Marxisme et crise économique. Nicolas Dessaux

Marxisme et crise économique

Nicolas Dessaux

Transcription de l’intervention de Nicolas Dessaux à Lyon le 18 mars dernier, où l’association Table rase l’avait invité. pdf non corrigé]

Marx, le Capital et les crises économiques

On m’a confié la difficile tâche de parler du Capital de Marx et des éléments de compréhension et réflexion qu’il offre face aux crises du capitalisme, question d’actualité s’il en est. Étant donné l’immensité des débats qui ont traversé le marxisme, au sens large, depuis plus d’un siècle, sur cette question, de débats qui se poursuivent toujours et que chaque nouvelle crise relance, je me dois de poser quelques bases qui me paraissent essentielles pour aborder la question, théoriquement et politiquement.

Le Capital inachevé

Lorsqu’on parle du Capital de Marx, il faut garde à l’esprit le caractère incomplet de cet ouvrage. Seul le premier volume fut publié du vivant de Karl Marx. Il en a également assuré la révision de la traduction française, ce qui provoque des divergences entre les éditions allemandes et françaises. Les deux suivants furent édités par son ami Friedrich Engels d’après ses manuscrits, en complétant ou en expliquant certains passages laissés blancs. Le plan choisi et les textes retenus par ce dernier ont parfois été contestés après un nouvel examen des manuscrits, ce qui explique les divergences entre l’édition établie par Maximilien Rubel, suivant les manuscrits publiés par David Riazanov, et les publications fondées sur la leçn d’Engels. Ensuite, le livre IV, c’est-à-dire les « théories sur la plus-value », fut édité par Karl Kautsky après la mort d’Engels. Enfin, en 1930 fut découvert le « chapitre inédit », qui ne fut traduit et diffusé hors de l’URSS qu’à la fin des années 1960.

L’ensemble de ces publications mises bout à bout ne forme pas pour autant le Capital tel que Marx le concevait dans son intégralité. Dans ses manuscrits se trouvent également plusieurs versions du plan de l’ouvrage complet que projetait Marx. Ils permettent de mesurer ce qu’il n’a jamais eu le temps d’écrire. Or, parmi ces livres absents du Capital, se trouvent ceux qui auraient du être consacrés au crédit, à la bourse, à l’État, l’impôt et la dette publique, au marché mondial et… aux crises, qui auraient occuper un partie du sixième et dernier livre. Autrement dit, c’est sur un texte inachevé, incomplet aux yeux même de Marx qu’il faut se fonder pour comprendre son analyse des crises économiques. C’est sur cette base incomplète que le débat porte depuis plus d’un siècle – bien que de nombreux auteurs ne tiennent pas compte de cet inachèvement.

La méthode de Marx, tout au long du Capital, consiste à isoler chaque élément du système capitaliste, en les mettant en mouvement peu à peu, au fur et à mesure qu’il les analyse. Bien qu’il se fonde sur de nombreuses observations empiriques, fruit de la lecture et de l’analyse des données économiques réelles, il est donc amené, dans le cadre de sa démonstration théorique, à mettre de côté l’influence de certains éléments non-encore analysés, afin de mieux cerner le rôle de chaque élément. Par exemple, il écarte fréquemment le rôle du crédit, non parce qu’il le néglige, mais parce qu’il ne l’a pas encore incorporé à son raisonnement. Étant donné l’inachèvement de l’œuvre, cela signifie que le modèle présenté dans les volumes publiés du Capital est une vision virtuelle, incomplète, du capitalisme réel tel qu’il existait du vivant de Marx.

Ces prémisses ne visent pas à diminuer l’intérêt des concepts marxiens pour expliquer le capitalisme actuel et ses crises, mais à rappeler la prudence et la critique nécessaire face aux solutions clef-en-main, fondées sur une lecture hâtive de telle ou telle partie du Capital, mise en exergue pour « expliquer » tout et son contraire.

Le rôle de la crise dans l’histoire de la théorie marxiste

L’un des aspects importants de la conception marxienne du capitalisme, c’est son caractère dynamique et historique. Son étude repose pour l’essentiel sur une lecture critique de l’économie politique classique. Celle-ci privilégiait alors une vision statique, équilibrée et stable du capitalisme, et recherchait des lois éternelles de l’économie. Au contraire, Marx considère que le capitalisme est le produit de histoire, que certaines lois économiques lui sont propres, et qu’il se caractérise précisément par son instabilité, puisque le capitalisme révolutionne en ses propres bases.

Crise de surproduction

Le modèle type de crise que Marx étudie est la crise de surproduction. Il ne s’agit pas d’une surproduction par rapport aux besoins, mais par rapport aux consommateurs solvables: elles surviennent quand les capitalistes ont investi dans une branche de la production plus de capital qu’ils ne peuvent réaliser. Dans la théorie économique classique, l’offre et la demande sont censés s’ajuster de manière naturelle, si bien que ces crises apparaissaient comme des accidents plutôt que comme un élément du système, et il a fallu attendre le XXe siècle pour qu’elles fassent l’objet d’une réévaluation majeure – sans qu’elles puissent réellement être éliminées. Marx, pour sa part, considérait que l’offre et la demande ne s’ajustaient que de manière exceptionnelle.

Prenons un exemple pour comprendre de quoi il s’agit. Un capitaliste investi de l’argent dans la fabrication d’une maison, qu’il destine à être vendue, opération dont il espère tirer un bénéfice. C’est le circuit normal du capital, selon le cycle Argent – Marchandise – Argent accompagné de plus-value, ou encore ce que Marx appelle le circuit A-M-A’, qui fait l’objet du livre I du Capital. Mais, si ce capitaliste ne parvient pas à vendre la maison, ou pas au prix qu’il en attendait, faute d’acheteur solvable, il réalise des pertes plutôt que des bénéfices, ou pire, reste avec sa maison sur les bras et la faillite le guette.

Maintenant, passons de l’échelle individuelle à l’échelle sociale, qui est la seule qui intéresse Marx dans le Capital. Nous n’avons plus un capitaliste qui construit une maison, mais de nombreux capitalistes qui construisent des lotissements, des logements par milliers. Ils investissent des masses de capitaux importantes, toujours d’en l’espoir d’en retirer un bénéfice. S’ils ne trouvent pas, en face d’eux autant d’acheteurs solvables, ils ne vendent pas leurs maisons et vont droit à la faillite. Le capital qui aurait pu, une fois les ventes réalisées, être réinvesti dans de nouveaux chantiers de construction, ne l’est pas puisqu’il est immobilisé sous la forme de maisons invendables, et les ouvriers du bâtiment sont licenciés en masse. Ici, on est au cœur des analyses de Marx sur le cycle de reproduction du capital, dans le livre II.

L’une des implications de ce cycle de circulation du capital, c’est que celui-ci existe alternativement sous deux formes, l’argent et la marchandise. A l’échelle sociale, globale, cela signifie qu’il existe toujours une accumulation de marchandise et une accumulation d’argent, qui passent périodiquement d’une forme à l’autre. Que se passe-t-il lors de la construction des maisons dont nous avons parlé ? Au fur et à mesure que le chantier avance, le capitaliste paye ses ouvriers, les matières premières, l’outillage nécessaire. Il dépense son capital, mais ne le fait pas d’un seul coup. Il reste donc, jusqu’au dernier payement, une partie de ce capital qui n’est pas encore employée. Cet argent, à l’échelle globale, constitue donc une masse disponible.

Déposée dans une banque, cet argent peut fonctionner comme capital pour d’autres capitalistes, sous la forme du crédit. Peu importe à notre fabricant de maison, que l’argent qu’il retire lorsqu’il en a besoin ne soit pas celui qu’il a déposé, puisque la somme est la même. Or, ce crédit offre de nombreuses applications intéressantes pour le système capitaliste. En voici quelques-unes, qui concernent nos fabricants de maisons. Une banque pourrait prêter de l’argent à des acheteurs potentiels, pour leur permettre d’acheter ces maisons qui viennent d’être construites. Pour nos capitalistes, la question est résolue : si les acheteurs ne peuvent plus rembourser leurs traites, c’est devenu l’affaire de la banque et plus la leur.

Puisque les acheteurs remboursent régulièrement de l’argent et qu’ils en rembourseront, à terme, plus d’argent qu’ils n’en ont emprunté, la reconnaissance de dette devient un papier qui rapporte de l’argent à celui qui la détient. Mais elle contient aussi le risque de ne pas être remboursé, si l’emprunteur se révélait insolvable. Alors, pour la banque, il existe une solution : revendre ce papier, qui contient à la fois un argent potentiel et un risque potentiel, en le jetant sur le marché. Pour l’acheteur, ce papier ne représente plus une maison, un ensemble de maison, des marchandises, mais seulement de l’argent déconnecté de la marchandise. On peut l’acheter, le vendre, spéculer dessus. On est alors dans la fiction de l’argent qui engendrerait de l’argent. Le M du circuit A-M-A’ semble avoir disparu au profit d’un circuit A-A’. C’est l’une des composantes que Marx appelle le capital fictif, dans la mesure où il ne représente pas de l’argent réel, mais seulement la possibilité, l’espoir de gagner de l’argent.

Or, que se passe-t-il, si massivement, les bénéficiaires de ces prêts, qui ont achetés des maisons avec un argent fictif – puisqu’il n’existe pas encore au moment où ils le dépensent – se révèlent incapables de rembourser leurs traites ? Les reconnaissances de dette ne valent en réalité plus rien, ou sont suspectes de ne rien valoir, et leurs possesseurs cherchent à s’en dpfaire. Voici des  » propriétaires » expulsés en masse, des banques qui se retrouvent en possession de maisons toujours aussi invendables, des financiers au portefeuille plein de titres sans valeur. Cette situation engendre une méfiance généralisée sur le crédit, puisque les banques ne veulent pas perdre plus qu’elles n’ont déjà perdu, et l’économie qui repose sur le crédit tourne au ralenti. La crise, au lieu de se manifester sous la forme d’une crise de surproduction, s’est déplacée dans le capital fictif. Mais celle-ci n’est pas virtuelle pour autant. Ce que je viens de décrire, c’est de manière simplifiée, la fameuse crise des subprimes de 2008, du point de vue marxiste.

Remarque sur la crise de surproduction et l’histoire du marxisme

Au siècle de Marx, les crises de surproduction sous leur forme classique étaient fréquentes, et se répétaient de manière, selon une régularité que Marx a cherché à saisir sans y parvenir totalement. Cette recherche a occupé une partie de sa correspondance avec Engels. Il y a consacré de nombreux articles et surtout des notes manuscrites, qui montrent l’attention qu’il y accordait. C’est donc devenu une question importante du marxisme. Avec la création des partis ouvriers et de la seconde internationale, la dénonciation de « l’anarchie du marché » devient un thème important. Le socialisme, fondé sur la planification, sur l’adéquation consciente, scientifique, entre la production et les besoins de la société, mettra un terme aux crises de surproduction.

Or, un phénomène que Marx avait analysé dès ses débuts dans le livre III du Capital, prend une ampleur nouvelle au début du XXe siècle : l’existence des trusts et des cartels, la généralisation des sociétés par action, et le développement du capital financier. La figure du capitaliste individuel, propriétaire de son usine dans laquelle il risque son propre capital, s’efface derrière celle de l’actionnaire. Dans un style très hégélien, Marx considérait ce mouvement comme un dépassement du capitalisme sur la base du capitalisme lui-même.

Pour l’aile réformiste du parti ouvrier, qui considérait que le chemin vers le socialisme passait par la conquête électorale du pouvoir politique et la mise en place d’une série de réformes, cette transformation du capitalisme mettait fin à l’anarchie du marché, puisque les trusts éliminaient la concurrence qui engendrait les crises. Du même coup, il devenait essentiel pour l’aile révolutionnaire de développer la théorie marxiste des crises, qui devenait l’une des lignes de démarcation essentielle. C’est l’un des facteurs qui explique l’importance prise par cette question dans le marxisme révolutionnaire, disproportionnée par rapport à sa place dans le texte de Marx.

Les crises avaient en effet un rôle important dans la dynamique de concentration du capital, puisqu’elles éliminaient périodiquement les entreprises les plus fragiles et amenaient les autres à se regrouper pour limiter les effets dévastateurs de la concurrence, de l’ « anarchie du marché ». Cette concentration de capitaux gonflait le capital en circulation, donc les possibilités de crédit, et nécessitait le recours à l’émission d’actions pour financer ces regroupements, leur donner tout leur potentiel, et répartir leurs profits.

Baisse tendancielle du taux de profit

Dans les discussions marxistes sur les crises, on entend fréquemment parler de la baisse tendancielle du taux de profit. A première vue, on peut se dire que si le profit baisse, ça ne doit pas être très bon pour les capitalistes. Rappelons tout de même qu’il s’agit d’un taux, qui peut donc baisser alors que la masse des profits augmente. Difficile d’évoquer ici les milliers, les centaines de milliers de pages sans doute, remplies sur ce sujet, mais il est intéressant d’expliquer la base du problème, tel qu’il est décrit dans le livre III du Capital.

Pour Marx, à l’échelle sociale et calculée en temps de travail, la valeur d’une marchandise contient ce qui a été consommé dans sa production. Il nomme capital constant l’ensemble des matières premières, machines, bâtiments, et capital variable le coût de la force de travail. Cette dernière a une propriété essentielle : elle produit plus de valeur qu’elle n’en consomme pour sa propre reproduction. Autrement dit, la valeur créée par le salarié excède ce qui est nécessaire à son existence en tant que salarié. La différence constitue la plus-value, qui revient au capitaliste. C’est le fondement de la théorie de la valeur, telle qu’exposée au livre I.

Le taux de profit est donc, tout simplement, le rapport entre le capital investi (dans son ensemble, constant et variable, c’est-à-dire machines, matières premières, salaires, etc.) et la plus-value obtenue. Il faut faire intervenir une autre notion, qui dérive directement de la loi de la valeur, c’est le taux d’exploitation. Puisque la force de travail produit plus qu’elle ne consomme, on peut établir un rapport mathématique entre ces deux données. Par exemple, si un ouvrier travaille huit heures et reçoit l’équivalent de quatre heures de travail, ce taux d’exploitation est de 100%.

Les économistes classiques avaient constaté, avant Marx, que ce taux avait tendance, sur une longue période, à diminuer. Les capitalistes avaient besoin d’investir toujours plus de capital pour obtenir la même plus-value par marchandise. En cherchant la raison de cette tendance, Marx abouti à la conclusion que, à taux d’exploitation constant (rapport salaire / plus-value), le progrès des moyens de production faisait augmenter le capital constant (plus de machines, plus d’usines…) et donc diminuer le taux de profit. C’est pour cela que Marx considère cette baisse tendancielle comme un indicateur de la productivité sociale du travail.

En effet, conforme à sa méthode de travail, Marx isole chaque élément de son raisonnement, à la manière d’un mathématicien, pour étudier ses propriétés particulières. Dans le chapitre sur la baisse tendancielle du taux de profit, il considère le taux d’exploitation comme étant constant. Dès le chapitre suivant, il analyse une longue série de variables qui viennent contrecarrer cette tendance. Parmi celles-ci, il propose notamment l’augmentation du degré d’exploitation du travail, ou encore la baisse de prix des éléments du capital constant, qui dérive elle-même de cette productivité accrue, ou au contraire l’exportation de capitaux dans des pays où la main d’œuvre est peu coûteuse, et le taux d’exploitation plus élevé. Le résultat, c’est que la baisse tendancielle du taux de profit joue plutôt le rôle d’un moteur pour le développement du capitalisme, plutôt qu’une limite réelle à celui-ci.

Cette recherche constante de la productivité est à la fois une cause de la baisse du taux de profit (puisque la part du capital constant augmente plus que celle du capital variable), mais aussi d’une hausse de la masse du profit qui vient occulter la première.

Par contre, lorsqu’on regarde quelles sont les conséquences pratiques de ces contre-tendances, on comprend mieux pourquoi elles peuvent être assimilées à des facteurs de crises. L’installation de nouvelles machines se produisent souvent, non seulement par le remplacement des anciennes, mais aussi par celui des anciens ouvriers, dont les compétences ne sont plus requises ou adaptées. Les nouvelles machines nécessitent moins de personnes pour fonctionner, provoquant des licenciements massifs. Le capitaliste doit s’assurer que le coût d’entretien et de modernisation de son usine et de son parc machines est plus intéressant que d’en construire une nouvelle ailleurs  – c’est le phénomène des délocalisations. Enfin, les différences de coût de main d’œuvre, même si elles ne constituent que l’un des facteurs du choix d’investissement dans un pays, favorisent également les fermetures d’entreprises.

Peu importe, du point de vue du capital, que les ouvriers licenciés soient toujours en état de travailler, que les machines marchent encore, que l’usine soit toujours debout, que la production soit bénéficiaire. Ce qui compte, c’est quelle est la meilleure façon d’investir pour obtenir le meilleur profit. C’est ce qui explique la divergence fondamentale entre le point de vue des salariés et celui des capitalistes sur les licenciements ; qui explique que les plans de restructuration, c’est-à-dire les licenciements massifs, provoquent une hausse du cours des actions d’une entreprise, puisqu’ils sont signes d’une hausse probable des profits. C’est une crise du point de vue des salariés au chômage, mais pas du point de vue des capitalistes.

Et lorsqu’on essaie d’expliquer le chômage par la crise, on découvre à quel point il s’agit d’une illusion idéologique, par laquelle on essaie d’expliquer aux salariés qu’ils subissent les mêmes malheurs que leurs malheureux patrons. La réalité est tout autre : le chômage est, jusqu’à un certain point, un remède à la crise pour les capitalistes. En outre, en exerçant une pression à la baisse sur les salaires, il contribue à faire remonter la productivité du capital.

La baisse tendancielle du taux de profit, dont la réalité est difficile à calculer du fait même de la multiplicité des contre-tendances, fait partie du patrimoine marxiste. Elle joue, comme on l’a vu, un rôle certain dans la dynamique du capitalisme. Par contre, il n’apparaît pas de manière évidente qu’il soit en soit un facteur de crise du capitalisme, pas plus qu’il n’apparaît en tant que tel comme une limite à son existence. Certains marxistes identifient volontiers dans cette baisse la possibilité d’une crise catastrophique, parfois suggérée dans certaines remarques, certains espoirs de Marx, sans qu’il en fasse un point central de sa théorie.

Le problème de l’accumulation

Je passe brièvement sur une théorie qui a pourtant fait couler beaucoup d’encre, qui est celle de l’accumulation du capital. Rosa Luxembourg, examinant de près le texte de Marx, identifiait un problème dans les schémas mathématiques de ce dernier sur les échanges constants entre les deux sections du capital, c’est-à-dire la production de moyens de production, et la production de moyens de subsistance. Pour les besoins de la démonstration, conformément à sa méthode, Marx envisageait une relation équilibrée, qui ouvrait la voie à un développement continu et harmonieux du capital à condition de maintenir cet équilibre. C’est pourquoi certains théoriciens de la planification, en Union soviétique, se sont appuyés sur cette relation équilibrée entre les deux sections comme un moyen de développement économique protégé des crises.

Mais Rosa Luxembourg posait avec insistance une question importante : d’où vient l’argent qui permet d’acheter, en définitive, les marchandises produites, pour que le capital mis en œuvre puisse être accru à chaque cycle. Elle identifiait cette source en dehors du capitalisme, dans les classes non-capitalistes, les pays colonisés dans lesquels les rapports capitalistes n’étaient pas totalement développés.

Sur cette base, elle pouvait développer une théorie de la colonisation, et sortir des schémas du Capital qui réduisent la société à deux classes (trois, dès lors que Marx réintroduit les propriétaires fonciers dans son analyse, dans la seconde partie du livre III). On retrouve, sous une autre forme, une problématique semblable développée par la revue The Commoner, sur (…) progressive des « communs », de la gratuité, dans le domaine du capital – que je ne développerais pas ici.

Comme pour la baisse tendancielle du taux de profit, cette théorie pouvait déboucher sur l’idée d’une crise finale, d’un capitalisme ayant atteint les limites potentielles de son accumulation en ayant définitivement intégré l’ensemble du monde non-capitaliste. Dans tous les cas, cette question joue un rôle dans la dynamique du capitalisme, que Marx suggère à de nombreuses reprises dans le texte du Capital et qui aurait du constituer les livres V et VI du plan initial. Par contre, il faut remarquer que dans son raisonnement, Rosa Luxembourg laisse totalement en dehors la question du crédit, du capital fictif, qui permet de rechercher l’accumulation au sein du capital lui-même, ou plutôt, dans son futur, en anticipant sur une production qui n’existe pas encore.

Le capital fictif et l’Etat

Le capital fictif ne se résume pas au crédit. Au contraire, il est constitué pour l’essentiel par le volume des titres, actions, obligations, créances, emprunts et autres, qui ont en commun de représenter des droits sur un profit potentiel, sous la forme de dividendes ou d’intérêts. Comme nous l’avons vu, son existence constitue une conséquence nécessaire du capitalisme, puisqu’il résulte de la nécessité pour le capital de passer sans cesse de la forme argent à la forme marchandise et inversement, de l’existence d’une masse d’argent nécessaire au fonctionnement du cycle de circulation, condition historique du développement du crédit et du capital bancaire. Mais, arrivé à un certain niveau de développement, il n’est plus la conséquence du capital, mais sa cause, son point de départ. Le capital fictif se trouve alors partout. La concentration des entreprises, à l’œuvre dans les mégafusions à l’échelle planétaire, repose sur l’existence du marché boursier et des actions. La consommation des salariés est de plus en plus fondée sur son existence (crédit à la consommation, crédit pour le logement, épargne financière, épargne-retraite, …), une part croissante du salaire servant directement à couvrir cette avance de capital fictif. Les États émettent des emprunts, qui fonctionnent sur le marché boursier comme des valeurs parmi d’autres. C’est ce dernier point que je voudrais développer.

Comme je l’ai exposé en introduction, la question de l’État faisait partie du plan du Capital, constituant l’un des livres que Marx projetait d’écrire, et pour lequel aucun manuscrit complet ne nous est jamais parvenu. Ça et là, tout au long des textes publiés, des remarques permettent entr’apercevoir la manière dont Marx envisageait la question ; mais on est bien obligé de constater que la quasi-totalité des auteurs qui ont abordé la question de l’État chez Marx l’ont fait à partir des textes historiques (notamment sur la Commune de Paris) ou philosophiques (L’idéologie allemande, les manuscrits de 1844,..), laissant de côté le Capital et l’analyse des fondements économiques de l’État. Même à l’état d’ébauche, le plan révèle l’importance que Marx accordait à la dette publique dans l’étude de cette question.

La dette publique n’est pas une question nouvelle, même si elle est sous le feu de l’actualité. Mais elle ne constitue plus, depuis longtemps, un moyen de financer les guerres, mais un élément structurel de la politique économique des États. Aujourd’hui, presque tous émettent des bons du trésor, tout en remboursant des dettes antérieures. Tant que les rentrées, fiscales pour l’essentiel, permettent d’entretenir ce cycle, cela ne pose pas de problème aux prêteurs, qui voient dans les bons d’État des valeurs fiables. C’est l’un des effets de la croissance du capital fictif, pour lequel l’argent semble se valoriser directement en argent : tout titre, qu’il soit action ou bon d’État, est évalué en fonction du risque qu’il contient rapport au profit potentiel qu’il engendre. Une partie croissante du budget de l’État est donc constitué de ce capital fictif, ce qui le rend vulnérable aux crises financières qui s’y déroulent. Or, de la même manière que l’on peut assurer une maison ou une voiture, il est aujourd’hui possible d’assurer un risque financier sur le marché : c’est le rôle des CDS (credit default swap). Ces titres font eux-mêmes l’objet d’un marché, qui est la logique même du capital fictif puisqu’ils contiennent un profit potentiel, de l’argent se valorisant en argent. Dés lors, il devient possible de spéculer sur les risques de banqueroute d’un État : c’est ce qui s’est passé avec la crise grecque. Cela dit, si les critiques se concentrent sur le rôle des CDS et l’absence de régulation de ce marché, la crise [a] surtout révélé la situation de l’État grec et l’a contraint à des mesures de restructuration. De ce point de vue, l’État est exactement dans la situation d’une entreprise qui restructure pour restaurer ses profits : réduction massive des salaires des fonctionnaires, blocage des recrutements et non-remplacement des départs en retraites, et amélioration de la « productivité » par des mesures fiscales. Autrement dit, l’État est, dans le capitalisme actuel, l’État est un moyen de valorisation du capital comme un autre, la manière dont il s’y prend pour fournir cette valeur ajoutée n’ayant d’importance que lorsqu’il risque de ne plus y parvenir.

Cette relation entre le capital et l’État se retrouve à d’autres niveaux. Marx avait face à lui un monde dominé par la manufacture, propriété d’un capitaliste individuel ; dans lequel le capital sous forme monétaire avait encore une forme concrète, la quantité d’or contenue dans les dépôts des banques dont la masse était fonction de l’extraction minière ; où les salaires étaient versés en liquide ; où le solde de la balance des payements internationaux se concrétisaient par des la circulation de lingots ; un monde où les sociétés par action ne concernaient encore qu’un nombre limité d’entreprises et de secteurs ; où le crédit était prudemment limité ; mais les tendances qui annonçaient le capitalisme actuel, dominé par le capital fictif, étaient déjà visibles et il a eu le mérite de les étudier dans les brouillons de ce qui est devenu, après sa mort, le livre III du Capital.

Le monde actuel se caractérise au contraire par rôle croissant d’énormes masses de capitaux susceptibles d’êtres mobilisées, investies n’importe où sur la planète, et d’entreprises transnationales dont la production et la circulation sont segmentées à l’échelle mondiale. Si le petit investisseur, doté d’un capital limité, ne peut employer son capital qu’à portée de chez lui, ce n’est pas le cas des transnationales. Pour elles, chaque État, chaque pays se présente sous la forme d’un certain nombre de caractéristiques plus ou moins adaptées à la valorisation de leur capital : coût du travail, paix sociale, stabilité politique, fiscalité, infrastructures, qualification de la force de travail et ainsi de suite. Si bien qu’aux spécialisations liées au potentiel agricole ou minier, se sont ajoutées des spécialisations liées aux profils susceptibles d’attirer des investissements, desquels dépendent plus ou moins directement la capacité des États à participer au marché de la dette – et à alimenter, au passage, le revenu des classes dirigeantes. Le capital fictif, à l’échelle globale, restructure donc complètement la relation entre capital et État, intégrant ce dernier dans la dynamique du capital. Là encore, la crise telle qu’elle est vécue par les salariés, par les citoyens de chaque État, n’est pas nécessairement une crise pour le capital, même si elle peut lui être liée comme dans le cas grec. C’est avant tout l’effet d’une restructuration des rapports entre Etat et capital qui s’impose à l’échelle mondiale.

Conclusion

Arrivé à ce point, je pourrais encore aborder de nombreux aspects du mode de production capitaliste qui recèlent des crises potentielles, et qui expliquent telle ou telle crise, tel ou tel aspect d’une crise. Peut-être que le débat nous en donnera l’occasion, car le sujet est loin d’être épuisé. Je voudrais donc simplement récapituler quelques points qui me semblent essentiels. Le capitalisme est un système dynamique, en développement constant, dans lequel les crises sont un aspect nécessaire et dont la forme subit les mêmes transformations que le capital dans son ensemble. Ces crises ne sont pas des signes de son déclin, mais de sa permanente révolution. Les crises telles qu’elles sont vécues par les salariés ne sont pas des crises du capitalisme, mais les effets de sa restructuration, et dans la période actuelle de la reconfiguration des relations entre l’État et le capital à l’échelle mondiale.

L’existence de l’argent, sous forme de plus en plus virtuelle, est une nécessité de la perpétuelle transformation du capital en ses deux formes, argent et marchandise, même si le développement du capital fictif maintient l’illusion que l’argent se valorise lui-même. C’est parce qu’il est inscrit dans l’existence même du capital, dans la loi de la valeur à un certain stade de son développement, qu’il est illusoire d’imaginer le capitalisme sans la bourse.

Marx, comme tout militant, a pu miser des espoirs sur telle ou telle crise pour précipiter le développement du mouvement ouvrier et le mouvement vers le communisme, il ne semble pas que cela constitue une question essentielle pour lui. La limite au capital, le chemin de son dépassement, il le trouve non dans la crise, mais dans l’abolition des rapports sociaux pré-capitalistes, ce qui explique son apologie du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie ; dans l’expansion mondiale du salariat et des rapports de production capitaliste, qui posent les bases de leur propre dépassement ; l’antagonisme entre les forces productives et les rapports de production capitalistes, incapable d’employer à leur plein potentiel ces forces productives.

Bibliographie

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Maximilien Rubel, Marx, critique du marxisme. Payot, 1974.

Les 13 numéros de la revue The Commoner sont disponibles sur http://www.commoner.org.uk/