce que Marx analyse donc ici ce sont les moments abstraits de tout procès de travail (ce qu’il explicite p. 2074).

a) Caractéristique générale du procès de travail humain, « nature » de l’homme

Le travail est d ‘abord un procès qui se passe entre l ‘homme et la nature, un procès dans lequel l ‘homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. p.199

Marx avait déjà écrit au sujet du travail concret-utile dans le deuxième paragraphe du premier chapitre (« Le double caractère du travail représenté dans les marchandises ») :

le travail , en tant que formateur de valeurs d’usage, en tant que travail utile, est pour l’homme une condition d’existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l’homme et la nature, et donc à la vie humaine. p. 48

Ce que Marx analyse maintenant, ce sont les propriétés de ce travail concret-utile qui est une condition d’existence indépendante de la forme sociale. Marx constate au sujet de l’homme qui travaille :

Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique. ses bras et ses j ambes, sa tête et ses mains pour s’approprier l a matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. p.199

En ce que Marx écrit que l’homme fait face à la « matière naturelle » en tant qu’elle est une « puissance naturelle », il souligne que l’homme est aussi « naturel » : il n’est pas placé au-delà de la nature, mais au contraire, en est une partie.

Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. Il développe les potentialités qui y sont en sommeil , et soumet à sa propre gouverne le jeu des forces qu’elle recèle. p.199-200

Il est encore question ici de la « nature » de l’homme, comme il l’avait déjà été p. 1935, mais cette fois dans un sens moins général qu’alors : Le constat que l’homme par la transformation de la nature extérieure développe aussi sa propre nature, ne vaut pas pour les « formes primitives du travail, qui relèvent encore de l’instinct animal. » (p. 200), mais seulement pour « le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme » (ibid.). Marx entreprend ici une limitation fondamentale entre l’animal et l’homme afin de déterminer le procès de travail spécifiquement humain, qui se base sur des facultés humaines élémentaires :

Une araignée accomplit des opérations qui s’apparentent à celles du tisserand , et une abeille en remontre à maint architecte humain dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. p.200

La première de cette faculté humaine que Marx retient ici est l’anticipation de possibles actions.

Le résultat auquel aboutit le procès de travail était déj à au commencement dans l’imagination du travailleur, existait donc déjà en idée. Non pas qu’il effectue simplement une modification dans la forme de la réalité naturelle : il y réalise en même temps son propre but,…

La deuxième faculté est l’intentionnalité : la capacité à anticiper différents résultats rend possible de pouvoir faire un choix entre différentes possibilités, poursuivre un but déterminé. Il poursuit :

…qu’il connaît, qui détermine comme une loi la modalité de son action, et auquel il d oit subordonner sa volonté. Et cette soumission n ‘est pas un acte isolé et singulier. Outre l’effort des organes au travail , il faut une volonté conforme à ce but, s ‘exprimant dans une attention soutenue pendant toute la durée du travail…

La troisième faculté est la réflexivité : je dois réfléchir à ce que je fais et pour quelles raisons, c’est seulement ainsi que je peux adapter mes actions à mes intentions, c’est seulement ainsi que je peux soumettre ma volonté à une fin. L’anticipation, l’intentionnalité et la réflexivité sont constitutives de « l’activité adéquate à une fin » qui est spécifique à l’homme.

Lorsque Marx affirme que les hommes « modifient » leur propre nature, « développent des potentialités qui sont en sommeil » dans ce procès de travail spécifiquement humain, et qu’ils ne font pas qu’améliorer les capacités qu’ils ont déjà, il propose une quatrième capacité, celle universelle de l’apprentissage. Puisqu’il ne s’agit pas seulement de l’amélioration du procès de travail isolé (ce dont les animaux plus développés sont aussi en mesure de faire), les capacités mises en œuvre dans ce procès de travail seront développées, et elles seront utilisées pour d’autres procès de travail, et pourront être combinées avec d’autres facultés. Factuellement (c’est-à-dire sans utiliser ces concepts), l’analyse par Marx du procès de travail spécifiquement humain contient les éléments d’une anthropologie minimale. Celle-ci ne pose pourtant pas pour autant une « essence de l’homme » immuable et ahistorique, mais elle identifie les conditions qui rendent possibles que les capacités et les besoins de l’homme se développent et se modifient dans son interaction avec la nature extérieure.

1 « Par force de travail ou puissance de travail nous entendons le résumé de toutes les capacités physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité, la personnalité vivante d’un être humain, et qu’il met en mouvement chaque fois qu’il produit des valeurs d’usage d’une espèce quelconque. » PUF p.188, mew 23, S.181

2 Vorhanden sein : être disponible, ici, être appréhendable par l’exprit.

3« Une chose peut être utile et être le produit du travail humain , sans être une march andise. Celui qui satisfait son besoin par le produit de son travail crée certes de la valeur d ‘ usage, mais pas de marchandise. Pour produire de la marchandise, il faut non seulement q u ‘il produise de la valeur d ‘usage, mais que ce soit de la valeur d’ usage pour d ‘autres, de la valeur d ‘ usage sociale. » (p.46)

« Ein Ding kann nützlich und Produkt menschlicher Arbeit sein, ohne Ware zu sein. Wer durch sein Produkt sein eigenes Bedürfnis befriedigt, schafft zwar Gebrauchswert, aber nicht Ware. Um Ware zu produzieren, muß er nicht nur Gebrauchswert produzieren, sondern Gebrauchswert für andre, gesellschaftlichen Gebrauchswert. » Mew 23 S.55

4« Le procès de travail , tel que nous l’avons exposé dans ses moments simples et abstraits, est une activité qui a pour fin la fabrication de valeurs d ‘usage, il est l ‘appropriation de l ‘élément naturel en fonction des besoins humains, il est la condition générale du métabolisme entre l ‘homme et la nature, la condition naturelle éternelle de la vie des hommes ; il est donc indépendant de telle ou telle forme qu’elle revêt, mais au contraire également commun à toutes ses formes sociales. » p. 207, mew23, S. 198.

5« Si l ‘ on veut modifier la nature humaine générale de telle sorte qu’elle acquière habileté et savoir faire dans une branche de travail déterminée, qu’elle devienne une force de travail développée spécifique, il faut une formation ou une éducation déterminée qui, à son tour, coûte une somme plus ou moins grande d’équivalents marchandises. » (p. 193, mew23, S. 186)

Traduit par I.J. (2019).