Le socialisme avant Marx, récension

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Manfred Hahn, Hans Jörg Sandkühler (éds), Sozialismus vor Marx, Pahl Rugenstein, 1984.

Pour comprendre Marx, il convient de saisir le champ de ce qu’était le socialisme dans le mouvement ouvrier naissant de son époque, et la conscience qui avait émergé déjà avant les écrits de Marx sur la nécessité de renverser intégralement les rapports sociaux spécifiques au capitalisme. Pour ce faire, il est avant tout nécessaire de se défaire de la dénomination « utopique » pour qualifier les socialismes avant Marx.

L’appellation de « socialisme utopique » est particulièrement fameuse en ce que le court texte Socialisme utopique et socialisme scientifique d’Engels ou le Manifeste communiste, constituent les lectures les plus répandues au sein des mouvements politiques se revendiquant de ces auteurs.

Interroger ce terme pour le dépasser et affiner la compréhension de la réalité historique, politique et théorique de cette époque, voici le point de départ du 6e symposium de sciences historiques qui a eu lieu du 9 au 12 octobre 1983 et dont le livre Sozialismus vor Marx est la somme des contributions. Il prend pour point de départ l’idée que l’appellation a obstrué le champ d’une recherche sérieuse mêlant différentes disciplines, notamment historiques sur l’analyse de cette période. Sont associés au terme de socialisme utopique les noms de Babeuf, Saint-Simon, Fourier, Owen, Considerant, Blanqui, Cabet et Weitling. Le programme de recherche porté par ce symposium se concentre sur le développement des théories et des constructions de modèles (théoriques, sociaux, politiques, scientfiques, etc.) sur la période de 1750 à 1850.

Sur la forme : ce livre est un compte rendu de symposium, ainsi il est composé de discussions, et de ce point de vue, il est extrêmement intéressant de constater qu’il est possible et souhaitable de présenter les choses ainsi. On observe se développer des thèses, les objections, et la réponse à ces objections, etc., rendant l’ensemble très vivant et captivant pour penser avec.

Le livre est divisé en quatre parties :

-Qu’est-ce que le socialisme prémarxiste ? Positions et controverses

-Le socialisme prémarxiste en tant que mouvement social pratique

-L’étude du socialisme prémarxiste comme objet de la science historique

-Sur l’accessibilité des sources du socialisme prémarxiste

Sur le contenu : un livre qui amène des analyses tout aussi précises qu’elles sont également affinées par la controverse. Si certaines données éditoriales et philologiques peuvent être quelque peu datées (1983-1984), elles sont interrogées de telle manière qu’elles gardent toute leur pertinence. Que cela soit considéré du point de vue interne au développement des idées de Marx et Engels, ou du marxisme, ou encore, considéré depuis le point de vue des antisocialistes, le portrait des problématiques soulevées par ces textes sont essentielles afin de saisir au mieux ce qu’a été le socialisme avant Marx.

Enfin, en abordant la question de la publication des textes et des méthodes qu’il serait intéressante de se donner pour les publier, l’ouvrage se termine sur un projet enthousiasmant par son sérieux et sa nécessité.

Qu’est-ce que le socialisme prémarxiste ? Positions et controverses

-« Socialisme prémarxiste », « socialisme utopique », « jeune socialisme » : problèmes de définition, Ernst Nolte

L’utilisation du préfixe « pré- » induit l’idée que le marxisme en est l’aboutissement, la forme « complète », définitive. L’utilisation de « pré-scientifique » joue le même rôle. Or Fourier lui-même utilise le terme de « socialisme scientifique » pour désigner son projet, dans son premier ouvrage de 1840. Pour Victor Considérant en 1848, Fourier était « le père du socialisme scientifique », et Moses Hess voyait que la philosophie sociale française « infusait dans le peuple sous la forme d’un ‘socialisme scientifique’ ». (p. 20). Autrement dit, le fait de se qualifier soi-même de « socialisme scientifique » comme le firent Marx et Engels est en réalité un trait typique de cette époque. Ceci est bien entendu indissociable de la croyance dans la science propre au 19e siècle. Socialismes d’Etat, tendances syndicalistes et anarchistes, coopérativismes et communalisme : d’une certaine manière il convient bien d’affirmer que Marx et Engels entendaient proposer une synthèse définitive des ces tendances, mais « la question reste encore aujourd’hui ouverte, s’il s’agit vraiment de fondre ces contributions les unes dans les autres, est-ce une manière de lisser les différences, ou bien en est-ce vraiment une synthèse paradoxale ? » (p. 21).

Partant du constat qu’Engels avait été dans un premier temps un oweniste convaincu, mais aussi du fait que le mouvement social et politique tel qu’il se présentait alors autant à l’époque de Marx et Engels que dans l’Europe de l’Ouest des années 1980, Ernst Nolte propose de déplacer le curseur pour qu’il ne se trouve non plus à distinguer socialisme marxiste de socialisme prémarxiste, mais socialisme étatiste de socialisme communaliste. Il propose ainsi de saisir le marxisme comme une synthèse de ces deux projets paradoxalement opposés.

-Thèses sur l’émergence du concept moderne de socialisme, Wolfgang Schieder

La contribution de l’auteur n’a pas pu être publié, on en trouve cependant un abstract très synthétique. Le caractère scientifique du socialisme provient pour Marx du fait qu’il se justifie en tant que « produit d’un mouvement réel ». Ce qui amène l’auteur à conclure que le socialisme est pour Marx « le concept d’une nouvelle science qui a pour objet une réalité future ». Cette affirmation est vivement critiquée par Martin Hundt dans son objection, qui estime crucial de remettre au centre le concept de réalité présente plutôt que celle à venir. « Le concept de socialisme vit dans le mouvement ouvrier qui vise une organisation socialiste de la société, quelle qu’en soit la forme, et il émerge de la lutte qui se déroule dans l’histoire réelle dans la praxis réelle. » (p. 31). Il précise à nouveau la citation un peu tronquée faite par Wolfgang Schieder tirée de L’Idéologie allemande sur le mouvement réel. Selon Martin Hundt on peut donc en conclure que l’histoire réelle depuis 1917 est une mise à l’épreuve du concept de socialisme. Werner Kowalski remettra l’émergence de l’utilisation de socialisme et communisme par Marx en perspective avec les écrits notamment de Weitling parus à l’époque.

-De la question de l’étude typologique du socialisme utopique, Todor I. Oiserman

Partant de l’ensemble des occurrences et utilisations par Marx et Engels des termes de socialisme et communisme, l’auteur souligne qu’une des différences principales que les compères entendent souligner, c’est celle avec le socialisme petit-bourgeois qui entend en fait « un retour à la production marchande » (p. 39). Rappelant que Marx et Engels se désignaient comme des socialistes critico-utopiques, l’auteur souligne qu’ils se considéraient pour cette raison comme les idéologues du prolétariat (p.41). Une contribution particulièrement intéressante en ce qu’elle met en avant la nécessité d’une critique du léninisme notamment à partir de ces définitions.

Le socialisme prémarxiste en tant que mouvement social pratique

-Révoltes des ouvriers dans la perspective et l’époque des socialistes prémarxistes, Gian Mario Bravo

Dix petites pages, courtes, synthétiques, faisant un tableau général des luttes et des révoltes ouvrières contemporaines à Marx et Engels, ainsi que la manière dont ils les évoquent dans leur correspondance et dans leurs ouvrages. Peut-être le coeur historique et philologique de cet ouvrage.

On trouvera à la fin de notre récension une série d’ouvrages de cet auteur.

-L’intérêt des ouvriers agricoles et des salariés de manufacture pour les solutions owenistes. Du profil social des communautariens à Harmony de 1839 à 1845, Manfred Hahn

Partant des données disponibles sur les communautés autarciques au niveau international, Manfred Hahn propose un aperçu des activités qui y sont pratiquées, la manière de les intégrer, constatant qu’une donnée centrale est quasi-systématiquement manquantes dans ces communautés owenistes : l’origine sociale des participants (p. 69).

On dispose cependant de ces données pour les communautariens d’Harmony (Angleterre), publiées dans le New Moral World entre 1843 et 1845. Concernant les effectifs : 1839 : 78 personnes, 1843 : 43 personnes, 1844 : 47 personnes, 1845 : 54 personnes, en moyenne 30 % de femmes. Les domaines d’activités d’origine des participants sont majoritairement le travail de la terre, et des jardiniers, 8 à 9 % proviennent des industries métallurgiques, textiles, des tanneries et de l’imprimerie. Y sont décrites aussi les conditions de travail et le temps de travail dans ces communautés, qui sont à l’époque les plus importantes en Angleterre, et révèlent un degré d’(auto-)exploitation très élevé.

Résolutions de problème dans le socialisme prémarxiste : histoire, société et science

-Changement historique de la connaissance – changement historique par la connaissance. Science, critique de la société et utopie dans le socialisme prémarxiste, Andras Gedö

Retraçant la genèse dans la pensée bourgeoise classique des conceptions du socialisme, l’auteur explicite le lien d’origine qui était établi entre utopie et Raison (remontant à Andreae, Bacon, Comenius et Condorcet). Cette approche permet ainsi de relier la pensée utopique aux Lumières françaises et à son mythe du bon sauvage, ce qui met en évidence que cette pensée repose sur une mythification du sauvage et d’un passé fantasmé. Mais aussi qu’elles ont en commun l’idée que l’histoire sera changée par la connaissance, par la progression de la Raison, suivant une lecture rationaliste reprise notamment par Proudhon, refusant de cette manière une approche proprement « philosophique » qu’il dévoyait. Les approches de Fourier et Saint-Simon apparaissent ainsi clairement reposer sur une conception naturaliste de la science (p. 83). Ainsi apparaissent les enjeux dans lesquels sont pris Marx et Engels pour avancer leur position. Lothar Knatz répond à cette contribution pour mettre en avant que Weitling n’est ainsi pas à son sens un socialiste prémarxiste.

-Construction de la science et organisation de la société – du caractère programmatique de la théorie scientifique dans le socialisme prémarxiste français, Hans Jörg Sandkühler

Dans sa contribution, l’auteur entend établir le lien qu’il y a entre théorie de la science et manière de poser des objectifs visant un changement d’organisation de la société, c’est-à-dire le lien entre théorie et pratique. Il en ressort que par rapport à Fourier et Saint-Simon, le « statut cognitif de la théorie » est différent, ainsi que les formes et les constructions de la justification scientifique. Ainsi Saint-Simon entend changer la société de la même manière qu’il entend changer le système des sciences : en mettant de l’ordre, en organisant. Cette mise en ordre passe par l’utilisation d’une « méthode » (unique bien entendu), qui serait totalement indépendante des objets auxquels elle s’applique. Présentant également la théorie de Fourier, l’auteur en vient à conclure que dans le socialisme prémarxiste, il n’y a pas encore de « dynamique du système du mouvement de la société sous forme de dialectique des sujets de la société bourgeoise » (p. 100), les projections théoriques sur les formes de société trouvent leur fondement dans l’ordre que l’on trouve dans les mathémtatiques et les sciences de la nature. Ainsi, la stabilité de la théorie devient le modèle de la stabilité recherchée dans le système social, ce qu’illustre parfaitement la théorie d’Auguste Comte, ou chez J. S. Mill.

L’auteur conclue son exposé en affirmant qu’on voit surtout les limites qu’il y a à réduire les processus par lesquels se constituent les sciences à des explications d’ordre socio-historique. En effet, il est nécessaire « d’analyser les présupposés qui sont immanents aux fonctions et à leurs changements » (p. 102). Ainsi on voit en quoi la création de nouveaux « mondes cognitifs » est bien un acte historique, et que les révolutions épistémologiques sont des moments de l’histoire, si bien que les utopies qui sont proposées par les pré-marxistes sont à la mesure, sont l’étalon, du réel et du mouvement social. Un article d’une très grande rigueur et qui propose une approche toute en nuances d’une approche « matérialiste » de l’évolution des sciences.

-Théories de l’histoire de la société – le « mouvement social » de Fourier et les « Considérations sur l’histoire » de Bazard, Winfried Schröder

L’auteur entend exposer la manière dont les prémarxistes s’intéressent à l’histoire. En mettant en regard les différentes théories de l’histoire régnant à l’époque, l’auteur montre leurs points communs et ce qu’elles ont d’irréductibles, et que les différences qui existent notamment entre Saint-Simon et les saint-simoniens complexifient encore plus la chose. Il en ressort que ces auteurs avaient déjà thématisé l’histoire de manière problématisée, et tenté de répondre à certains des problèmes identifiés.

L’étude du socialisme prémarxiste comme objet de la science historique

-Le jeune socialisme dans la littérature contemporaine non-socialiste, Hans-Ulrich Thamer

L’article s’ouvre une citation de Lorenz von Stein, auteur ayant rédigé un ouvrage (d’ailleurs lu et cité par Marx) sur le socialisme et le communisme en Allemagne, publié en 1844. L’auteur y constate les difficultés qu’il y a à s’en tenir aux faits de cette présentation, pour conclure que « Tout exposé du socialisme et du communisme est, pour cette raison, un jugement de ceux-ci ».

Hans-Ulrich Thamer constate qu’en créant une catégorie assez grossière de « socialisme » ou « communisme », les auteurs antisocialistes en ont en fait fait la publicité. On ne trouvera pas chez ces auteurs (Lorenz von Stein, Louis Reybaud, Alfred Sudre, Karl Biedermann, etc.) cependant de classification précise. On ibserve ainsi une « politisation des concepts » (p. 130). Il en ressort que les antisocialistes ont fondamentalement critiqué les jeunes-socialistes sur le concept de liberté et de propriété. L’auteur estime que de cette manière les antisocialistes ont du se retrouver plus explicitement à défendre un ordre social dont il reconnaissaient d’autre part comme étant inégalitaire, et se sont retrouvés à identifier certaines apories d’une représentation libérale-individualiste de la société, les amenant à théoriser, comme les socialistes, les tensions existant entre égalité et liberté.

-Remarques sur le problème de réception des réflexions de l’utopisme socialiste et communiste dans les pays tchèques au milieu du 19e siècle, Miroslav Pauza

Un excellent article très court qui retrace la rapide réception des marxistes et prémarxistes dans les pays tchèque au 19e siècle. Dans cette partie de l’Europe, au 19e siècle, la bourgeoisie naissante se saisit de la question nationale. Et dans les années 1840, il existe des traces ainsi d’une forte réception des prémarxistes mais aussi des marxistes et des Jeunes Hégéliens, notamment à Prague. Il n’en reste pas moins que parmi les « radicaux démocrates » en 1848, il n’y a que peu d’individus qui soutiennent véritablement un socialisme utopique ou même petit-bourgeois.

-Les études sur le socialisme prémarxiste comme objet de la science historique, Claus D. Kernig

Dans cet article, l’auteur reprend la classification opérée par Engels pour la soumettre systématiquement à un examen critique. Un lecture suivie du texte qui apporte beaucoup et permet notamment d’aboutir à une réflexion critique sur le statut de la science chez Engels, en particulier tel qu’il est mis en place dans Dialectique de la nature.

L’auteur parvient à des conclusions radicales, comme par exemple que « la science chez Marx et Engels est utopique. Il n’y a pas de science ‘en dernière instance’ » (p. 153). Il en résulte le caractère illusoire d’une volonté de distinguer « de manière analytique et scientifique » entre socialisme utopique ou scientifique. Ceci correspond même plutôt à une tentative profondément problématique de catégorisation qui correspond trop bien selon l’auteur à ce qui a été fait du marxisme par après.

Sur l’accessibilité des sources du socialisme prémarxiste

-Réflexions sur l’édition des socialistes prémarxistes, Martin Hundt

L’auteur constate bien entendu de profondes lacunes sur ce terrain, alors que paradoxalement Marx affirmait par exemple qu’il était nécessaire d’identifier les causes des échecs des communautés owenistes à partir aussi des textes d’Owen lui-même. Cela suit également l’idée émise par Engels et Marx de réaliser une « bibliothèque des écrivains socialistes de l’étranger les plus remarquables » (1845). L’auteur énonce les principes fondamentaux d’une édition critico-historique des textes des socialistes prémarxistes :

1) intégralité des textes

2) précisions apportées sur l’évolution des textes au cours de la vie de l’auteur avec des varias

3) reproduction des textes en langue d’origine

4) commentaires scientifiques fondés notamment sur des témoins d’époque concernant l’histoire des manuscrits, de leur réception et interprétations.

Pour aller plus loin :

-Pour en finir avec le socialisme « utopique », Cahiers d’histoire, n°124, 2014 :

https://journals.openedition.org/chrhc/3647

Karl Marx und die ‘ricardianischen Sozialisten’. Ein Beitrag zur Geschichte der politischen Ökonomie, der Sozialphilosophie und des Sozialismus, Jan Hoff

Karl Marx et les « socialistes ricardiens ». Une contribution à l’histoire de l’économie politique, de la philosophie sociale et du socialisme

Dans les années 1820 et 1830, un courant hétérogène de théorie économique, philosophique et politique s’est développé en Grande-Bretagne, dont les représentants sont appelés « socialistes ricardiens ». Des penseurs anticapitalistes comme Thomas Hodgskin, William Thompson, John Gray et John F. Bray prônaient la création d’une nouvelle forme de société sans exploitation des travailleurs. Quelles sont précisément leurs théories ? Dans le contexte où Karl Marx s’est intéressé de près à ces penseurs, une autre question importante se pose : la théorie de Marx se distingue-t-elle vraiment fondamentalement des approches théoriques des « socialistes ricardiens » ?

Ouvrages de Gian Mario Bravo

-Wilhelm Weitling e il comunismo tedesco prima del Quarantotto, Torino, Giappichelli, 1963.

-Il comunismo tedesco in Svizzera: August Becker, 1843-1846, Milano, Feltrinelli, 1964.

-Il socialismo prima di Marx. Antologia di scritti di riformatori, socialisti, utopisti, comunisti e rivoluzionari premarxisti, a cura di, Roma, Editori Riuniti, 1970.

-Il socialismo da Moses Hess alla Prima Internazionale nella recente storiografia, Torino, Giappichelli, 1970.

-Storia del socialismo, 1789-1848. Il pensiero socialista prima di Marx, Roma, Editori Riuniti, 1971.

-Le origini del socialismo contemporaneo. (1789-1848), Firenze, Sansoni, 1974.

-Da Weitling a Marx. La Lega dei comunisti, Milano, La Pietra, 1977.

I. J.