Dick Howard, Marx. Aux origines de la pensée critique, Le bien commun, 2001.

Marx : Aux origines de la pensée critique: Amazon.fr: Howard, Dick: LivresDick Howard est un professeur retraité, il est édité en France notamment dans la revue « Esprit » au sujet des USA, sur Habermas (2015), André Gorz (2014), dans la revue « Projet », dans la revue du MAUSS, et Critique. Il est notamment connu pour son livre Aux origines de la pensée politique américaine (Hachette Pluriel 2008). Il a étudié avec Paul Ricoeur à Paris, a travaillé avec Claude Lefort, Castoriadis et Habermas. On peut notamment lire cet article de lui : Lectures de Marx par la Nouvelle gauche en 1968.

L’ouvrage propose un retour au « Marx philosophe », sa critique de l’économie politique aurait en effet été la brèche dans laquelle a pu se glisser le totalitarisme. Cette idée est un lieu commun bien erroné, qui sous-tend en général les entreprises théoriques ayant pour ambition de retrouver la philosophie de Marx, autrement dit, de le vider de son contenu politique révolutionnaire. L’auteur reconnaît dans l’introduction sa dette à l’égard de Castoriadis et Lefort, présence que nous retrouvons dans un discours constant sur « le » politique, assez peu voire pas du tout défini, et surtout dans le chapitre conclusif : « Critique, utopie et politique démocratique ».

Au milieu d’un filet ininterrompu d’affirmations péremptoires sur la nécessaire redécouverte de la philosophie de Marx se glisse une réflexion digne d’intérêt :

« Marx … propose une double critique : celle de l’‘illusion’ qui imagine que le politique est le lieu d’un dépassement des contradictions sociales ; puis celle des ‘illusions’ qui font que les acteurs du politique ne comprennent pas leur propre lieu matériel et historique. […] la critique objective de la science s’accompagne d’une critique subjective des auto-aveuglements des participants » 1.

Même si les expressions sont étranges (« l’illusion qui imagine », etc.), l’idée est bien là que le mode de production capitaliste génère des idées de par les pratiques sociales qu’il nécessite et que ces idées doivent être critiquées. Qu’elles soient des aveuglements, des illusions et des erreurs, ceci est typique de la lecture répandue du fétichisme comme critique de l’idéologie. On trouve une petite nuance de cette conception à la fin du livre lorsque l’auteur explique (très mal) : « La critique philosophique de l’idéologie cherche à comprendre une vérité qui explique aussi ces fausses conclusions » 2.

L’auteur affirme ensuite que le sous-titre du Capital serait « Une critique de l’économie politique » 3. L’ajout de « une » nous en dit en fait beaucoup sur ce que l’auteur veut trouver chez Marx : non pas un geste scientifique, mais une théorie unifiée par une méthode « dialectique » dont le fond philosophique serait maintenant à reconquérir. Cet ajout nous montre aussi le peu de souci que se fait l’auteur du texte de Marx. Où l’on apprend donc que le livre I du Capital suggère « une lecture à partir de la théorie positive du matérialisme historique » 4.

La composition en trois volumes du Capital serait ce qui donne sa « structure hégélienne » (soit disant la structure thèse-antithèse-synthèse) à cette œuvre « philosophique ». Il est rare de trouver autant de faussetés, et d’approximations (étonnante structure hégélienne, on dirait une simple dissertation à la française) dans de si courtes phrases.

L’ouvrage est découpé de manière assez traditionnelle entre la période de la critique de la philosophie, puis du passage à « la science » (la « politique scientifique »), pour enfin aboutir au Capital. Ces divisions de l’oeuvre de Marx ont été remises en question aujourd’hui, elles sont fortement imprégnées notamment par la lecture faite par Althusser voyant une division entre la critique de l’idéologie et la critique « scientifique », la fameuse « rupture épistémologique ».

Un chapitre affligeant sur le Capital : « Le Capital : une lecture politique »

La dernière partie du petit ouvrage de Dick Howard est consacrée au Capital. L’auteur propose une théorie du Capital comme « théorie du politique » 5. Cette partie commence par une mise en perspective du Capital avec les écrits antérieurs de Marx, en particulier, Le 18 Brumaire. L’auteur constate que dans cet ouvrage, Marx n’avait pas analysé ce qui amenait la paysannerie à être « envoûtée » par Bonaparte : « Marx n’analyse pas les raisons de cet envoûtement, affirmant simplement qu’un renversement économique décillera le paysan » 6.

L’auteur commence donc par une analyse des impasses historiques que Marx constate au niveau « politique », celui où les classes ne parviennent pas à prendre le pouvoir ou se font berner par une figure historique. Ceci permet à l’auteur de justifier la présence de l’adjectif « politique » dans l’expression « critique de l’économie politique » 7. Cette relecture du sous-titre du Capital est complètement fausse.

L’auteur nous propose ensuite une explication bien archi-déterministe au caractère problématique des économistes classiques : « les erreurs [de Smith et Ricardo] étaient le reflet de la complexité des conditions du capitalisme naissant » 8. Et on apprend que l’unité apparente du Capital « est fournie par le développement objectif, qui est supposé expliquer comment la classe ouvrière devient ‘pour-soi’ avant de se transcender » 9.

L’auteur affirme ensuite que « Marx veut remplacer la critique par une science dont il ne sait pas encore le fondement ni la vraie fonction » 10. Il identifie dans la Contribution de 1859 le moment de cette « conversion » : « le passage de la critique à la science est consigné dans un long paragraphe où Marx livre […] son fil conducteur » 11. Ce fil conducteur serait « ce qui donne accès au monde », la « thèse bien connue qui fonde le matérialisme historique » 12. L’auteur nous livre donc un résumé rapide du rapport base-structure, celui-ci devant donc constituer la « méthode » de Marx. Ce qui amène assez aisément l’auteur à conclure que « la réduction matérialiste est déterministe » et que « la même chose vaut pour la science, qui n’est en quelque sorte que la porte-parole du réel et incapable pour cette raison de critique le monde, même si, parce qu’historique, il est ouvert au changement » 13.

Il n’est de meilleure illustration de ce que peut constituer l’impasse d’une compréhension de la théorie marxienne comme science et non comme critique. De même que l’impasse d’une réduction de la méthode à ce que Marx affirme sur sa démarche dans la Contribution de 1859.

L’auteur met ensuite dans le texte de Marx des affirmations qui ne s’y trouvent pas : « L’histoire est apparente, rien de nouveau ne s’y présente », « les formes idéologiques ne valent pas plus que l’idée qu’un homme se fait de lui-même ; elles sont séparées du réel, de pures illusions ».

La Contribution de 1859 montrerait selon l’auteur que Marx, « pour ne pas désespérer du projet révolutionnaire, il s’était abandonné à une histoire déterministe qui ne laissait plus de place à l’intervention politique » 14.

Nous apprenons alors que « Marx n’abandonne pourtant pas le projet critique » et que sa méthodologie est particulièrement bien formulée dans la Postface à la Seconde édition.

La particularité du point de départ du Capital serait donc de ne pas être historique, mais de parvenir seulement à la fin du premier volume à « l’histoire réelle », avec l’accumulation primitive. La dernière partie, « Tendance historique de l’accumulation capitaliste » aurait « été ajoutée pour démontrer la formation ‘artificielle’ du capitalisme après en avoir analysé sa forme actuelle », ce à quoi l’auteur rajoute qu’il « n’y a pas de rapport entre la structure synchronique de l’analyse de la marchandise et cette explication diachronique de l’histoire du capitalisme » 15.

L’avancée méthodologique de Marx l’amènerait ainsi au point suivant : « L’attention doit être portée vers l’analyse de la division du travail social qui, par la suite, fournit la base d’une critique des institutions sociales en tant qu’aliénées par rapport à l’activité des hommes » 16.

L’auteur détourne la citation de Marx dans la lettre à Lassalle du 22 février 1858, en affirmant que le rapport entre critique et présentation exprime « le rapport méthodique critique entre la réalité étudiée et le mode d’exposition » 17, alors que tout lecteur averti sait bien qu’avec la phrase « une présentation, et à travers la présentation, une critique de celle-ci », le « celle-ci » fait référence à la science économique et non à la « réalité étudiée ».

Sans qu’on ne sache qui l’affirme, mais il est fortement suggéré que c’est Marx qui parvient à cette conclusion, il est écrit que « le capitalisme est un processus économique dont le développement rend finalement obsolètes ses propres présuppositions » 18. On n’aurait pas pu écrire autant de choses fausses en si peu de caractères. Cette dégénérescence immanente du capitalisme impliquerait une manière de l’analyser : « son analyse théorique doit présenter les rapports sociaux qui paraissent n’être que des rapports économiques ». On ne comprend pas bien la distinction ici ente rapport social et économique, en ce que le capital est un rapport social. Cette phrase permet à l’auteur de justifier que « la présentation de la logique structurelle capitaliste est interrompue … par une longue description de la lutte qui se déroulait en Angleterre » pour la limitation de la journée de travail. On n’y comprend plus rien, l’auteur trouve des ruptures dans le développement théorique sur la base d’affirmations dont les présupposés ne sont pas assez explicites. C’est que cette lutte « met en question la logique structurelle », alors qu’il n’en est rien, cette lutte montre une des conflictualités que prend le rapport social entre capital et travail, sans remettre en question d’aucune manière « la logique structurelle » du capitalisme. L’auteur se sent contraint de trouver une théorie révolutionnaire dans le Capital, il élabore une petite construction théorique pour expliquer où elle est, sans se demander si elle met véritablement en question ce qu’il a identifié être « la logique structurelle du capitalisme ». Et on ne comprend alors pas bien, mais Marx « démontre » que de parvenir à limiter la journée de travail « explique le développement rapide » du capital en Angleterre. Alors, où est donc ce  le capitalisme est un processus économique dont le développement rend finalement obsolètes ses propres présuppositions » 19 ?

S’ensuit bien sûr une affirmation selon laquelle la théorie de Marx est une théorie de la valeur-travail : « La théorie économique du Capital peut être expliquée de manière assez directe, une fois que l’on accepte la théorie de la valeur-travail » 20. L’auteur affirme ensuite que l’analyse dans le Capital, part d’une « expérience quotidienne » de l’échange 21. Or cela est faux, jamais personne n’échange de cette manière, c’est bien une construction théorique dont la nécessité s’enracine dans le mode d’exposition des catégories choisi par Marx.

Conclusion : ne pas poser la question de l’économie, mais de la démocratie

Le chapitre conclusif s’ouvre sur une conception bien erronée de ce que Marx aurait « confondu », à savoir « la signification économique et la signification économique de cette ‘lutte’ qui détermine le rapport des classes » 22. Une voie s’ouvre bien entendu si l’on retourne au « jeune Marx » philosophique 23, proposition classique de ceux qui prônent un retour à la philosophie de Marx. Si le chapitre final porte sur le retour à la question démocratique, dans cette veine typique des travaux de Castoriadis, il est rare de lire des affirmations aussi scandaleuses que celle-ci : « La démocratie n’intéresse pas Marx, ni les marxistes. Ils se prennent pour des gens sérieux, qui se préoccupent des destins de l’Homme et des hommes » 24.

Dans l’ensemble, l’ouvrage est de peu d’intérêt et éclaire au mieux sur ce que peut être une lecture totalement biaisée de Marx. L’utilisation de citations convenues (comme sur la méthode dialectique) nous montre que l’auteur a bien été abreuvé au marxisme classique et qu’il ne se tient d’aucune manière dans un rapport critique à celui-ci (contrairement à ce que pourrait laisser penser les insultes qu’il profère à l’encontre des marxistes). Le détournement de sens de certains passages de Marx, comme les interprétations abusives (pensons à la nature « politique » de la critique de l’économie politique) se présentent plutôt comme des obstacles à une compréhension de Marx. Se révèlent par contre dans toute leur laideur les intentions de l’auteur qui, en plus d’étaler une glose philosophisante, entend vider de sa substance profondément révolutionnaire l’oeuvre de Marx, pour en faire un « philosophe de la critique » permettant de penser la question démocratique qu’il n’a pas su poser comme problématique.

I.J.

1p. 13.

2p. 115.

3p. 13.

4p. 13.

5p.78.

6p. 71.

7p. 72.

8p. 73.

9P. 73.

10p. 73.

11p. 74.

12p. 74.

13p. 75.

14p. 76.

15p. 76.

16p. 78.

17p. 79.

18p. 79.

19p. 79.

20p. 81.

21p. 82.

22p. 97.

23p. 109.

24p. 120.