Recension : Marx, Dead and Alive. Reading Capital in Precarious Times, Andy Merrifield, Monthly Review Press, 2020

Marx, Dead and Alive: Reading Capital in Precarious Times - Merrifield, Andy - Livres - Amazon.frCe livre se présente comme un essai littéraire, le témoignage de la rencontre entre un homme, Marx et le monde qui nous entoure. L’auteur nous raconte sa nouvelle rencontre avec le Capital, et nous plonge simultanément dans les conditions de son écriture. L’alternance qui se trouve dans le titre entre mort et vivant est structurante, le regard se pose successivement sur la tombe de Marx et sa vie. A l’aide de comparaison avec des auteurs contemporains de Marx comme Gogol ou Dickens, il donne une profondeur littéraire et vivante à ce qui parfois peut avoir l’aspect d’une description froide et abstraite du fonctionnement du capitalisme. En mettant par exemple en parallèle les propos de Marx sur l’habit (exemple utilisé dans le Capital pour développer la forme-valeur) et les habits qu’il portait effectivement, il fait s’immiscer une autre dimension : celle de la corporéité brute subissant la misère de plein fouet.

On suit donc les parallèles que dresse Andy Merrifield tout du long de sa lecture, observant des temps précaires actuels si proches de ceux de Marx. La mise en avant de cette proximité de situation, sans pour autant effacer les particularités du Londres de Marx, permet de souligner un aspect important : il n’y a pas eu depuis le 19e siècle de révolution aussi profonde que certains voudraient nous le faire croire, nous sommes dans la modernité, et donc, dans des temps précaires. Ou comme l’auteur le souligne au sujet du chapitre 25 du Capital : « On of the reasons I like to affirm chapter 25 isn’t only because it explains the working conditions of the world’s peoples today : it also explains the conditions of our whole existences » 1.

L’auteur réaffirme ainsi régulièrement l’actualité de l’oeuvre maîtresse de Marx, en rappelant les conditions d’exploitation aujourd’hui dans les immenses usines notamment en Asie. Il rend ainsi palpable le caractère insupportable de ces conditions de travail, prenant le temps de les décrire très précisément, et parfois à renfort de chiffres bienvenus. Ainsi, l’absence de limite au temps de travail et les épuisements physiques des travailleuses et travailleurs sont ancrés précisément dans une réalité proche de nous.

On voit alternativement la tombe de Marx dégradée et l’auteur du Capital se rendant quotidiennement dans la bibliothèque du British Museum où il n’y a pas encore l’électricité, pas d’autre éclairage que la seule lumière extérieure. Andy Merrifield permet donc de réellement être assis aux côtés de Marx, de marcher avec lui dans la foule londonnienne, de saisir l’étrangeté de cette vie qu’il mène, ce qu’il fait, ce qu’il voit, ceux qu’il rencontre. C’est bien souvent le récit d’un homme à la recherche d’un contact presque magique avec Marx, s’asseyant aux mêmes endroits, cherchant à sentir la vibration – « to feel the vibes » – sans pourtant y parvenir – « usually there wasn’t any vibe » 2.

Andy Merrifield se penche sur les dernières parutions en anglais de textes de Marx, à l’instar des Manuscrits économiques de 1864-1865, mais aussi sur les débats qui ont eu lieu autour de la notion de lumpenproletariat, si problématique chez Marx, ce qui lui donne l’occasion de revenir sur les contributions importantes, comme celle de Frantz Fanon ou de Bobby Seale des Black Panthers 3. Nous trouvons aussi ses réflexions sur la représentation du prolétariat chez Balzac, ou Dostoïevski.

On regrettera cependant des usages très superficiels des textes de Marx, suivant par exemple la lecture classique du fétichisme comme un voile posé qui empêche de voir (il le compare au fog qui s’abat sur Londres, décrit par Dickens) et qui serait « mystique » 4 (alors que c’est le concept de marchandise qui semble l’être après l’avoir analysé). On trouve l’idée que Marx voudrait s’en prendre à l’ensemble de la « mafia capitaliste » 5, ce qui est contradictoire avec la notion de « personnification de catégories économiques », que l’auteur cite par ailleurs lui-même. On trouve répétée l’idée que la spécificité du capitalisme serait une généralisation d’une « manie » d’accumulation de l’argent, que les capitalistes en seraient même « malades » 6, montrant une lecture très superficielle du concept de « monnaie » chez Marx, et une psychiatrisation des personnification de catégories. Dans cette même veine, l’utilisation du terme « dialectique » de manière magique montre un certain rapport classique au marxisme et au texte marxien 7.

The Great Smog of 1952 - HISTORY

Fog on London – The Great Smog of 1952

Enfin, à partir d’une discussion sur Lénine et son pamphlet Que faire ?, l’auteur réaffirme la nécessité d’une organisation verticale avec une « tête froide » qui planifie, discipline et organise le mouvement révolutionnaire comme une armée 8. L’auteur réitère que l’avant-garde est nécessaire et que sa fonction est de démystifier l’idéologie qui embrume constamment les gens, « d’aller vers les gens » 9. Le livre se finit donc sur un écueil suivi d’une litanie, celle d’un homme déçu par ses contemporains qui se laissent berner, qui ont l’air de ne pas vouloir penser et d’avaler sans cesse des couleuvres. C’est ainsi que l’on voit parfois le monde en lisant le Capital sans saisir qu’en fait, Marx ne nous dit pas que les gens ne pensent plus, mais qu’ils ont bel et bien l’impression de penser et d’agir par eux-mêmes. L’astuce, c’est qu’ils agissent et pensent dans le cadre de catégories et de comportements fétichisés, c’est-à-dire qui sont objectivement valides et efficients, qui donnent l’impression d’agir, de comprendre et de penser. Si l’écriture littéraire rend donc vivants les acteurs du Capital et son auteur, c’est au détriment d’une certaine rigueur dans l’approche des textes. Mais les travers de lecture de l’auteur sont en fait ceux qui sont typiques de l’histoire de la réception de ce texte dense.

I.J.

1p. 97

2p.55.

3Voir p. 124-129.

4p. 32

5 p. 31.

6p. 37.

7p. 20, 23, 32,

8p. 155.

9p. 157.