Archives par étiquette : Marx

LA RECEPTION DU SIXIEME CHAPITRE INEDIT EN FRANCE

LA RECEPTION DU SIXIEME CHAPITRE INEDIT EN FRANCE

1)Le texte

2)Les éditions du texte

3)Le sixième chapitre dans son rapport à l’œuvre de Marx

4)Subsomption réelle et formelle

5)Domination

6)Praxis politique

7)Le Cheval de Troie du révisionnisme. Bordiga. Goodfellow. Goldner. Meeting. Classe Operaia. Mac Intosh.

8)Formes d’organisation

9)L’impossible Dehors. Le totalitarisme du capital, l’antichambre du pessimisme révolutionnaire.

10)Conséquences positives de la mise en avant du caractère totalitaire du capital. Revenu garanti. Université. L’indifférence au contenu du travail.

11)Historiographie : le problème des phases historiques du capitalisme

12)Décalages entre rapports de production et système juridique

13)Le capitalisme cognitif ou l’émergence d’un nouveau « système historique d’accumulation »

14)Valeur d’usage et valeur d’échange, opéraïsme

15)La question de la norme

16)Dialectique présupposé-résultat. Dussel

17)Conclusion. Post-modernisme et partis politiques.

Nombreux articles et ouvrages ont fait usage à des titres divers du Sixième Chapitre inédit (CI). Si une édition du texte existe depuis récemment sous une forme plutôt complète (aux éditions sociales), il faut constater qu’à l’exception de quelques reconstructions « partisanes »1, la réception française du Chapitre inédit n’a pas fait l’objet de développements suivis. Le texte a même été longtemps indisponible, associant à son caractère d’inédit une force particulière, et un usage éminemment polémique.

Le texte

Le 6ème Chapitre inédit a été rédigé par Karl Marx entre juillet 1863 et juin 1864, ce qui correspond au moment où Marx commence la rédaction du Capital. En effet, à partir de 1863 commence à naître dans l’esprit de Marx le projet du Capital en trois volumes (divisés en quatre livres) et il semble même qu’entre 1863 et 1865 il ait déjà rédigé une version « primitive » du livre I du Capital2. Ce sont ces manuscrits préparatoires qui ont été utilisés par Engels pour réaliser le troisième tome du Capital3. Il est certain que Marx en 1863 continue à penser à une œuvre en 6 parties4. Dans une certaine mesure, on peut dire qu’elles correspondent à un développement selon deux « points de vue »5 ; les trois premières parties correspondent aux « trois classes » fondamentales de la société capitaliste : capitalistes, propriétaires terriens, et ouvriers salariés6. Les trois autres parties, s’inspirent de la structure des Principes de la philosophie du droit de Hegel, à laquelle Marx n’introduirait pas de variations fondamentales7. Les manuscrits de 1863-1865 devront attendre 1988 pour être publiés en Allemagne dans la MEGA II, 48. Dans ces manuscrits figurent également des matériaux qui seront répartis ultérieurement entre les sections quatre et cinq du premier livre du Capital.

Le chapitre ont il est question ici se présente comme étant le sixième en raison des plans que Marx a élaboré dans cette période. Il semblerait, selon Maximilien Rubel, que lorsque Marx a remis son manuscrit du Capital à l’éditeur, il se soit décidé « à remettre une partie de la matière au chapitre IV (« Production de la plus-value relative ») dans un second chapitre devenu le Chapitre inéditnquième. Ainsi, le chapitre sur le « Processus d’accumulation du capital » – initialement le Chapitre inéditnquième – est devenu dans la première édition, le sixième, et Marx ayant renoncé à la publication des Résultats…, n’a pas cru utile d’en modifier la numérotation. » (p.1667). Vincent Presumey rappelle bien que c’est en raison de la numérotation des feuillets que l’on établi que ce manuscrit aurait dû constituer le sixième chapitre du Capital : « Le manuscrit personnel est le texte intitulé « Résultat du processus immédiat de production », qui reprend des passages des manuscrits de 1863. Sa pagination laisse à penser qu’il prend la suite du manuscrit de ce qui a été le livre I du Capital dont il a été désigné comme « Chapitre inédit ». » D’autres éléments permettent de confirmer cette hyptohèses par les références qui sont faites dans le chapitre même à des précédents chapitres9.

Mais c’est à partir d’un plan que Marx a établi que nous connaissons l’emplacement que devait prendre le Chapitre inédit. A la page 1110 du manuscrit de la Critique, Marx a tracé un plan (appelé de « plan de décembre 1862 ») du Livre I° qui permet de situer la place qu’il comptait donner au Chapitre inédit :

«  Le premier livre sur le procès de production du capital se subdivise comme suit :
1. Introduction. Marchandise. Argent.
2. Transformation de l’argent en capital.
3. La plus-value absolue.
4. La plus-value relative.
5. Combinaison de la plus-value relative et de la plus-value absolue. Rapports (proportion) entre travail salarié et plus-value. Soumission formelle et réelle du travail au capital. Productivité du capital. Travail productif et improductif.
6. Reconversion de la plus-value en capital. L’accumulation primitive. La théorie coloniale de Wakefield.
7. Résultats du procès de production. (Le change sous forme de la loi d’appro­priation peut être traité ici ou à la précédente rubrique).
8. Théorie sur la survaleur.
9. Théories sur le travail productif et improductif. »

Tel que précisé dans la présentation de 2010, on remarque que le livre I était alors composé de sept chapitres.

Les éditions du texte

Jusqu’en 2010, avant sa parution aux Editions Sociales dans le cadre de la GEME – Grande édition des œuvres de Marx et Engels – il devait être lu en français en utilisant deux éditions : celle de Maximilien Rubel à la Pléiade, rééditée récemment en Folio, supérieure par la traduction mais ayant été remaniée en tous sens selon les vues de Rubel, « toujours prompt à s’estimer capable de voir ce que Marx voulait faire sans avoir su le faire », comme le dit si bien Tosel ; et celle de Roger Dangeville.

La France n’a disposé d’une édition complète du Chapitre inédit qu’en 1968. Cette première édition dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » des éditions Gallimard est réalisée sous la direction du marxologue Maximilien Rubel, « critique passionné du marxisme et des marxismes tous convaincus de stalinisme totalitaire, défenseur d’une lecture humaniste libertaire de Marx »10. Le volume de la Pléiade a pour titre Karl Marx. Œuvres. Economie II Paris. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968. Dans cette édition, les manuscrits correspondant, bien que partiellement, au Chapitre inédit se trouvent dans la partie « Matériaux pour l’ « économie » (1861-1865) » (pages 363-498). Le principe choisi par Rubel est thématique : il s’agit de présenter les textes les plus significatifs de Marx par matière. Vincent Presumey dira au sujet de cette présentation : « L’ensemble est utile pour le public cultivé même si le principe de la reconstruction thématique se discute aussi bien en ce qui concerne la répartition tripartite académique de l’œuvre marxienne. La parution du volume prouve en tout cas qu’en 1968 un grand éditeur jugeait possible de traduire Marx comme un classique et de faire pièce aux Editions Sociales en se dégageant de l’emprise « communiste ». »11.

S’ensuivra une traduction réalisée trois ans plus tard, en 1971 par Roger Dangeville, élève de Rubel en rupture avec lui. Autrefois éditée en 10/18, c’est la version qui est disponible sur internet, c’est une médiocre traduction mais force est de constater qu’à la différence de Maximilien Rubel, Roger Dangeville respecte l’ordre du texte. Notons tout de même que dans la version de Dangeville, quatre pages en ont été tronquées, pour sauter directement aux Généralités. Ce qui avait été mis en ordre chronologique par Rubel suit, chez Dangeville, l’ordre indiqué par Marx lui-même. Cependant, même actuellement, la référence privilégiée dans les commentaires est la traduction de Dangeville. Malgré leurs limites, les traductions de Rubel et Dangeville ont permis une première prise de contact avec le texte. L’édition intervient à la fin des années soixante, période qui marque « la dernière phase créatrice du marxisme théorique en France avec l’intense discussion soulevée par l’œuvre de Louis Althusser et de ses jeunes disciples »12.

Le volume éditée par les Editions Sociales en 2010 est une traduction élaborée par Gérard Cornillet, Laurent Prost et Lucien Sève de cette œuvre au statut complexe, et qui pour cette raison est accompagnée d’une présentation et d’un appareil critique13. Dans le cas du Chapitre inédit, on mesure bien à quel point les questions éditoriales, loin d’être extérieures à l’œuvre, en font pleinement partie. Le croisement est constant entre les préoccupations théoriques les plus pointues de Marx et son souci, partagé par son éditeur voire imposé par ce dernier, de rendre relativement accessible et lisible une œuvre ardue, mais qui ne fut jamais vouée à rester une publication académique.

Le sixième chapitre dans son rapport à l’œuvre de Marx

Une manière d’aborder les différentes interprétations qui ont été faites du Chapitre inédit est de voir la manière dont il a été considéré dans son rapport à l’œuvre de Marx, et notamment au Capital. Cependant, la première difficulté réside dans les raisons qui ont amenées Marx à renoncer à l’insertion de ce chapitre dans la version éditée. Si les motifs nous sont inconnus, on peut tout de même penser que c’est en raison des allègements demandés par l’éditeur Meissner à Marx que ce dernier aurait renoncé à insérer ce chapitre14. Souvent étudié aux côtés des Grundrisse, notamment par l’opéraïsme italien, il est évoqué avec l’Introduction de 1857, mais aussi avec les Manuscrits de 1844. Pourtant, en ce qu’il a été utilisé comme base pour la rédaction par Engels du livre III du Capital, mais aussi en ce qu’il « aurait dû » faire partie du livre premier, il est en premier lieu en dialogue avec le Capital.

Différentes lignes d’interprétations du Chapitre inédit invitent à le voir comme un moment dans la genèse du Capital, ou bien comme une clé véritable à sa compréhension, ou encore, à l’utiliser contre le Capital. Bien sûr, ce type de questionnement renvoie directement aux débats qui s’ensuivirent de la lecture althussérienne d’une rupture entre le jeune et le Marx de la maturité, lecture soutenant que Marx se serait à un moment donné détaché de la méthode de Hegel. Pour certains, le Chapitre inédit est une preuve à l’encontre de cette lecture15, montrant que lors de la rédaction du Capital, Marx était encore très hégélien au point qu’on puisse affirmer, avec les mots de Jacques Camatte, que le Chapitre inédit est « une Phénoménologie de l’Esprit matérialiste ».

Dans cette perspective génétique, le Chapitre inédit peut être compris comme un stade du développement de la pensée de Marx. Ainsi, pour Vincent Presumey, ce qui a lieu en 1863 dans la pensée de Marx, c’est une clarification théorique, que Marx opère par l’élaboration de deux manuscrits: l’un « personnel », le sixième chapitre, et l’autre « public », la série de conférences faites au printemps 1865 au conseil général de l’AIT sur Salaires, Prix et Profits16. Mais on peut également remarquer l’apparition dans le Chapitre inédit du terme Arbeitskraft à la place d’Arbeitsvermögen, usage qui se généralisera dans cette série de conférences. Ceci confirme notamment la datation de sa rédaction17.

Concrètement, dans la perspective de la rédaction du Capital, le Chapitre inédit se trouve à ce que certains identifient comme étant la troisième tentative, et d’autres, la quatrième rédaction. Ainsi, le Chapitre inédit constitue la troisième tentative marxienne d’élaboration de la critique de l’économie politique, troisième phase de la rédaction du Capital18. La première tentative étant constituée par les sept cahiers de 1857/58, appelés Gundrisse19, la deuxième tentative est, elle, identifiée comme étant les 23 cahiers des manuscrits de 1861-63, dont la partie centrale (« la pièce maîtresse » Rubel, 363) est la partie « historico-critique » Théories de la plus-value20. Après la troisième tentative commencera la quatrième, qui constitue, à proprement parler, la rédaction elle-même du tome I du Capital, elle commence début 1866 et ne finira jamais21. Cependant, les traducteurs de la dernière édition en France en 2010 insèrent dans la chronologie la rédaction primitive de La Contribution à la critique de l’économie politique en tant que deuxième phase de rédaction du Capital. Sa rédaction aurait eu lieu donc à partir d’août 1858 (après la rédaction primitive des Grundrisse) et le texte sera publié en 1859. La quatrième étape de rédaction est alors séquencée autrement pour s’étendre de 1863 à 1867, en contenant le Chapitre inédit et l’ensemble des manuscrits préparatoires à la rédaction finale. Celle-ci commence en janvier 1866 et ne finira donc jamais.

D’autre part, le Chapitre inédit peut être présenté comme un élément crucial et par conséquent, manquant. Ainsi, selon Rubel, il « représente la véritable conclusion du Livre I » (p.364). Cette pièce qui aurait été « rédigée en guise de récapitulation des thèses centrales du Livre I, forme en même temps la transition avec le livre II. » (p.1667). Pour d’autres, le Chapitre inédit ne contient rien de plus que le Capital, mais ce chapitre ce serait entouré d’une aura : Mc Intosh déclare dans Perspective internationaliste que « leurs concepts fondamentaux auraient été intégrés aux derniers volumes du Capital prévus par Marx s’il avait vécu pour les achever ». Le CCI, pour lequel le Chapitre inédit n’a rien de plus que le Capital, remarque au sujet de cette déclaration de Mc Intosh : « ce qui est peut-être vrai, mais minimise le fait que les concepts fondamentaux sont déjà là, dans le seul volume du Capital que Marx a vraiment achevé, le volume I. Les arguments contenus dans le Chapitre inédit sont essentiellement une élaboration de ce qui est déjà contenu dans le volume achevé. »22

Finalement, il est possible d’entrevoir différentes incompatibilités entre les deux écrits. Il en est ainsi pour un certain « objectivisme » qui a vaincu dans le Capital, alors même que le Chapitre inédit prévenait qu’il fallait s’en méfier. Ainsi, Marx affirme, dans le Chapitre inédit qu’ « il est absurde de prendre un rapport social de production déterminé qui se manifeste dans des choses, pour la propriété naturelle et objective de ces choses », ou que « le capital, pas plus que l’argent, n’est un objet. Dans l’un et l’autre, des rapports de production sociaux déterminés entre individus apparaissent comme des rapports se nouant entre objets et individus. Autrement dit, des rapports sociaux déterminés semblent être des propriétés sociales naturelles des objets. » Et il ajoute : « le capital n’est qu’un nom inventé pour abuser les masses. »

Mais lorsqu’il écrit le Capital, il semble oublier qu’il est absurde de prendre un rapport social de production déterminé qui se manifeste dans des choses, pour la propriété naturelle et objective de ces choses. Il développe au contraire la théorie (Cap I, 1) selon laquelle le capitaliste transforme la valeur du travail passé, mort, devenu chose, en capital, entité substantielle qui se présente tantôt sous forme argent, tantôt sous forme marchandise, cette dernière forme se dédoublant à son tour en capital constant (moyens de production : matières premières, matières auxiliaires et instruments de travail), et en capital variable, c’est-à-dire en force de travail qui reproduit son propre équivalent accru d’une plus-value variable (op. Chapitre inéditt.). En dépit des oscillations de sa théorie, la note dominante est objectiviste : les machines et ceux qui les actionnent sont du Capital, entité dont on peut énumérer les propriétés naturelles et objectives.

Cependant, en général, le Chapitre inédit est utilisé à partir de ses concepts, en faisant abstraction de la place que ce manuscrit occupe dans le développement de la pensée de Marx. Sans faire abstraction de cet aspect là, les traducteurs de la GEME justifient également sa réédition par « la richesse de la vue critique d’ensemble qu’il donne du mode de production capitaliste »23.

Subsomption réelle et formelle

L’opposition entre subsomption formelle et réelle du travail sous le capital correspond au passage de la manufacture, dominée par la production de plus value absolue, à la grande industrie, dominée par la plus value relative. Le chapitre VI est convoqué dans le cadre de cette distinction en ce qu’il en donne un exposé le plus développé de l’œuvre de Marx. Dans ce chapitre, cette opposition se déploie dans l’espace de constitution de la forme capitaliste. Pour devenir réelle, la forme capitaliste doit imposer cette subsomption. C’est l’analyse que suit notamment Etienne Balibar dans Lire le Capital, tome 224. Pour lui, il est surprenant que Marx n’utilise pas cette distinction cruciale dans le Capital.

Elle est cruciale en ce qu’elle énonce qu’il y aurait une résistance tendancielle de la force de travail « au statut de pure marchandise que lui impose la logique du capital », logique dont le « terme idéal » est la subsomption réelle (alors que la subsomption formelle se limite au contrat de travail) 25. On peut souligner alors le caractère « historiquement inaccessible » de la limitation de la logique du capital à la subsomption formelle. C’est pour cette raison que l’analyse de Marx « tend à dégager l’élément d’impossibilité matérielle contenu dans le mode de production capitaliste : le minimum incompressible auquel se heurte son « totalitarisme » propre, et dont procède en retour la pratique révolutionnaire du travailleur collectif »26.

Dans un certain sens, on peut résumer la réception française du Chapitre inédit à la thématisation dans les milieux marxistes de la distinction entre subsomption formelle et réelle. Si nous partirons de ces concepts, il va sans dire qu’ils reposent sur des analyses et des implications qui les dépassent. En premier lieu, la position prise dans le contexte politique par les auteurs invoquant ces concepts est représentée par le choix de la traduction du terme allemand Subsomption : « domination », « soumission », ou « subsomption ». En allemand, Subsomption est un néologisme, autant qu’en français. Alors que Rubel opte pour « Soumission », Dangeville choisira « Domination ». Alain Bihr nous offre certainement la lecture la plus précise du statut de ce concept :

« Marx emploie en fait deux concepts différents pour analyser le processus d’appropriation du procès de production par le capital. D’une part, celui d’Unterordnung, qui fait partie du registre administratif et militaire, que l’on peut traduire par subordination ou soumission, et qui désigne le fait que le procès de travail passe sous le commandement du capital, sous sa direction et sa surveillance, précise Marx. D’autre part, celui de Subsomption, de subsomption, que Marx emprunte à la logique, qui désigne sous ce terme l’opération par laquelle le général se subordonne le particulier. Par ce second concept, Marx a plus précisément en vue le mouvement par lequel le procès de travail se trouve transformé en un procès spécifiquement capitaliste, rendu en quelque sorte adéquat à la nature du capital. »27

Si l’usage même de l’un ou de l’autre terme comme traduction révèle déjà une prise de position de la part des auteurs, ou parfois, simplement l’utilisation de la version la plus largement disponible (sur internet ou dans une édition moins onéreuse que celle de la Pléiade), ce sera dans les sphères dans lesquels le Chapitre inédit apparaît comme soutenant un développement conceptuel que les positions deviendront clairement tranchées. Ainsi, les enjeux qui encadrent la question de définir ce qu’est la subsomption réelle sont au nombre de trois : premièrement la praxis politique (implications au niveau des revendications et des formes d’organisation), deuxièmement, historiographique (quand le passage de l’une à l’autre des subsomptions a-t-il eu lieu ?) et troisièmement, définitionnel (qu’est-ce que sont ces subsomptions et qu’impliquent-t-elles ?). En ce que l’usage du Chapitre inédit est apparu dans un contexte politique, nous traiterons dans un premier lieu des implications en termes de formes d’organisations de la lutte contre le capitalisme. Dans un deuxième moment, nous verrons dans quelle mesure le débat se situe en termes historiographiques : le moment auquel a eu lieu le passage de la subsomption formelle à celle réelle. Nous verrons enfin dans quelle mesure certains ont choisi de comprendre ces concepts à partir d’eux-mêmes, ou bien de faire appel à d’autres dispositifs conceptuels marxiens afin d’en rendre toute la portée et l’originalité.

L’usage principal qui est fait du Chapitre inédit provient d’un questionnement sur les modalités des rapports de domination entre le capital et le travail. La distinction proposée par Marx « permet d’établir les linéaments d’une généalogie de l’organisation capitaliste initiale, généalogie des formes qui expriment en réalité le degré de désappropriation, mais aussi de socialisation de la force de travail »28. La soumission formelle se rapporte aux débuts du capitalisme, moment où le capital s’empare d’un procès de travail encore artisanal, qu’il ne maîtrise donc, pour cette raison, pas encore ; mais elle continue par la suite à coexister comme forme particulière au sein du mode de production capitaliste pleinement développé. Durant cette période, le capital n’a alors pas prise sur le contenu du travail, il se contente d’agir par la surveillance sur la quantité de travail. l’ouvrier artisan devient salarié parce qu’il vend désormais sa force de travail au lieu du produit de son travail. Le premier moment de la production capitaliste correspond donc à la prise de contrôle de la marchandise par le capital. Le seul moyen pour le capital pour obtenir et accroître la plus-value est de gérer la journée de travail, donc la plus-value absolue se présente donc comme spécifique à la subordination formelle.

Cette soumission formelle acquise, le capital « révolutionne progressivement la technique du travail et le mode d’existence réel de l’ensemble du procès de travail en même temps que les rapports entre les divers agents de la production »29. Ainsi, l’élément central est que le capital mettant en œuvre la soumission réelle du travail s’approprie non plus seulement du produit et du temps de travail, mais de la manière même dont s’exécute le travail. Il s’agit alors pour le capital de réduire la valeur de la force de travail, si bien que la subordination réelle est donc le moyen d’obtenir la plus-value relative.

La subordination formelle connaît des limites qui freinent le développement capitaliste. L’accumulation réalisée par l’extraction de survaleur absolue touche très rapidement aux limites naturelles comme l’épuisement physiologique des individus et les contingences démographiques, ou sociales, comme la lutte pour la diminution du travail. La seconde limite que rencontre l’accumulation capitaliste dans le cadre de la subsomption formelle est de se trouver dans un état de relative dépendance au travailleur quant à la détermination des paramètres du procès de valorisation et de production. Et ceci est dû à la limite structurelle de la fonction de direction et de surveillance assumée par le capitaliste qui se retrouve devant la tâche de rationaliser fonctionnellement les séquences et les liaisons entre des procès autonomes.

C’est en cherchant à lever ces limites que le capital a radicalisé sa logique d’appropriation du procès de production. Cette radicalisation s’est traduite par une attaque de ce qui restait d’autonomie du producteur immédiat. Ainsi, la subordination réelle « consiste en une restructuration systématique, dynamique et virtuellement illimitée du procès de travail lui-même. » (Litalien p.29). C’est pourquoi le capitaliste va chercher à diminuer la part relative du travail nécessaire afin d’augmenter d’autant la part de survaleur plutôt que d’allonger la journée de travail. S’ensuit l’augmentation de la productivité moyenne du travail salarial :

« En suivant la distinction établie par Marx dans un Chapitre inédit du Capital entre subordination formelle et subordination réelle, nous verrons que c’est dans ce second type de subordination que le processus de séparation entre la force de travail nue et le système objectif de sa mise en valeur coïncide pleinement avec son concept. En quoi ? En ce que cette subordination repose sur une transformation systématique du procès de travail, l’entraînant dans une dynamique de rationalisation et de restructuration où ce sont les objets et les procès de travail eux-mêmes qui vont être décomposés et recomposés de manière continue selon les exigences de la valeur en procès. »30

Domination

Par le terme de « subsumption » c’est l’incarnation du capital en l’ouvrier qu’il faut comprendre, tel que le remarque Jacques Camatte dans Capital et Gemeinwesen. Sinon, Marx aurait utilisé un autre terme comme Unterordnung. Il y a dans la subsomption également une inclusion qui n’apparaît pas dans le terme domination. Cette inclusion, c’est celle de l’incarnation du capital et du travail en l’ouvrier31.

En 2006, Jacques Wajnsztein dans Quelques réflexions autour de domination formelle et domination réelle propose d’explorer la distinction marxienne entre domination formelle et domination réelle. :

« la subordination réelle du travail au capital consiste en une rationalisation de la pratique économique séparant de manière tendancielle les moments de la décision et de l’opération. » Effectivement, ce chapitre du capital expose les deux modalités de subordination du travail au capital, modalités qui sont associées aux deux phases historiques du développement du capitalisme.

C’est en premier lieu par des militants et intellectuels comme Camatte et Dangeville que cette distinction sera mise en avant. Parmi les néobordiguistes, CouC est celui qui a consacré le plus de temps et d’énergie à développer la thèse suivant laquelle domination « formelle » et domination « réelle » représentent les deux phases princi­pales dans la vie du capital32. Et il faut dire qu’ils ont au moins le mérite d’une certaine consistance avec la pensée de Marx. Tout comme Marx ils situent la transition de la domination formelle à celle réelle à la fin du 18e et début du 19e siècle :

  • « La phase de soumission formelle du travail au capital (XVI°-XVIII° siècles) … et la phase de soumission réelle du travail au capital (XIX°-XX°) » (« Les deux phases historiques de la production capitaliste », I, in CouC, n° 5 p. 3.)

Ou encore

  • « Dans le dernier tiers du 18e siècle s’affirme la phase de la soumission réelle, dont le mode d’extorsion de la plus-value repose sur la plus-value relative.  » (id., p. 33.)

Ainsi, pour certains, Le problème se situe au niveau des conclusions que CouC tire de ceci : il s’en sert pour fournir un autre argument contre la notion de décadence et en faveur de l »‘invariance » du marxisme depuis 1848, car pour lui le communisme devient possible dès que débute la phase de domination réelle. Voici comment est présenté son long travail sur les « Deux phases historiques » :

Praxis politique

Le Cheval de Troie du révisionnisme. Bordiga. Goodfellow. Goldner. Meeting. Classe Operaia. Mac Intosh.

La distinction entre domination formelle et réelle se présente en premier lieu comme un « cadre » conceptuel dont la portée est principalement politique. Parmi ceux qui ont fait usage de cette distinction, il y a l’aile « néo-bordiguiste du milieu » avec la Revue internationale du Mouvement communiste qui est publiée en commun par Communisme ou Chapitre inéditvilisation (France), Union Prolétarienne (France), Comunismo (Mexique) et Kamunist Kranti (Inde). Les trois premiers de ces groupes se réclament tous du cadre de la « domination réelle-formelle ». Communisme ou Chapitre inéditvilisation (C. ou C.) a écrit trois longs volumes expliquant les tenants et les aboutissants de cette théorie. Et puis, il y a un groupe nouvellement formé intitulé Mouvement communiste pour la formation du Parti Communiste Mondial, produit d’un regroupement entre les Cahiers Communistes (France) et A Contre-Courant (Belgique). Le numéro 0 de leur revue contient une déclaration de « points de référence programmatique » qui souligne l’importance de comprendre cette notion.

Dans ce contexte, on peut estimer que les concepts utilisés à partir du Chapitre inédit se présentaient comme des « chevaux de Troie du révisionnisme »33. Cette expression utilisée par Robin Goodfellow introduit la revue Invariance qui occupe une place centrale dans l’histoire de la réception du Chapitre inédit en France : « La notion de domination réelle du capital, outre ces intentions révisionnistes, traduit aussi l’abandon du point de vue du prolétariat au profit de positions inter-classistes dont Invariance nouvelle série ou les « communisateurs » aujourd’hui se font les hérauts, ouvrant la voie à un abandon complet des positions révolutionnaires »34.

Cette analyse est suivie par Loren Goldner, qui tente lui d’expliquer l’apparition de l’étude du Chapitre inédit par le développement du capitalisme selon les pays, mais il met surtout en avant une erreur fondamentale de ces lectures : ce chapitre propose des concepts non historicisés. En effet, une des différences principales qu’il convient de relever avec la version éditée du Capital est celle de l’ordre d’exposition du développement conceptuel.

En 1991, Loren Goldner écrit dans Le communisme est la communauté humaine matérielle : Amadeo Bordiga et notre temps sur la réception en France dans les années 50 du Chapitre inédit, notamment dans le cadre des études marxistes autour de la périodisation du capitalisme. La périodisation du capitalisme sera faite par les « néo-bordiguistes » sur la base du Chapitre inédit35. Selon l’auteur, les néo-bordiguistes, sont ceux qui avaient, en France, tenté « une synthèse entre la gauche italienne et la gauche germano-hollandaise », synthèse notamment donc entre la négation par Bordiga des conseils, et des soviets pour y préferer le parti, et la glorification des soviets par la gauche germano-hollandaise. L’auteur nous dit des néo-bordiguistes :

« Ces courants français mettaient en avant un texte de Marx qui, à terme, pourrait se révéler plus décisif que ses autres écrits exhumés dans les années 50 et 60 : le Sixième Chapitre inédit du Livre I du Capital36. On ignore pourquoi Marx a retranché de la version finale ce qui constitue une Phénoménologie de l’Esprit matérialiste. Quelques pages suffisent à réfuter la thèse althussérienne selon laquelle, parvenu à maturité, Marx aurait oublié Hegel. Mais la preuve de la continuité avec la méthode hégélienne n’est pas ici l’essentiel. Les concepts fondamentaux élabores dans le texte sont les distinctions entre plus-value absolue et relative, et ce que Marx appelle les phases « extensive » et « intensive » de l’accumulation, correspondant à la domination « formelle » et « réelle » du capital sur le travail. »

D’autre part, Loren Goldner associe la renaissance du Sixième chapitre en France et dans les autres pays, à la renaissance de l’hégélianisme :

« Le Sixième Chapitre inédit éclaire aussi la « renaissance hégélienne » dans le marxisme, et montre pourquoi un intérêt réel pour les racines hégéliennes de Marx, apparu d’abord dans l’Allemagne des années 20, chez Lukacs, Korsch et l’école de Francfort, attendit 1950 pour atteindre la France. Le marxisme vulgaire était devenu une idéologie à la mode parmi les intellectuels français entre 1930 et 1950, c’est-à-dire à l’époque du Front Populaire. »

L’origine du décalage dans la réception du Chapitre inédit, et surtout du marxisme « hégélianisé » s’explique selon lui par le degré de développement du capitalisme (l’industrialisation) sur lequel la France a une trentaine d’années de retard. L’auteur rapproche l’hégélianisme marxiste de la germanisation de la culture marxiste, qui aurait eu lieu en Italie bien avant qu’en France. Ceci s’expliquerait par le fait que l’Italie soit « « dernier arrivant » sur la scène politique, n’ayant pas participé, contrairement à la France, à la première économie capitaliste de l’Atlantique-Nord et à la vague révolutionnaire de 1770-1815 ». Ainsi, dans le milieu marxiste « l’Italie fut « germanisée » après 1890, la France seulement entre 1930 et 1960 ».

Le Chapitre inédit entre donc dans le paysage intellectuel à des fins polémiques par la porte de la politique. Comme Isabelle Garo le remarque, « ce qui fait la spécificité de Marx et du marxisme : la politique étant partie intégrante de l’effort théorique, ses relectures sont multiples et ses adversaires nombreux. »37. Tel que nous l’avons vu, l’origine de l’étude de ce chapitre, et surtout, de son utilisation, se situe de l’autre côté des Alpes, en Italie, ce qui inspirera la notion de « néo-bordiguistes » utilisée par Loren Goldner et Robin Goodfellow, afin de désigner ceux qui en France s’inscriront dans le paysage politique au travers du Chapitre inédit. En effet, le Chapitre inédit se trouve au cœur d’un divorce au sein du parti communiste italien, un divorce se développant sur deux plans : sur un plan théorique, concernant la question de la phase du capitalisme, et sur un plan pratique, concernant la forme d’organisation adaptée à cette formation historique. De même, l’apparition en France de l’étude du Chapitre inédit correspond à l’abandon d’une périodisation rigide du développement capitaliste entre deux époques, périodisation caractéristique de celle des partis communistes de la Troisième Internationale. C’est dans cette perspective que les notions de soumission formelle et soumission réelle du travail au capital avaient été défendues par les artisans de la scission de 1966 du PCI38. Cette scission advient dans le Parti Communiste Italien et provoque la création du Parti communiste d’Italie (marxiste-léniniste) – en italien Partito Comunista d’Italia (marxista-leninista), abrégé en PCd’I (m-l). Le congrès fondateur du parti, dont les principaux dirigeants sont Fosco Dinucci et Osvaldo Pesce, a lieu en octobre 1966 à Livourne. Cette scission est à lire en perspective de l’histoire du Parti communiste italien.

A la fin de la première guerre mondiale, A. Bordiga était, au sein du parti socialiste italien, à la tête d’une «fraction» dite «abstentionniste» – car elle refusait de participer à la vie parlementaire – qui publiait, via la Fédération de Naples du P.S.I. qu’il dirigeait, un organe appelé «Soviet». Dès son détachement du P.S.I., la fraction abstentionniste de Bordiga créait en janvier 1921 à Livourne le parti communiste italien en se réunissant au groupe de «L’Ordine Nuovo» de Turin, dirigé par Antonio Gramsci. Les «Thèses de Rome» que le P.C.I., adopta en 1922, étaient très largement inspirées par la tendance de gauche représentée par Bordiga. Aux troisième et quatrième congrès du Komintern le P.C.I., dirigé par ce courant s’opposa aux directives estimées trop «centristes» de l’Internationale Communiste. L’Internationale Communiste (I.C.), via Jules Humbert-Droz notamment, va tenter de convertir aux décisions de l’I.C. le premier secrétaire général du P.C.I. Constatant le désaccord complet et l’intransigeance des positions du C.E. du P.C.I., le délégué va s’attacher à remplacer le groupe dirigeant italien par un groupe favorable aux thèses de l’ I.C. Amadeo Bordiga refusant d’ être «dis­cipliné» les «gauchistes» du P.C.I. finissent par être écartés de la direc­tion du parti italien auquel l’I.C. impose une direction «centriste» (Gramsci, Togliatti, … ) lors du congrès de 1926 qui se tient à Lyon les fascistes ayant pris le pouvoir en Italie39 :

« Au congrès du PCI à Lyon, en 1926, la fraction de gauche présente ses thèses, mais elle est mise en minorité et quitte le parti. Bordiga qui y avait présenté ses positions principales, élabore, en les développant, une théorie de l’invariance. Pour lui, ce qui définit le Parti ce sont le Programme et la Théorie qui sont invariants. Cette invariance débute en 1848 avec Le Manifeste du Parti Communiste et court tout au long des œuvres de Marx publiées de son vivant, même si le VIe Chapitre inédit du capital sera ensuite intégré dans « l’invariance » à cause de l’importance des notions de domination formelle et domination réelle du capital. »40.

Ensuite, en Italie, l’usage de la conceptualité marxienne issue des Grundrisse et du chapitre VI inédit visera à réinvestir la subjectivation politique des ouvriers. Cet usage remonte à 1969, avec l’édition du Sixième Chapitre inédit par Bruno Maffi. Elle est inaugurée par Raniero Panzieri, qui créé alors la revue opéraïste Quadri Rossi. C’est contre le déterminisme objectiviste défendu par la 3ème Internationale, notamment au travers du Parti Communiste Italien, que des théoriciens comme Panzieri tentent d’encadrer le mouvement ouvrier et étudiant naissant dans les années 7041 . Un article récent paru dans la revue Agone nous permet de comprendre le statut du Chapitre inédit dans les références théoriques de l’opéraïsme :

« Panzieri chercha à émanciper le marxisme du contrôle des partis politiques et à assumer un « point de vue ouvrier » en relisant Marx à partir de la lutte des classes. Il concentra son attention sur la planification et interpréta le capital comme pouvoir social et non plus seulement comme propriété privée des moyens de production. Intervenant directement dans la production, l’État n’était plus seulement le garant mais l’organisateur de l’exploitation. Il trouva, dans la quatrième section du tome I du Capital, les concepts de « commandement capitaliste », d’« ouvrier social » (« travailleur collectif », dans la traduction espagnole que j’ai consultée) et d’« antagonisme », qui sont restés, depuis, des références théoriques incontournables de l’opéraïsme. Il fut, de surcroît, un des premiers à étudier des œuvres de Marx jusqu’alors pratiquement inconnues, comme les Grundrisse (en particulier, le passage sur la machinerie) et le quatrième chapitre (inédit) du Capital, en récupérant le concept fondamental de « critique de l’économie politique » et les catégories de « soumission formelle » et « réelle » du travail au capital. »42.

Ainsi, l’usage du general intellect exalte à l’opposé la « révolution subjective ». Le mouvement opéraïste se brise alors sur la question du passage des luttes autonomes ouvrières aux luttes politiques, si bien que dès 1963, deux élèves de Panzieri se séparent de lui pour fonder la nouvelle revue Classe operaia. Avec l’usage de ce Chapitre inédit, c’est en réalité une sphère du politique qui a été ouverte, celle qui devait être ouverte en alternative à l’engagement politique « transcendantal », « téléologique », « organisé en structures hiérarchiques », autrement dit, relevant d’une métaphysique du Moyen-Age.

C’est ainsi que le Chapitre inédit est évoqué en 2007 dans une réflexion menée lors du Meeting n°4 de Meeting, Revue Internationale pour la Communisation43. Après avoir repensé à la lumière d’Empire de Negri et Hardt le communisme comme produit « mécanique » du capitalisme, qui surgit dans un « malgré » lui, ce qui signifie, en étant le produit logique et matériel du capitalisme, les auteurs tentent de définir le communisme et le capitalisme par la lecture du sixième Chapitre inédit. Ce chapitre est considéré comme « la clé pour comprendre la situation actuelle et le capital ». Ils se proposent, pour avoir une véritable compréhension des forces productives, de suivre l’analyse de Marx par Panzieri et Tronti, pour qui il « n’analyse pas les forces productives comme des entités neutres, mais insiste sur le fait que, tout comme les rapports de production et de répartition, elles possèdent des fonctions capitalistes et classistes. ». Suivant cette analyse, le fond n’est pas séparé de la forme, il est son existence. Ainsi, le rapport capitaliste apparaît comme une combinaison de forces et de rapports de production qui doivent faire l’objet d’une modification. Il s’agit donc de la nature de la connexion entre essence et existence du capital, que les auteurs illustrent par l’analyse marxienne faite dans le sixième chapitre (p.124 du 10/18).

Il s’agit du passage dans lequel Marx affirme que pour définir la notion de marchandise, il importe peu « de connaître son contenu particulier et sa destination exacte ». Intervenant dans le cadre de l’analyse de la valeur d’usage, cela signifie, selon les auteurs, que pour qu’une chose soit marchandise, elle doit comporter une valeur d’échange. Est affirmé par ce moyen le fait que la valeur d’échange est première dans la définition de la marchandise, et que même si la valeur d’usage rentre en compte dans la définition, en ce que « c’est elle que le consommateur recherche ». Or, Marx précise immédiatement que, dans le cadre du procès de travail, les objets et les moyens qui y interviennent sont des « spécifications formelles de la valeur d’usage qui découle de la nature même du procès de travail ». Ainsi, les valeurs d’usage des marchandises capitalistes n’ont rien de neutre, mais sont « des déterminations formelles des rapports de l’économie capitaliste ». Il en est de même pour les moyens de subsistance, dont l’argent n’est que la métamorphose : leur valeur d’usage n’existe que sous forme capitaliste. Les auteurs identifient cette méprise sur la dimension capitaliste de la valeur d’usage comme à l’origine d’une lutte des classe des rapports marchands (théories autonomistes et situationnistes). Ces derniers identifieraient le communisme avec « la libération des valeurs d’usage », omettant ainsi que la singularité du capital est l’exploitation de la force de travail, la production de plus-value.

Les auteurs en tirent une prescription politique : « De cela il s’ensuit que la révolution communiste doit aussi révolutionner les valeurs d’usage capitalistes. ». Ce qui est illustré par le rapport à la nourriture, directement au cœur des situations insurrectionnelles. Ils en concluent de l’analyse de Marx le fait que « la force de travail est un marché avec des perspectives en expansion », en témoigne la « société de consommation ». Ils voient dans la thèse de la subsomption réelle, selon laquelle la détermination formelle du procès de production par les valeurs d’usage devient spécifiquement capitaliste, comme l’achèvement de la révolution anthropologique entrevue par Pier Pasolini. Cette organisation de la la production et de la reproduction met en conformité les besoins des gens avec ceux du capitalisme, tout cela avec la valeur comme médiation44. Ainsi, le désir (au sens deleuzien de force précédant la constitution de la société via les machines désirantes etc…) amène à ce que ce qui est désiré soit la propre subsomption de chacun45.

Dans le no 2 de la série II (1972) et dans l’arti­cle « Au-delà de la valeur ; la sur­fu­sion du capi­tal » (arti­cle non signé), la position d’Invariance est précisée. Ainsi, si « pour Marx, le capi­tal fictif était formé des catégories du capi­tal finan­cier. Pour Invariance, le capi­tal fictif signale une trans­for­ma­tion du capi­tal dans le sens où seule la forme sub­siste, c’est-à-dire une valeur se valo­ri­sant. La valeur n’est plus qu’une représen­ta­tion. ». Pour Invariance, la loi de la valeur reste expli­ca­tive du fonc­tion­ne­ment en « domi­na­tion for­melle » du capi­tal. Elle a donc une matérialité et une vérité qui est cadu­que en « domi­na­tion réelle ».

Si dans un premier temps, sous la « domination formelle », la classe ouvrière semble être la seule source de production de richesse, « le dévelop­pe­ment de la techno-science et son incor­po­ra­tion dans le capi­tal à la fois dans l’accu­mu­la­tion de capi­tal fixe et dans la for­ma­tion d’un gene­ral intel­lect bou­le­ver­sent la donne. Nous ne dévelop­pons pas davan­tage, mais cela remet en cause la divi­sion stricte entre tra­vail vivant et tra­vail mort. »

Il y a également la « Fraction Externe du CCI » qui, dans article de Perspective Internationaliste n° 7, écrit par le camarade Mc Intosh, affirme : « le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital » n’est pas seulement un élé­ment décisif dans le développement du capitalisme d’Etat, mais également « c’est ce passage qui pousse le mode de pro­duction capitaliste vers sa crise permanente, qui rend inso­lubles les contradictions du procès de production capitaliste »

« Le fait que la formulation la plus développée de cette notion soit contenue dans un chapitre du Capital qui ne fut pas publié avant les années 1930, et ne fut donc pratique­ment connu que dans les années 1960, a, dans une certaine mesure, permis aux théoriciens de dernière heure d’entourer ce concept d’un air de mystère, de donner l’impression d’un secret longtemps enterré et finalement porté à la lumière. La FECCI ajoute du piment à ce mys­tère quand Mc Intosh déclare que « leurs concepts fonda­mentaux auraient été intégrés aux derniers volumes du Capi­tal prévus par Marx s’il avait vécu pour les achever » (Pers­pective Internationaliste n° 7) – ce qui est peut-être vrai, mais minimise le fait que les concepts fondamentaux sont déjà là, dans le seul volume du Capital que Marx a vraiment achevé, le volume I. Les arguments contenus dans le Chapitre inédit sont essentiellement une élaboration de ce qui est déjà contenu dans le volume achevé.

Dans le volume I, Marx introduit le concept de « soumission formelle » et « réelle du travail au capital », dans le chapitre « Plus-value absolue et plus-value relative » :

  • « Prolonger la joumée de travail au-delà du temps nécessaire à l’ouvrier pour fournir un équivalent de son entretien, et allouer ce surtravail au capital : voilà la production de la plus-value absolue. Elle forme la base générale du système capitaliste et le point de départ de la production de la plus­ value relative. Là, la journée est déjà divisée en deux parties, travail nécessaire et surtravail. Afin de prolonger le surtravail, le travail nécessaire est raccourci par des méthodes qui font produire l’équivalent du salaire en moins de temps. La pro­duction de la plus-value absolue n’affecte que la durée du travail, la production de la plus-value relative en transforme entièrement les procédés techniques et les combinaisons sociales. Elle se développe donc avec le mode de production capitaliste proprement dit. » (Le Capital, Livre I, Ed La pléiade, p. 1002.)

  •  « Cela requiert, par conséquent, un mode de production spéci­fiquement capitaliste, un mode de production qui, avec ses méthodes, ses moyens et ses conditions, naît et se développe spontanément sur les bases de la subordination formelle du travail au capital. La subordination formelle est alors rem­placée par une subordination réelle. » (Le Capital Livre I. Marx n’a pas repris ces lignes dans la version française. Nous le traduisons de la version anglaise, Penguin ed., 1976, p. 645.)

En peu de mots : la subordination formelle implique l’extraction de plus-value absolue, la subordination réelle implique l’extraction de plus-value relative.

Historiquement, l’avènement de cette subordination for­melle correspond au passage de l’industrie domestique à la manufacture :

  • « Une simple subordination formelle du travail au capital suffit pour la production de plus value absolue. Il suffit, par exemple, que des artisans qui travaillaient auparavant pour leur propre compte, ou comme apprentis d’un maître, deviennent des travailleurs salariés sous le contrôle d’un capitaliste. » (id.)

Dans le « Chapitre inédit » du Capital, nous trouvons exacte­ment les mêmes concepts, si ce n’est qu’ils s’y trouvent plus longuement expliqués :

  • « J’appelle subordination formelle du travail au capital la forme qui repose sur la plus-value absolue, parce qu’elle ne se distingue que formellement des modes de production anciens (…) » (« Matériaux pour 1″Economie »‘, ed. La pléiade, T. II, p 369).

  • « La subordination réelle du travail au capital s’opère dans toutes les formes qui développent la plus-value relative par opposition à la plus-value absolue. Avec elle, une révolution totale (et sans cesse renouvelée) s’accomplit dans le mode de production lui même, dans la productivité du travail et dans les rapports entre les capitalistes et le travailleur. » (id., p.379.)

Dans un autre passage, Marx affirme clairement que le pas­sage de la domination formelle du travail à sa domination réelle correspond à la transition de la manufacture (lorsque les capitalistes rassemblaient des artisans et en extrayaient de la plus-value sans modifier fondamentalement leurs méthodes de production) à la grande industrie :

  • « (…) la subordination du processus du travail au capital s’opère sur une base antérieure à cette subordination et diffé­rente des anciens modes de production. Dés lors, le capital s’empare d’un processus de travail préexistant, par exemple du travail artisanal ou du mode d’agriculture de la petite éco­nomie paysanne autonome. Lorsque des transformations se produisent dans le processus du travail traditionnel passé sous le contrôle du capital, il ne peut s’agir que de consé­quences graduelles d’une subordination au capital déjà accomplie. En soi et pour soi, le caractère du processus et du mode réel du travail ne change pas parce que le travail se fait plus intensif, ou que sa durée augmente, et qu’il devient plus continu et plus ordonné sous l’oeil intéressé du capitaliste. Tout cela contraste beaucoup avec le mode de production spécifiquement capitaliste (travail sur une grande échelle, etc.) qui révolutionne la nature et le mode réel du travail en même temps que les rapports des divers agents de production. Ce mode de travail, que nous appelons subordination for­melle du travail au capital, s’oppose au mode qui s’est déve­loppé avant même que surgisse le rapport capitaliste.  » (id., p. 366.)

Pour résumer : le changement d »‘époque » entraîné par le passage de la domination formelle du capital à sa domina­tion réelle avait déjà eu lieu au moment où Marx écrivait, puisqu’il était la même chose que le passage de la manu­facture à l’industrie moderne, réalisé à la fin du 18e et début du 19e siècle. Et, comme l’explique Marx dans le chapitre « Machinisme et grande industrie » du Livre I du Capital, ce passage a constitué un facteur décisif pour l’expansion rapide et sans précédent du mode de produc­tion capitaliste dans la période qui a suivi. En d’autres termes : la phase la plus dynamique de l’ascendance de la société bourgeoise reposait sur les bases de la domination réelle du capital. »

La distinction est utilisée par Maurice Netter dans un document ministériel en 1976 pour faire comprendre la théorie marxienne des processus de production capitalistes, de leurs formes et de leur transformations », en considérant qu’il développe cette théorie principalement dans le Capital, et le Chapitre inédit46.

« En 1966, cri­ti­quant les orien­ta­tions mili­tan­tes et les régres­sions théori­ques du PCint, Jacques Camatte et Roger Dangeville le quit­tent. Le pre­mier fonde la revue Invariance, le second la revue Le fil du temps. ». La revue « Le fil du temps » tire son nom de la rubrique tenue par Amadeo Bordiga dans la presse du Parti de 1949 au début de l’année 1955 : « filo del tempo ». Voulant se démarquer de la théorie de l’invariance proposée par Bordiga, « le titre de la nou­velle revue Invariance res­sem­ble un peu à une pro­vo­ca­tion, même si dans la série I il s’agit plutôt d’exhu­mer des textes anciens des deux Gauches plutôt que d’ouvrir des voies nou­vel­les ». Dans la postface à la revue Invariance de janvier 1974, DU PARTI-COMMUNAUTÉ À LA COMMUNAUTÉ HUMAINE47, Jacques Camatte cite une lettre envoyée à Bordiga (22.11.64). L’usage du chapitre VI est alors inscrit dans le débat sur la « tendance bourgeoise » à vouloir « fonder un nouvelle communauté alors qu’avec son propre développement, le capital allait fonder la sienne ». L’étude du sixième chapitre, où Marx expose cette question pemettrait de penser « le lien entre parti et communauté et aussi la question de la communauté matérielle crée par le capital ».

Ainsi, l’usage du chapitre VI a amené à un questionnement autour de la « communauté matérielle du capital », qui pose le problème du « rapport parti individu, et la critique de l’affirmation de la négation de l’individu qui aboutissait finalement à la négation de l’être humain lui-même ».

Sur la position d’Invariance par rapport à l’actualité de la domination formelle48 :

« Pour l’ins­tant (1972), Invariance reste dans l’hésita­tion puis­que, quel­les que soient leurs avancées théori­ques, les auteurs se situent tou­jours dans la pers­pec­tive de la loi de la valeur et son modèle lié à la domi­na­tion for­melle. Ils ne peu­vent donc encore théoriser le procès de tota­li­sa­tion du capi­tal même s’ils l’anti­ci­pent. La revue reste d’autant plus fixée à ce stade qu’elle se situe tou­jours dans la pers­pec­tive bor­di­guienne d’une révolu­tion pour 1975, une révolu­tion prolétarienne encore conçue, sur le mode des révolu­tions du début du siècle, donc de l’époque de la domi­na­tion for­melle. »

Barnier évoque la distinction marxienne dans la perspective avec le Capital dans lequel il voit thématisée les « transformations du cadre de travail, avec quatre « moments » symbolisant l’évolution de l’entreprise, quatre formes de coopération représentant pour Marx une évolution vers le modèle idéal de l’entreprise capitaliste »49. De plus, Artous analyse la distinction marxienne opérée dans le Chapitre inédit entre subsomption formelle et réelle comme une analyse du fétichisme de la production capitaliste : „Marx distingue deux formes de domination du travail par le capital. Dans la subsomption formelle du travail par le capital, la production s’organise encore sur la base des formes anciennes de production ; la domination s’exprime donc essentiellement le salaire comme relation monétaire. Mais dans la subsomption réelle le capital développe ses propres formes d’organisation de la production et de domination du travail. Les capitalistes ne sont pas simplement les propriétaires privés, le procès de production est structuré par le capital, il s’incarne dans lui. Cela se traduit par un fétichisme de la production qui fait écho à celui de la marchandise, sans pour autant se cristalliser dans les mêmes mécanismes puisqu’il se traduit par une « personnification des choses ». Marx y revient plusieurs fois, notamment dans Un Chapitre inédit du Capital .“50

Cette insistance est également faite par la seule fiche de lecture rédigée après la parution en 2010 aux Editions Sociales du Chapitre inédit. On trouve en mai 2011, une brève (env. 600 mots) fiche de lecture effectuée par Baptiste Eychart pour la revue Les lettres françaises51. Il s’agit pour l’auteur d’insister sur la découverte marxienne dans ce chapitre de l’étendue de la domination par le procès de valorisation du procès réel de travail. Ceci implique un élargissement du contrôle du travailleur à tous les moments du procès de travail, par l’organisation de l’usine, mais aussi par la formation. S’ensuit une lecture du phénomène par Marx dans ce chapitre comme celui de l’absorption par le capital de l’activité productrice. Cette activité d’absorption implique l’illusion bien connue d’une autosuffisance du capital dans son expansion, le « fétichisme du capitalisme », qui sera complètement développé dans la Capital. Ainsi, selon l’auteur, le sixième chapitre contient les contours d’une analyse qui sera complète dans le Capital, une analyse qui, il faut le reconnaître cependant est « originale ».

En 2007, la distinction marxienne entre subordination formelle et réelle apparaît dans un article d’Actuel Marx52. Il s’agit pour les auteurs de comprendre l’essor de la sous-traitance en France à partir de ces deux notions, et de faire de la montée de la sous-traitance « un moment bien particulier de l’histoire de la subordination de la main d’œuvre au capital ». Les auteurs répondent à une position qui approche l’existence et l’essor de la sous-traitance comme étant de l’ordre de la nécessité. Deux arguments sont avancés pour rendre raison de son essor, l’instabilité croissante de l’environnement économique et la compétitivité des entreprises de sous-traitance, en ce qu’elles seraient plus avancées dans la subordination réelle de leur main d’oeuvre sur ce segment de production. Cependant, pour les auteurs, il faut comprendre la sous-traitance non comme une nécessité économique mais comme « l’une des modalités par lesquelles celui-ci [le capital] cherche à contourner un certain nombre de protections instituées de haute lutte par le salariat ». La logique de cette dynamique de contournement est de « faire éclater formellement le collectif de travail tout en maintenant l’unité réelle du capital, malgré une fragmentation apparente »

La distinction marxienne a également été l’objet de critiques. Abdoulaye Niang, militant politique étudiant qui a connu la prison pour son action avant de venir en France, en lisant Le Capital de Marx et notamment son chapitre « inédit », s’était aperçu lors de la rédaction de son DEA que le concept, si puissant au demeurant, de « soumission formelle du travail au capital », véhiculait cependant un reliquat d’évolutionnisme ; en effet il supposait que les rapports capitalistes « modernes », en se soumettant les techniques « archaïques » héritées des modes de production antérieurs, allaient forcément les révolutionner pour aboutir à la « soumission réelle » du travail au capital, caractéristique de la grande industrie. Abdoulaye Niang a posé, d’abord de façon théorique, puis très vite appuyée par une foule d’exemples concrets, l’hypothèse symétrique : que les rapports de production « traditionnels » et notamment les rapports lignagers, pouvaient très bien se subordonner les techniques « modernes » venant du mode de production capitaliste pour créer des unités de production dont toute la finalité et les rapports internes étaient lignagers et n’avaient rien à voir ni avec le salariat, ni avec l’accumulation du capital ; il a ainsi révolutionné le concept de « secteur informel » inventé par les sociologues travaillant sur l’Amérique Latine et montré que cette « informalité » ne l’était que par rapport à l’État et au Capital, mais était parfaitement « formalisée » par les rapports de production lignagers. »53

Formes d’organisation

C’est dans le cadre du débat autour des « formes d’organisation » (le Parti, les conseils…) que les néo-bordiguistes ont cherché à tisser des liens « entre ces formes historiques d’organisation et les catégories de la critique marxiste de l’économie politique et tout particulièrement celle exprimée dans le Sixième Chapitre inédit du premier livre du Capital. »54 :

« On s’aperçoit donc maintenant que pour MC, le véritable changement d »‘époque », celui qui requiert un changement global du programme du mouvement ouvrier, ce n’est pas en réalité la transition de la domination formelle à celle réelle, mais le moment où cette transition est achevée à une échelle globale, ce qui, par une remarquable coïncidence, correspond justement à la période que certains philistins définissent comme le début de la phase de décadence du capitalisme. En réalité cette sournoiserie, cette subtile distorsion de la périodisation en domination formelle et réelle en vue de l’adapter aux vues particulières de tel ou tel groupe, n’est pas le propre du seul MC. On retrouve le même procédé chez ceux qui ont lancé la mode à l’origine, Invariance, pour qui le réel changement se produit tantôt en 1914, tantôt avant, tantôt entre 1914 et 1945 et tantôt seulement après 1945. Et nous trouvons ce même flou chez la FECCI, comme nous le verrons. »

Marx déclare à propos des formes d’organisations une chose qui peut être interprétée de deux manières différentes. Effectivement, en affirmant dans le Chapitre inédit, que « la valeur de la force de travail constitue la base rationnelle et déclarée des Syndicats“, (10/18, p.278-279) Marx énonce ce qui constitue la tâche des mouvements ouvriers, de constituer une force opposée, qui tend à augmenter la part des richesses recueillies par la classe laborieuse, et ceci en centrant leurs revendications sur le niveau de salaire : « Les syndicats ont pour but d’empêcher que le niveau des salaires ne descende en dessous du montant payé traditionnellement dans les diverses branches d’industrie, et que le prix de la force de travail ne tombe en dessous de sa valeur », op. Chapitre inéditt., p. 279

Or, si la question relative aux salaires et à la journée de travail appartiennent à la phase de subsomption formelle et non réelle du capitalisme, les revendications des syndicats ne sont plus actuelles mais appartiennent à une forme du capitalisme qui est dépassée. L’enjeu principal de ce questionnement réside dans ce que Marx entend par subsomption/subordination/domination formelle.

Mais, la question de la forme d’organisation se résout dans celle de déterminer ce qu’est la subsomption réelle. La question de la distinction entre subsomption formelle et réelle se pose de deux manières différentes : il s’agit de déterminer d’un côté ce qui caractérise un changement dans la forme du mode de production capitaliste, et d’autre part, ce à quoi correspond cette opposition. Les deux manières sont évidemment difficilement dissociables, pourtant, il prime deux tendances dans les interprétations qu’il s’agit ici de rendre, les unes présentant le problème en partant de la question de la forme historique du capitalisme (et des problèmes en résultant), et les autres, partant des nouveaux rapports de production, et leurs implications.

La difficulté à séparer ces deux niveaux s’explique par : Certains courants après Mai 68 en France ont contribué à « tisser des liens entre ces formes historiques d’organisation et les catégories de la critique marxiste de l’économie politique et tout particulièrement celle exprimée dans le «sixième Chapitre inédit » du premier volume du Capital »55. En termes politiques, l’utilisation du Chapitre inédit se traduit par la formulation d’autres revendications. C’est ainsi que Lucien Sève, éditeur associé dans la publication du Chapitre inédit en 2010 évoque ce chapitre dans un entretien donné pour le Philosophoire, en 200956. Il entre pour lui dans le cadre de ses recherches pour fonder une anthropologie marxiste qui remettrait « l’humanitas » au cœur des revendications.

L’impossible Dehors. Le totalitarisme du capital, l’antichambre du pessimisme révolutionnaire.

L’utilisation du concept de subsomption réelle tend à s’associer à la dénonciation du caractère totalitaire du capitalisme. C’est une analyse qui amena Jacques Camatte à quitter définitivement une perspective marxiste, ou que Jean-Marie Vincent a l’utiliser afin d’émettre des prescriptions pour le mouvement social. C’est également un concept qui soutient l’analyse de la réification de Henri Lefebvre, quoiqu’elle soit amenée par le concept problématique de « reproduction »57.

Jacques Camatte quitte le PCI en 1966 pour protester contre son tournant « militantiste » et pour défendre la pureté de la théorie révolutionnaire dans son journal Invariance. Cependant, il abandonne la perspective marxiste au début des années 1970, considérant que le capital était devenu totalitaire structurellement, et qu’il avait réussi à façonner l’humanité à son profit, que la classe ouvrière, incapable de changer sa situation, n’était rien de plus qu’un aspect du capital, qu’un mouvement futur ne pourrait consister qu’en une lutte entre l’humanité et le capital lui-même, plutôt qu’entre les classes : « Pour Invariance, le capitalisme, en achevant sa domination réelle, en particulier dans la période après 1945, loin de devenir historiquement obso­lète, décadent, entré en crise permanente, avait non seule­ment démontré une capacité de croissance quasiment illimitée, mais était devenu si puissant que plus rien ne pourrait lui résister. Pour Camatte, la « domination réelle » signifiait le triomphe total, omniprésent du capital, l’intégration du prolétariat, la fin de la perspective de la révolution prolétarienne. »58

Pour Jacques Camatte en effet, « de nos jours, de façon palpable, fascinante et tragique s’impose à tous la faillite de la prophétie apocalyptique de Marx : L’émancipation de l’humanité grâce à l’assaut des prolétaires aux Chapitre inédittadelles du capital qui, soit a fait faillite, soit ne s’est pas présenté au rendez-vous de l’histoire. » Au début des années 70, avant de quitter ce monde, il affirmait, dans la revue Invariance, que l’humanité s’est enfoncée dans l’errance avec le développement, qui finit par décomposer et cannibaliser l’humanité et le prolétariat lui-même, avec l’assentiment du marxisme qui prête à ce développement un potentiel libérateur en propageant « l’illusion de pouvoir diriger l’essor des forces productives dans une autre voie que celles qu’elles avaient empruntées » ; que « le mode de production capitaliste, qui devait obligatoirement – afin de pouvoir subsister- annihiler la négation qui le rongeait », était parvenu à englober la contradiction qui l’opposait au travail salarié, et que le marxisme avait permis l’universalisation du mode de production capitaliste, en jouant vis-à-vis de celui-ci le même rôle que le christianisme avait joué pour l’empire romain.

En relevant que le prolétariat, dont le mouvement négateur était désormais terminé, « n’a jamais posé réellement une société antagonique à celle du capital », il faisait l’hypothèse que « le cycle de la classe prolétarienne est désormais terminé, d’une part parce que ses objectifs ont été réalisés, d’autre part parce qu’elle n’est plus, à l’échelle mondiale, déterminante », que « surtout après 1945, le prolétariat classe révolutionnaire s’est survécu grâce à son mythe », alors qu’en réalité, ses mouvements ne servaient plus qu’à régénérer le capitalisme59, « un peu à la façon des révoltes paysannes dans le mode de production asiatique  », et que les luttes conduites sur la base du vieux mouvement ouvrier n’étaient plus bonnes qu’à liquider les restes d’un monde déjà condamné, comme si chaque poussée révolutionnaire forçait le capitalisme à aller de l’avant, à passer à un stade ultérieur de son développement. Il pronostiquait ainsi l’irrésistible épuisement du phénomène révolutionnaire en occident, et prônait derrière son pessimisme révolutionnaire un romantique « retour à la nature ».

Il s’agit pour Jacques Camatte de développer les conséquences relatives au fait que le prolétariat ne soit plus dans le mouvement négateur du capitalisme. André Tosel remarque que la rectification implicite opérée par Marx sur la continuité qu’il avait affirmé entre accumulation du capital, organisation de la lutte ouvrière et communisme s’exprime également au travers de sa remise en cause de l’extériorité du prolétariat à la société60. Cette extériorité censée lui conférer une négativité révolutionnaire est remise en question par la fonction de « capital variable » du travailleur au sein du procès de travail. Cette situation provient de l’analyse par Marx de la « soumission réelle » du travailleur, soumission qui « lui ôte toute initiative dans l’usage des moyens de production », en ce que ce sont les éléments du capital constant qui « commandent le procès de travail et font de la force de travail un instrument dépourvu de contrôle ». Le nouveau maître dans la soumission réelle étant la machinerie, Tosel en conclut que « la perspective de la constitution d’un General Intellect est constamment obstruée par la destruction des moyens de production rendue nécessaire par la crise permanente impliquée par le maintien du taux de profit. » Cela permet à l’auteur de donner une définition du communisme comme « tendance historique immanente à la résistance du travail à la soumission réelle ».

Toujours dans une perspective de l’analyse du caractère totalitaire du capitalisme, le Chapitre inédit est utilisé afin de comprendre la généralisation de la domination capitaliste non plus seulement au travail productif, mais aussi à l’ensemble du monde de la marchandise. C’est dans cette perspective que Henri Lefebvre invoque le Chapitre inédit pour soutenir sa théorie de la réification. Mais ce dernier remarquera que l’usage fait du Chapitre inédit cache une misère intellectuelle chez les marxistes : « Depuis que ce traducteur [Dangeville] a exhumé cet inédit, diverses autres traductions et commentaires ont paru, qui eurent trop souvent pour but de masquer la négligence et le vide de certains « marxologues » spécialisés, ainsi que des exégètes dogmatiques, plus ou moins officiels »61.

« Présente dans les œuvres de Marx, notamment sous la forme de la reproduction simple et élargie de la valorisation du capital (i.e. de la plus value), la notion de reproduction des rapports de production n’est partiellement explicitée qu’avec la publication d’un chapitre du Capital resté inédit et tardivement édité en France en 1970 intitulé Un Chapitre inédit du Capital (UGE 10/18). Comme d’autres théoriciens critiques de l’époque, Lefebvre s’y réfère, y voit une confirmation de ses anticipations sur l’extension des domaines de la réification à des sphères de l’activité humaine jusque-là moins exploitées que celles du travail productif, mais il n’en tire pas les conséquences coperniciennes qui étaient annoncées au lecteur dans les toutes premières pages de l’introduction sous le nom de « La Découverte ». »62

« Après avoir rappelé que Marx ne néglige pas la reproduction des rapports sociaux comme opérateur de l’accumulation capitaliste (p.62), Lefebvre poursuit en montrant que cette reproduction des rapports sociaux permettait de comprendre pourquoi un tel processus était nécessaire au capital pour intensifier et généraliser sa domination sur le travail productif à l’ensemble du « monde de la marchandise ». Mais il fait aussitôt le constat, trop hâtif, que Marx « ne va guère plus loin » et il se borne alors à évoquer une « question nouvelle : comment sortir du monde de la marchandise, qui semble le milieu nourricier du capital ? »(p.64) [3] . Ce Chapitre inédit du Capital ne contient pas pour lui les prémices d’une rupture significative non seulement avec la théorie de la valeur-travail mais aussi avec la « loi » du nécessaire développement des forces productives. Ici Lefebvre reste fidèle au productivisme de Marx comme à celui de tous les marxismes du XXe siècle63 : sa critique du productivisme stalinien et de la militarisation trotskiste de l’industrie trouvera, après 1968, ses limites dans la défense de l’autogestion (p.195) pourtant vite devenue dans les années 1970 le laboratoire de la liquidation de l’ancienne force collective de travail en rendant de plus en plus inessentiel le travail productif dans le procès global de circulation du capital. Il n’imagine pas un capitalisme qui serait parvenu à largement supprimer le travail humain productif sans pour autant supprimer le profit ou bien encore dans lequel l’activité humaine de production ne serait plus essentiellement un rapport des hommes à la nature extérieure mais un monde où la communauté matérielle du capital [5] serait quasiment devenue la « seconde nature » des êtres humains [6] . »

Ce qui soutient l’analyse de Henri Lefebvre est la notion de reproduction. Il convient ici de remarquer la difficulté qu’il y a à invoquer cette notion. En 2001 paraît La Reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, texte dans lequel Alain Bihr fait une présentation dans le cadre du séminaire « Lectures de Marx » (ENS Ulm) en partenariat avec Espaces-Marx, la Fondation Gabriel-Péri lors duquel il présente le « premier volet d’un vaste projet visant à élaborer une théorie générale du mode de production capitaliste, au sens d’une constellation conceptuelle capable de servir de cadre à toutes les analyses partielles du capitalisme présent ou passé » sur la base du concept de reproduction.

La notion de reproduction se tient dans un rapport ambigü avec le « procès d’ensemble » dont traite le livre III du Capital. Les deux concepts « semblent n’avoir fait leur apparition que lors de la rédaction de la version primitive du Capital (entre 1863 et 1865), si du moins on en juge par le fragment du Livre I qui nous en est resté et qui a été publié sous le titre de Un Chapitre inédit du Capital. » Cependant, « le Livre III du Capital, qu’Engels a composé à partir du manuscrit de cette même version primitive, nous révèle […] l’ambiguïté persistante de la position théorique du concept de reproduction au sein de ce manuscrit. »

André Gorz est un personnage central dans la réception du Chapitre inédit en France. Il est co-fondateur du Nouvel Obs et de l’écologisme politique. Le Marx qui a fait l’objet de la lecture de Gorz est celui des Manuscrits de 1844 et du Chapitre inédit, et ceci en ce qu’il pouvait répondre à la question : « comment devenir et demeurer une personne humaine malgré l’hétéronomie, la dictature quant aux fins et aux moyens imposée par le capitalisme (salariat + marché) à notre activité. »64

A l’origine de cette volonté d’autonomie se trouve l’émergence de nouvelles formes de travail, notamment celle qualifiée, comme les techniciens de Sud Aviation ou de l’industrie pétrolière précise Alain Lipietz. Or, André Gorz se rendra alors compte que la surqualification impliquait d’un autre côté une déqualification des autres travailleurs, suivant le principe du taylorisme. La rencontre se fait alors avec l’opéraïsme italien (Trentin et Foa, Rosanna Rossanda pour Il Manifesto) au travers d’un regain d’intérêt de Gorz pour « l’ouvrier-masse ». La GOP (Gauche ouvrière et paysanne) prend alors ses racines théoriques dans l’analyse des OS de grande industrie qui sont l’élément central du projet Potere operaio (Negri) et Lotta continua (Sofri, Viale).

En 1970 naît « l’organe de la future GOP » L’Outil des travailleurs avec Marc Heurgon, Yves Bucas, Alain Desjardins, Gérad Peurière, Alain Lipietz, etc…

D’autre part, l’analyse de Gorz se fonde sur le Chapitre inédit, conjointement avec les Manuscrits de 1844 dans le cadre de sa distinction entre travail autonome et travail hétéronome :

« Depuis 1980, Gorz a classé à la serpe deux types de travail, le travail hétéronome et le travail autonome. Mais l’important est le sens qu’il donne au nomos. « L’hétéronomie d’un travail ne réside pas simplement dans le fait que je dois m’y plier aux ordres d’un supérieur hiérarchique ou, ce qui revient au même, aux cadences d’une machinerie préréglée. (Cette phrase résume à peu près la totalité de ce que dit Marx à propos de l’amélioration du travail, des Manuscrits de 1844 au Chapitre inédit du Capital. Note de AL). »65

Conséquences positives de la mise en avant du caractère totalitaire du capital. Revenu garanti. Université. L’indifférence au contenu du travail.

Considérer le développement du capitalisme implique une redéfinition de ce qui entre sous sa sphère d’action. Autrement dit, il s’agit de distinguer ce qui fait l’objet de plus-value et n’en faisait pas avant partie, ou du moins, à une moindre échelle. C’est ce qui est thématisé par les analyses qui convergent autour de de la thèse de « l’intégration croissante de la science aux processus techniques et productifs de biens de services, notamment sous la forme de l’informatique »66. Ce phénomène d’intégration permet de mettre en évidence que le développement historique de l’industrie ne reposait pas simplement sur des financements d’importance croissante et la réquisition des moyens de production, mais aussi de disposer de connaissances scientifiques étant capables de faire fructifier les capitaux dans un processus de production déterminé. A la différence seulement de la découverte scientifique de la machine à vapeur, « les machines à calculer électroniques ont une telle portée et étendent leurs effets sur de telles dimensions qu’elles jouent un rôle direct dans la production »67. Dans le même temps, ce développement scientifique se retrouve synchronisé au développement productif, et c’est la raison pour laquelle « le travail à base d’informatique tend à reproduire de plus en plus les formes du travail productif en général, le mode de production générateur de plus-value. ». Naville cite à ce sujet le passage du Chapitre inédit sur la combination sociale comme véritable agent du procès de travail total, faisant du travailleur individuel un travailleur collectif (10/18, p.226-227)

Nous l’avons vu, le caractère totalitaire du capital dénoncé par Camatte, ou encore Tosel amène à la thématisation de l’extériorité possible au capital : à la tendance totalitaire du capitalisme peut cependant ouvrir sur de nouveaux enjeux. Ainsi, Jean-Marie Vincent, afin de soutenir son analyse du statut de la connaissance dans le mode de production capitaliste, indique la distinction faite par Marx dans le Chapitre inédit : « La soumission réelle des travailleurs sous le commandement du capital doit s’étendre de l’entreprise à toutes les organisations et organismes qui, de près ou de loin, participent à la production des connaissances. »68

Il s’agit pour lui de montrer que l’enjeu des luttes autour de la production des connaissances dépasse la question des crédits alloués à la recherche et à l’université, mais qu’il touche au « rôle que les universités pourraient jouer dans le développement de l’intelligence collective », alors que le capital voit tomber hors de la sphère marchande ces connaissances. Face à cette tendance, l’utilisation par les capitalistes des « brevets, une nouvelle réglementation de la propriété intellectuelle et de nouvelles formes de management dans les entreprises, afin de gragmenter et de cloisonner la coopération intellectuelle ». Les dispositifs mis en place par les capitalistes tendent à concourir toujours plus à la soumission de la force de travail collective. C’est le caractère totalitaire du capital qui en ressort : « Le capital se fait ainsi de plus en plus totalitaire et aveugle. ». Jean-Marie Vincent en tire les prescriptions de revendications et d’organisation : « Le mouvement social, en ce sens, ne peut être qu’un mouvement de fond pour la conquête des individus par eux-mêmes et pour la construction de connexions qui seraient débarrassées de l’unilatéralisme de la valorisation. Il doit devenir mouvement sociétal, capable de mettre en crise les abstractions du capital. » (p.32).

On retrouve cette thématisation de l’université sur la base de la distinction entre subsomption formelle et réelle dans le livre Révolution dans l’Université. Quelques leçons théoriques et lignes tactiques tirées de l’échec du printemps 2009. Emmanuel Barrot soutient son analyse de l’état de l’Université à l’aide de la distinction marxienne présente dans le Chapitre inédit. Cet essai propose une réflexion sur l’«incorporation croissante de la science au Capital», selon la formule de Marx. Il donne une lecture de la dynamique d’incorporation de la recherche-enseignement dans le procès d’auto-valorisation immédiat du capital comme étant une « nouvelle colonisation totalitaire de la production sociale de la connaissance » (p.55). Ainsi, « Sauver l’Université » implique de mettre au centre de l’analyse, ce qui n’a pas été fait en 2009, les contradictions structurelles de sa fonction continue dans le capitalisme. Emmanuel Barrot parle d’une « «mutation managériale » de l’exercice du pouvoir d’État, si l’on entend par là l’intensification de son identification avec l’exercice de la puissance-pouvoir du Capital (par l’assimilation de leurs logiques et de leurs intérêts). »

Cependant, pour Emmanuel Barrot, « l’enjeu de la reproduction de la force de travail et de l’opérationnalisation des savoirs » cache une transformation bien plus problématique : celle « de l’hégémonie des classes dominantes, c’est-à-dire des moyens idéologiques et répressifs par lesquels elles imposent les conditions de pérennité de leur pouvoir social, économique et politique. »

L’utilisation de la distinction subsomption formelle et réelle l’amène à une prescription : « Vouloir « Sauver l’Université » sans s’attaquer aux rapports de production d’ensemble est illusoire. » Puisque « cette organisation et cette économie des savoirs se transforment ainsi en conséquence d’un changement général des rapports capitalistes de la production. » L’harmonieuse cohésion de la structure hiérarchisée et bureaucratisée de l’Université avec le capitalisme keynésiano-fordiste amène l’auteur à disqualifier la nécessité d’un sauvetage de l’université. Dans un autre article, Emmanuel Barrot propose également d’étendre la distinction entre soumission formelle et réelle aux savoirs69.

H.H. Tran dans sa caractérisation des catégories du « travail en général » et du travail abstrait70 en vient dans son introduction à mettre en lien avec le Chapitre inédit la question du rapport que l’ouvrier entretient avec le contenu de son travail : L’attention qui est portée au contenu du travail serait proportionnelle à la disparition de la valeur d’usage qu’il contiendrait.

Le rapport social qu’exprime le travail en général en tant que catégorie moderne est le travail salarié, lequel se caractérise par la forme monétaire de la relation salariale : « Le seul but du travail d’un salarié étant l’argent de son salaire, soit une certaine quantité de valeurs d’échange d’où toute particularité de la valeur d’usage est effacée, il est tout à fait indifférent au contenu de son travail, donc au type particulier de son activité » ; et c’est en Amérique du Nord qu’« on observe la mobilité la plus forte des ouvriers, l’indifférence la plus complète à l’égard du contenu particulier du travail et une incessante migration d’une branche d’industrie à l’autre » – lit-on dans un texte sur la subsomption formelle du travail sous le capital qui développe le propos de l’Introduction de 1857 [Un Chapitre inédit du Capital, UGE, pp. 215-216].

Actuellement, la question du revenu garanti pose la question de l’extension de la notion de travail productif71. Une approche qui cherche à fonder la nécessité de cette revendication dans le cadre de la temporalité historique et des mutations les plus récentes du capitalisme repose sur l’idée de l’émergence d’une intellectualité diffuse, c’est-à-dire d’une division non smithienne72 du travail qui élargirait considérablement le concept de travail productif et inviterait à repenser la question de ce qui mérite salaire.

La question d’un revenu garanti se pose en ces termes car la tendance du capitalisme à s’imiscer dans toutes les sphères peut avoir pour conséquence d’être compris comme le fait que tout soit productif. Telle est la position de Negri et Hardt. Ainsi, « Il y a production de « valeur » partout et tout le temps. La valeur est produite par tous, qu’ils soient intégrés ou pas au processus de production, y compris par les chômeurs, par les immigrés clandestins (qui trouvent des façons de se débrouiller pour vivre). ». Il est possible d’objecter cependant, que Negri et Hardt « ne font pas la distinction entre valeur et richesse matérielle et sociale. »73

Historiographie : le problème des phases historiques du capitalisme

Nous l’avons vu précédemment, que ce soit en Italie ou en France, l’enjeu théorique qui soutient une rupture dans les pratiques révolutionnaires est celui de la détermination des phases historiques du capitalisme. Rappelons nous que le Chapitre inédit se trouve au cœur d’un divorce au sein du parti communiste italien, un divorce se développant sur deux plans : sur un plan théorique, concernant la question de la phase du capitalisme, et sur un plan pratique, concernant la forme d’organisation adaptée à cette formation historique. En France aussi l’étude du Chapitre inédit apparaît avec l’abandon d’une périodisation rigide du développement capitaliste entre deux époques, périodisation caractéristique de celle des partis communistes de la Troisième Internationale.

Aujourd’hui encore, le sixième chapitre est utilisé pour comprendre les grandes ruptures historiques. Certains74 constatent un « recoupement » entre les phases décrites dans le Capital et les notions de soumissions formelle et réelle : « la succession des phases : la coopération, la manufacture, et le machinisme et la grande industrie75…recoupe une autre distinction de portée chronologique, celle qui oppose soumissions formelle et réelle au capital76 .

Le fait que la question de la subsomption se pose en terme du problème de la phase a été admirablement remarqué par Balibar, et ceci avant même la parution du Chapitre inédit. L’opposition entre subsomption formelle et réelle du travail sous le capital correspond au passage de la manufacture, dominée par la production de plus value absolue, à la grande industrie, dominée par la plus value relative. Le Chapitre inédit est convoqué dans le cadre de cette distinction en ce qu’il en donne un exposé le plus développé de l’œuvre de Marx. Dans ce chapitre, cette opposition se déploie dans l’espace de constitution de la forme capitaliste. Pour devenir réelle, cette forme doit imposer cette subsomption77. C’est l’analyse que suit notamment Etienne Balibar dans Lire le Capital, tome 278. Il est surprenant que Marx dans le Capital n’utilise pas cette distinction cruciale :

« Marx emploie en fait deux concepts différents pour analyser le processus d’appropriation du procès de production par le capital. D’une part, celui d’Unterordnung, qui fait partie du registre administratif et militaire, que l’on peut traduire par subordination ou soumission, et qui désigne le fait que le procès de travail passe sous le commandement du capital, sous sa direction et sa surveillance, précise Marx. D’autre part, celui de Subsomption, de subsomption, que Marx emprunte à la logique, qui désigne sous ce terme l’opération par laquelle le général se subordonne le particulier. Par ce second concept, Marx a plus précisément en vue le mouvement par lequel le procès de travail se trouve transformé en un procès spécifiquement capitaliste, rendu en quelque sorte adéquat à la nature du capital. »79

On retrouve de manière répandue l’usage du Chapitre inédit pour la périodisation historique, à l’image de Jacques Guigou, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Montpellier 3. Ce dernier évoquera le sixième chapitre lors de son cours de Licence en sciences de l’éducation80 intitulé « Les nouveaux tautologues » dans le cadre

Fiche de lecture: La formation de la pensée économique de KM, Mandel Ernest

Introduction à Marx

La formation de la pensée économique de Karl Marx, Mandel Ernest, 1970

Où se trouve l’origine de la théorie de la plus-value ? 3

En quoi consistent les Umrisse ? 4

Comment faut-il comprendre le rôle du prolétariat dans la transformation socialiste ? 5

2. De la condamnation du capitalisme à la justification socio-économique du communisme (1844) 5

En quoi consiste le concept d’aliénation dans les Manuscrits de 1844 ? 5

Qu’est-ce que la théorie du salaire et quand Marx la fonde-t-elle ? 7

Quel tournant marque l’IA ? 8

3.Du refus à l’acceptation de la théorie de la valeur-travail (1844-1847) 8

Dans quelle paradoxe manifeste s’ancre la critique de la notion de valeur ricardienne ? 8

Comment Marx élabore-t-il la théorie de la valeur-travail ? 9

Que fonde en droit l’analyse de la valeur-travail ? 9

Par quoi est déterminée la valeur de la marchandise ? Quel est son rapport au temps de travail ? 10

4.Une première analyse d’ensemble du mode de production capitaliste (1846-1848) 11

Comment naît et se développe historiquement le capital ? 12

D’où provient l’accumulation de richesse et que cela implique-t-il pour la condition ouvrière ? 12

5.Le problème des crises périodiques 13

Quelles sont les origines du mouvement révolutionnaire et comment s’articule-t-il aux crises de la surproduction ? 13

Quand est formulée pour la première fois l’idée d’appropriation des forces productives des moyens de production ? 14

6.Perfectionnement de la théorie de la valeur, de la théorie de la plus-value et de la théorie de la monnaie 14

En quoi consiste la définition du mode de production capitaliste ? 17

7.Les Grundrisse ou la dialectique du temps de travail et du temps libre 17

En quoi l’économie du temps diffère-t-elle de la mesure des valeurs d’échange (produits du travail) par le temps de travail ? 18

8.Le « mode de production asiatique » et les préconditions historiques de l’essor du capital 19

9.La mise au point de la théorie des salaires 20

10.Des Manuscrits de 1844 aux Grundrisse : d’une conception anthropologique à une conception historique de l’aliénation. 21

11.Désaliénation progressive par la construction de la société socialiste, ou bien aliénation inévitable dans la société « industrielle » ? 24

Tableau historique des œuvres de ME :

Umrisse (Esquisse d’une Critique de l’économie politique), rédigé fin 1843 par Engels

Lettre de septembre 1843 à Ruge, apparaît son dernier refus du communisme (MEGA, I, 1, 1, p. 574)

Critique de la philosophie du droit de Hegel en fin 1843 début 1844

—–

Les Manuscrits de 1844 (printemps et été) (Zur Kritik, 1er Manuscrit)

—– (Du refus à l’acceptation de la théorie de la valeur-travail) 44-47

La Sainte Famille, Fin août 1844 : rencontre avec Engels.

L’IA, fin 1845- début 1846 (fini à Bruxelles)

La Situation des classes laborieuses, 1845

—–(Une première analyse d’ensemble du mode de production capitaliste) (46-48)

Misère de la philosophie, 1846-1847

Travail salarié et capital : Série d’articles parus dans la Neue Rheinische Zeitung en 1849 qui sont la reproduction de conférences que Marx avait tenues en 1847 devant l’association ouvrière de Bruxelles.

Arbeitslohn, 1847

Grundsätze des Kommunismus : Ecrit pas Engels entre le 13 et 27 otobre 1847 pour la section parisienne de l’Association des Justes.

Manifeste Communiste, novembre 1847.

—– 1848 Le problème des crises périodiques

1852-1856 : Marx doit renoncer à ses études économiques.

Grundrisse : Septembre 1857, début rédaction jusqu’en 58

Zur Kritik der politischen Ökonomie, 58-59 

Theorien über den Mehrwert, 62-63

Le Capital, 1867, préface à la première édition

Préface à l’édition française : 18.03.1872

Postface à la deuxième édition, 1873

1875 : Avis au lecteur, Edition française

1875 : Critique du programme de Gotha

Avertissement à la troisième édition allde, par Engels, 1883

Préface à l’édition anglaise, Engels, 1886

Note sur la troisième édition allde, Engels, 1890

Préface de 1892 à la « Situation de la classe laborieuse en Angleterre »

1842-1844

En 1842, s’ils divergent, Engels de son côté concluant deux articles sur la prédiction de deux révolutions, l’une bourgeoise en Prusse et l’autre, sociale en Angleterre, et Marx, rejetant encore le communisme, les deux abordent le socialisme scientifique déjà par le même biais :

-critique de la conception néo-hégélienne de l’Etat

-découverte de l’existence des classes sociales

-analyse des effets inhumains de la concurrence et de la propriété privée

Trajectoire pensée similaire, un mouvement critique allant de :

Religion > philosophie > Etat > société > politique > économie politique > propriété privée

L’aspect théorique dominera chez Marx pour aboutir sur la Critique de la philosophie du droit de Hegel en fin 1843 début 1844. Alors que pour Engels, c’est l’aspect pratique qui dominera, la critique de la société bourgeoise anglaise.

Où se trouve l’origine de la théorie de la plus-value ?

Marx considère, comme Hegel, que l’Etat devrait être « la réalisation de la liberté ». Mais il remarque déjà dans ses articles sur le vol de bois, que l’Etat qui devrait être l’incarnation de l’intérêt général semble agir dans le seul intérêt de la propriété privée « et pour ce faire, viole non seulement la logique du droit mais encore des principes humains évidents » (MEGA, I, 1, 1, pp. 281-2). C’est dans une disposition pénale qu’il pressent sa théorie future de la plus-value : cette disposition attribue au propriétaire le travail du voleur pour compenser ses pertes : travail non rétribué est source des pourcentages, cad, de l’intérêt, cad, du profit (Ibid, 289-297).

Entre 1842 et 1844, le début de ses études d’économie politique à Paris, il fera le bilan de deux mouvements, la philosophie hégélienne et le socialisme utopique. Il tentera d’opérer un dépassement, au sens dialectique : tout ce qui est valable dans les positions passées reste conservé dans les positions nouvelles.

La question sociale : Découverte que « l’état du travail immédiat », cad, que la masse de ceux qui ne possèdent rien, constitue la précondition pour l’existence de la société bourgeoise (ibid, p.498). Oppose à cette pauvreté artificielle la jouissance en tant que but véritable de l’humanité Ceci constitue le conflit de l’Etat politique avec lui-même, d’où l’on peut partout déduire la vérité sociale » (Lettre à Ruge, ibid, p. 574). Dans la critique de la théorie et pratique du droit : propriété privée est « source de toute injustice », pourtant toujours pas « communiste ». Dans cette lettre de septembre 1843 à Ruge, apparaît son dernier refus du communisme. Mars 1844 : première profession de foi communiste. On peut, comme le fait Auguste Cornu (K. Marx und Friedrich Engels, tome II) mettre l’accent dans cette évolution sur le milieu socio-historique de Marx ou encore, comme Thier (Das Menschenbild des jungen Marx) sur l’influence de Moses Hess. L’auteur identifie plutôt le premier facteur comme étant déterminant : étude de la Révolution française, climat global de la société française sous Louis-Philippe, effervescence des idées progressistes, activités des sectes socialistes, premier contact avec la classe ouvrière.

Premier article sur la question juive : se propose d’examiner rapports entre émancipation politique et émancipation humaine. Conclusion de sa critique des théories politiques constitutionnelles. Joint alors l’argent à la propriété privée comme source de l’aliénation humaine (MEGA, I, 1, 1, pp.583-4, 603). Découvre aussi le prolétaire comme incarnation de l’humanité aliénée. Dans L’Introduction à la Critique de la philosophie du Droit, ce prolétariat sera l’auteur de son autoémancipation, et de celle de l’humanité. « La théorie devient elle-même une force matérielle lorsqu’elle se saisit des masses » (Introduction, Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle pénètre les masses.).

L’autoémancipation des masses par la révolution du prolétariat reste encore imprégnée d’un certain humanisme sentimental hérité de Feuerbach, dont l’homme est abstrait conçu en dehors des conditions sociales concrètes. Suivant Feuerbach donc, pour Marx, si le prolétariat est le cœur de l’émancipation, la philosophie en est la tête, il ne le saisit pas encore comme fondement lui-même de sa capacité émancipatrice. Encore un communisme essentiellement philosophique, où il n’est pas encore saisi qu’un certain degré de développement des forces productives et de la réalisation de certaines conditions matérielles sont indispensables à la réalisation du communisme.

Engels dans son article fin 1843, début 1844, dans la revue The New Moral World de Owen, nécessité d’une révolution du système social : Anglais par la pratique, Français, politiquement, Allemands, en raisonnant sur les principes premiers.

Les deux de manière presque simultanée ont formulé que la suppression de la propriété privée était la base de la révolution sociale prolétarienne (articles dans le New Moral World, et de l’autre, Dans l’introduction à la Critique de la philosophie du Droit de Hegel).

En quoi consistent les Umrisse ?

-Esquisse d’une critique de l’économie politique (1843-44), (Umrisse) première œuvre économique de ME (par E). Rien de nouveau dans la critique, mais dépasse Owen, Proudhon et Fourier par application de la dialectique hégélienne à la réalité sociale. Conception reste cependant prisonnière des conceptions moralisatrices idéalistes : Emile Bottigelli, Genèse du socialisme scientifique, 1967, condamnation morale du commerce, de la concurrence, comme « provoquant la méfiance générale », « utilisant des moyens immoraux pour atteindre un but immoral » (MEGA, I, 2, p. 383).

-Critique du mercantilisme et de la théorie du libre-échange : Hypocrisie de la doctrine du libre-échange : que celui-ci est fondé sur un monopole, celui de la propriété privée, et que libre concurrence conduit forcément au monopole. Deuxième partie : critique faible de Ricardo. : arrive à la conclusion que la valeur intrinsèque inclut les coûts de production et l’utilité. Critique de la loi de l’offre et de la demande qui semble se comporter comme une loi de la nature. Se finit sur la critique de la loi de population de Malthus, approfondissement de la critique du capitalisme par Fourier, qui sera étayée dans la situation de la classe laborieuse. Erreurs : conception du salaire ouvrier réduit aux simples moyens de subsistance.

-Critique de Malthus : erreur de comparer l’accroissement de la population à l’accroissement de la production naturelle du sol, il faudrait plutôt le comparer à l’accroissement potentiel de la productivité agricole qui résulterait de l’applicaiton efficace de la science et de la technique modernes à l’agriculture.

-Dans cet article se rejoignent la critique de la propriété privée et du capitalisme : « la division entre le Capital et le Travail résulte inévitablement de la propriété privée », d’où s’ensuit division en classes antagonistes.

La Situation des classes laborieuses : 1845. Pas encore sur le terrain du matérialisme historique, indignation morale plus que la compréhension du processus historique le traverse ; « la lutte réelle du prolétariat constitue le seul véhicule possible du socialisme ». Rupture définitive avec le socialisme utopique.

Pouvoir social objectif : capacité d’assurer ou de paralyser la production dans son ensemble

Engels sur l’IA : « La partie achevée consiste en un exposé de la conception matérialiste de l’histoire, qui démontre seulement combien nos connaissances en matière d’histoire économique étaient encore incomplètes à cette époque » (« Ludwig Feuerbach und der Ausgang der klassischen deutschen Philosophie », Avant propos, p.334 Ausgewählte Schriften in zwei Bänden, II, Moscou 1950).

Comment faut-il comprendre le rôle du prolétariat dans la transformation socialiste ?

Les deux erreurs que font les sociologues et les économistes concernant le rôle du prolétariat en tant que véhicule de la transformation socialiste :

-ils présupposent chez Marx un déterminisme automatique entre le degré de développement industriel et le degré de développement de conscience de classe. Ceci reste à prouver, il faut démontrer que les facteurs tels que la concurrence internationale, l’érosion du monopole, avantages de salaires afférents, ne modifieront pas le comportement prolétariat.

-ils considèrent le développement de la conscience de classe, les conditions subjectives pour le renversement du capitalisme de manière rectiligne. Les condition ssubjectives et objectives au renversement du capitalisme suivent plutôt une courbe influencée par les fluctuations du cycle industriel (voir chap V). Il s’agit de savoir si périodiquement les conditions obj et subj poussent à une contestation d’ensemble.

La préface de 1892 à la « Situation de la classe laborieuse en Angleterre » montre qu’EM ont saisi « les rapports dialectiques entre le degré de développement des forces productives et le degré de développement de la conscience de classe » (24).

2. De la condamnation du capitalisme à la justification socio-économique du communisme (1844)

Les Manuscrits de 1844 marquent une étape dans l’évolution de la pensée économique de Marx. Il y est question successivement de salaire, de profit, de la rente foncière, du travail aliéné en rapport avec la propriété privée, de la propriété privée en rapport avec le travail et le communisme, des besoins, de la production et de la division du travail, de l’argent.

En quoi consiste le concept d’aliénation dans les Manuscrits de 1844 ?

Aliénation : Concept emprunté à Hegel, Schelling et Feuerbach. Dans Theorie und Praxis pp.154-6, Habermas remarque que le dépassement matérialiste de la dialectique du travail avait été pressenti par Schelling : « l’être étranger auquel appartient le travail et le fruit du travail ».

Caractère entièrement philosophique de ce concept perdu dans l’Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel. Glissement vers une problématique politique, sociale, que l’on peut traduire par le passage de l’interprétation de l’homme au monde à l’homme à la société. « L’homme aliéné n’est plus l’individu rivé à un univers de rêve religieux ou spéculatif, mais le membre d’une société imparfaite qui n’est pas en possession de toute sa dignité humaine. L’homme dans un monde déshumanisé, c’est maintenant l’homme dans une société déshumanisé » (Paul Kaegi, Genesis des historischen Materialismus, 1965, p.194-5). Mais la raison pour laquelle cette société est déshumanisée est dévoilée dans les Manuscrits de 1844 : « La société est inhumaine parce que le travail y est un travail aliéné » (29). Grâce à l’identification par Hegel de l’essentiel de la praxis humaine au travail, il n’y avait qu’un pas à faire pour Marx afin d’y « ramener » également la société et l’homme social. Or, la lecture des économistes a montré à Marx que selon eux, celui-ci constitue la source dernière de la valeur.

Partie la plus célèbre des Manuscrits : analyse des racines socio-économiques de l’aliénation. Parallèle dressé entre travail aliéné dans le capitalisme et l’homme aliéné par la religion. « Plus l’ouvrier travaille, plus il crée un monde d’objets qui lui sont hostiles et l’écrasent ». Auparavant, Marx avait identifié l’aliénation à la prorpiété privée (VOIR OU), alors que là, ses racines sont dans le travail aliéné : division du travail et de la production marchande. Le point de départ historique de l’aliénation est la division du travail, mais cela n’empêche pas qu’ensuite, propriété privée, division et production marchande soient trois variables en constante interaction.

L’aliénation n’est pas limitée à l’aliénation du produit du travail et des moyens de production, elle est également envisagée sous l’angle de l’aliénation des besoins : « Chaque homme spécule pour créer un nouveau besoin pour autrui, et pour l’obliger à de nouveaux sacrifices, pour lui imposer un nouveau rapport de dépendance, et pour le séduire à un nouveau mode de jouissance, et de ce fait, à la ruine économique…chaque nouveau produit est un vouvel élément potentiel de tromperie réciproque et de pillage mutuel ». (OU ???????). Ceci, c’est l’aspect inhumain du développement de la division du travail, qui amène à une spécialisation outrancière, provoquant une rupture dans la communication. Cette critique se retrouve dans l’IA, « alors que dans la société communiste, où chacun n’a pas un cercle exclusif d’activité, mais où chacun peut se qualifier dans chaque branche désirée. C’est dans la division du travail que le travail aliéné possède sa véritable origine. Etre aliéné c’est avoir un cercle exclusif d’activité, ne pas l’être c’est donc soit de n’avoir pas de cercle d’activité ou un cercle non-exclusif, une absence de limitation dans la pratique des activités, un nomadisme praxique caractérise la forme non aliénée du travail humain.

Communisme philosophique devient sociologique : fondé sur une analyse de l’évolution des sociétés et de sa logique.

Dans Zur Kritik der Nationalökonomie (1er Manuscrit) : Marx toujours partisan de la critique positive, humaniste et naturaliste de Feuerbach. Dans les Manuscrits, c’est un humanisme qui reçoit un contenu socio-économique précis : identifié au communisme qui dépasse propriété privée, division du travail et travail aliéné. Distinction dans Zur Kritik der Nationalökonomie entre communisme primitif et communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée. Le deuxième propose un dépassement positif de toute aliénation, donc le retour de l’homme, de la religion de la famille, de l’Etat, vers sont être humain, cad, social (p.128). Double présupposé : socialisation des moyens de production, suppression de la propriété privée et un degré de développement élevé des forces productives. Ce double présupposé marque un progrès remarquable avec les textes antérieurs, et ceux des socialistes utopiques. Sera développé davantage dans l’IA, mais idées déjà présentes chez le suisse Schulz.

Zur Kritik : commence avec critique de la pauvreté provoquée par la propriété privée. Ce point de départ se distingue de celui adopté dans tous les ouvrages classiques d’économie politique qui partent d’une analyse de la richesse créée par la production des marchandises. Marx reprendra ce point de départ dans Le Capital. Dans Zur Kritik, la pauvreté produite par la propriété privée vient tout droit du salaire et de ses lois d’évolution.

Qu’est-ce que la théorie du salaire et quand Marx la fonde-t-elle ?

La théorie du salaire de Marx commence dans les Manuscrits de 1844, il se fonde sur la théorie classique Smith-Ricardo-Malthus. Le salaire a tendance à tomber au niveau de subsistance le plus bas. Mais cela ne provient pas, à la différence de Malthus-Ricardo, d’une loi de l’accroissement de la population, mais de la séparation des ouvriers et de leurs moyens de production.

Cette « loi » des salaires se développe en trois mouvements divergents lors des phases du cycle économique :

Dépression : baisse sous effet du chômage (l’armée industrielle de réserve), grande misère

Boom : demande de main d’œuvre dépasse offre, concurrence entre capitalistes accentuée, augmentation des salaires, phase favorable aux ouvriers. Nombre de capitalistes décroît, nombre d’ouvriers augmente, le capital s’accumule et se concentre. Extension du machinisme, réduction de l’ouvrier à l’état de machine animée, la machine rentre en concurrence avec lui. Mais surproduction amenant au chômage et donc baisse des salaires. – > augmentation de salaires exclusivement provisoires, et devant être effacées par logique du système. Schéma modifié 10 ans plus tard.

Expansion maximum de l’accumulation des capitaux : salaires stationnaires, à un niveau bas, thèse textuellement reprise de Ricardo.

Loi de la paupérisation relative : reprise de Schulz dans Die Bewegung der Produktion : les marchandises dont le salaire doit réaliser le valeur peuvent connaître baisse de valeur rapide ayant pour origine l’accroissement de la productivité, cad, la contre valeur du salaire peut être produite en un temps plus court.

Pas encore distinction entre capital constant et capital variable, encore même distinction que Smith entre capital fixe et capital circulant.

Ecueil des Manuscrits : Le problème de la valeur et de la plus-vale n’est pas réglé, cad, qu’il n’a pas encore saisi ce qui’il y avait de rationnel dans la théorie classique.

La Sainte Famille :

Encore conception éclectique de la valeur, correspondant à celle des Umrisse :

p.128, edition Mehring : « La valeur est au début apparemment déterminée de manière rationnelle par les oûts de production d’une chose et par son utilité sociale. Par après, il s’avère que la valeur est une détermination purment accidentelle, qui n’a pas nécessairement de rapports ni avec les coûts de production ni avec l’utilité sociale. »

Passages sur Proudhon : déclenchent une polémique deux ans plus tard, qui permettra à Marx d’exposer l’ensemble du mode de production capitaliste. « Proudhon reste encore prisonnier des hyptohèses de base (Voraussetzungen) de l’économie politique qu’il combat. »

Dépassement du point de vue erroné de Engels dans les Umrisse sur les rapports entre salaires et profits. Ces deux revenus se rapportent de manière hostile l’un à l’autre.

Quel tournant marque l’IA ?

IA : Reprise au niveau économique de ce qui est dit dans Zur Kritik, mais avec précisions comme :

-Division du travail comme source aliénation humaine

-« Le communisme n’est pas un idéal sur lequel la réalité doit se remodeler. Nous appelons communisme le mouvement réel que dépasse la situation actuelle. »

-Que sous le poids des contradictions capitalistes, les forces productives deviennent forces de destruction.

Dans l’IA, trois apports réels à la progression :

-vue plus dialectique du capitalisme et du commerce mondial (premiers signes dans Zur Kritik). La généralisation des rapports marchands n’est pas que mutilation généralisée des individus, mais aussi un enrichissement potentiel pour eux, en ce que leurs possibilités alors limitées à l’ignorance provenant de leur existence locale, s’ouvre au possible d’autres hommes dans d’autres régions.

-développement unviersel des besoins humains préparé par l’industrie, et devant être réalisé par le communisme. Rapport de l’homme avec les choses, nuancé car pensé dialectiquement. Dans Les Manuscrits de 44, ce rapport est pensé exclusivement négativement, dans l’IA, développement de toutes les possibilités humaines implique développement universel de ses jouissances, aussi dans les Gundrisse).

-Mode de distribution de la société future : à chacun selon ses capacités devient à chacun selon ses besoins. Répété dans la Critique du programme de Gotha.

C’est à partir de l’IA que les deux compères établissent le lien qui deviendra inéluctable entre aboliton de la production marchande et avènement de la société communiste. Toute théorie politique laissant subsister production marchande sont étrangères à théorie marxiste.

Où trouve-t-on la première définition du matérialisme historique ? Comment, et en quelles grandes étapes se développe-t-elle ?

-Définition du matérialisme historique (déjà une dans l’Introduction à la Critique de l’Eco pol)

3.Du refus à l’acceptation de la théorie de la valeur-travail (1844-1847)

L’évolution de la pensée de Marx passe d’une rejet à l’acceptation de la théorie de la valeur-travail, c’est ce qui constitue selon l’auteur, le reflet de l’attitude de Marx à l’égard de l’école classique. Entre 1844 et 1847 se change radicalement sa position sur la théorie de la valeur-travail. Plus ou moins explicitement rejetée dans sa version classique (notes critiques à sa première étude systématique de l’économie pol, MEGA, I, 3, pp.409-583) puis acceptée trois ans plus tard dans La Misère de la philosophie.

Dans quelle paradoxe manifeste s’ancre la critique de la notion de valeur ricardienne ?

Ce qui choque Marx dans sa première rencontre avec Ricardo et l’école classique, c’est l’opposition apparente entre les effets de la concurrence (fluctuations des prix suivant jeu offre/demande) et la stabilité relative de la « valeur d’échange », déterminée par quantité de travail nécessaire à la production. Mais imprégné de dialectique, il se demande si c’est bien ce qui est apparent qui est vraiment l’expression la plus directe de la réalité, l’abstraction ne renfermerait-elle pas une vérité en définitive beaucoup plus concrète que l’apparence ?

Apparemment, les prix du marché varient constamment, MEGA, I, 3, p.531 : « La véritable loi de l’économie politique, c’est le hasard, du mouvement duquel nous, les savants, fixons arbitrairement quelques moments sous forme de lois. ». Si prix de vente tombe en dessous coûts de production : fabricant est éliminé de la concurrence ; si ce prix s’élève trop fortement au dessus des coûts de production, surprofit pour le fabricant, et donc, concurrents supplémentaires, surproduction temporaire et donc, rebaisse des prix. LES COUTS DE PRODUCTION S’AVERENT ETRE EMPIRIQUEMENT L’AXE DES FLUCTUATIONS DES PRIX.

Passage copié de La Richesse des Nations : « Ce n’est point avec de l’or ou de l’argent, c’est avec du travail que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement, et leur valeur, pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les achanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu’elles les mettent en état d’acheter ou de commander. (Rich.des Nat., I, pp.60-61, MEGA, I, 3, p.458). Cependant, pas de notes critiques sur ce passage, seulement avec Ricardo que commence polémique contre la théorie de la valeur-travail.

Ricardo n’intègre pas dans la détermination de la valeur la demande. Il réduit la loi de l’offre et de la demande à deux phénomènes de concurrence : la concurrence entre fabriquants qui détermine l’offre et celle des consommateurs qui détermine la demande. Mais cette dernière « se dissout en pratique dans des considérations sur la mode, les caprices et le hasard » (MEGA, I, 3, p.493). Valeur des marchandises (encore =prix) pour M vient : apport de travail + prix des matériaux.

Comment Marx élabore-t-il la théorie de la valeur-travail ?

Contre la théorie de la valeur-travail, plus fondamental : l’écopol doit faire abstraction de la concurrence. POURQUOI ? Les lois de l’écopol réclament pour avoir une cohésion, de considérer le réel comme accidentel, et les abstractions comme ayant plus de réalité. Critique de la valeur du travail dans la théorie ricardienne en ce qu’elle réduit celle-ci à la subsistance de l’ouvrier, en excluant d’autres besoins, et ceci afin d’entériner les distinctions de classes.

Que fonde en droit l’analyse de la valeur-travail ?

Critique de la politique et de l’économie politique : ouvrage jamais paru et dont le manuscrit est perdu, Engels le presse le 20 janvier 1845 à finir cet ouvrage, pour lequel il conclut un contrat le 1er février avec l’éditeur C.W. Leske. Il commence à être rédigé vers la fin de la rédaction de La Sainte Famille. Voyage de six semaines en Angleterre, nouvelle rencontre systématique avec l’écopol. Découverte de l’usage social-révolutionnaire que des écrivains socialistes anglais font de la théorie valeur-travail et de leur critique de Ricardo. T.R. Edmonds, William Thompson (MEGA I, 6, pp.597-622). Critique plus tard par Marx de l’analyse de la valeur-travail comme ce qui créé un « droit de l’ouvrier à tout le produit de son travail ».

L’homme d’affaire et malthusien John Cazenove dira de la théorie ricardienne de la valeur-travail en 1832 : « Que le travail soit la seule source de richesse, voilà ce qui semble être une doctrine aussi dangereuse que fausse, puisqu’elle fournit malheureusement un levier à ceux qui cherchent à représenter toute propriété comme appartenant aux classes laborieuses, et la part reçue par d’autres comme du vol ou une fraude à l’égard des ouvriers » (cité dans Ronald L. Meek, Studies in the Labour Theory of Value, 1956, p.124). Marx gagnera un point de vue bien plus favorable à l’égard de la théorie de la valeur-travail.

Par quoi est déterminée la valeur de la marchandise ? Quel est son rapport au temps de travail ?

Juillet 1845 : encore une certaine neutralité vis-à-vis de cette théorie témoigné par des notes de lecture de Babbage. C’est dans l’IA (début 1846) qu’apparaissent deux passages précis marquant l’acceptation de cette théorie : « dans le cadre de la concurrence le prix du pain est déterminé par les coûts de production et non par le bon vouloir des boulangers » (critique à Stirner) (p.388) et p.420, « Et même en ce qui concerne la monnaie métallique, elle est déterminée purement par les coûts de production, c’est-à-dire par le travail ».

C’est par une analyse concrète des tendances d’évolution historiques des rapports entre l’offre et la demande dans le mode de production capitaliste dans leur lien avec le natural price de Ricardo qu’est mis en évidence le fait que la valeur n’est pas déterminée par des lois du marché mais par des facteurs immanents à la production elle-même.

C’est donc par un détour par les études historico-philosophiques que ME en sont arrivés au point de départ de la théorie classique de la valeur-travail pour la reformuler : le travail (abstrait) est l’essence de la valeur d’échange, parce que dans une société fondée sur la division du travail, il constitue le seul tissu conjonctif permettant de comparer mutuellement et de rendre commensurables les produits du travail d’individus séparés les uns des autres.

Dans Misère de la philosophie : Marx ricardien. Il le cite dans sa théorie concernant la détermination de la valeur ou du prix naturel par les frais d’entretien des hommes (p.23-24). Mais au même moments séparation avec Ricardo dans lettre à Annenkov du 28 décembre 1846 : les économistes bourgeois font l’erreur de voir des catégories éternelles dans ce qui ne sont que des lois pour un certain développement historique, pour un développement déterminé des forces productive (in Briefe über das Kapital, p.22). En saisissant au travers du matérialisme historique le noyau rationnel de la théorie de la valeur-travail, c’est le caractère historiquement limité de toute loi économique qui est simultanément mis en évidence. Autrement dit, c’est un rapport social qui s’applique en dernière analyse à toutes les catégories économiques.

Dans le Capital : ce sera le temps de travail qui sera le critère de la répartition des produits dans une société socialiste, à l’opposé de la répartition par l’échange fondée sur le travail et la propriété privée. Le refus est radical pour Marx d’identifier la valeur d’échange comme expression indirecte de la comptabilité du temps de travail. Lors du remplacement de la propriété privée par les producteurs associés (société coopérative), la production marchande cessera pour faire place à une comptabilité directe en heures de travail :

« Le producteur reçoit donc individuellement – les défalcations une fois faites – l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. » (Critique du programme de Gotha, 1875, p.5)

« D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. » (Le Capital, t. I. p. 90).

Il ne faut pas comprendre que Marx affirme que le temps de travail détermine la valeur, et que donc tout travail social vivant prendrait nécessairement la forme de travail abstrait créant de la valeur (Milentije Popovic), mais le socialisme ne vise pas à humaniser la production marchande, mais bien la supprimer. Misère de la philosophie, p.44 : « La détermniation de la valeur par le temps de travail, c’es-à-dire, la formule que M. Proudhon nous présente comme celle qui devrait régénérer l’avenir, n’est que l’expression scientifique des rapports économiques de la société actuelle… ».

4.Une première analyse d’ensemble du mode de production capitaliste (1846-1848)

Entre fin 46 et début 48, quatre ouvrages rédigés par ME : Misère, Grundsätze des Komm (Engels), Travail salarié et Capital (M), Manifeste : plus une vue partielle de la société bourgeoise axée sur misère du prolétariat. Plutôt une vision qui examine lois d’apparition du capitalisme, ses mérites historiques (celui d’avoir par exemple rendu possible la suppression de toutes les classes, grâce à l’essor des forces productives), assise du mouvement ouvrier et communiste sur la base scientifique du matérialisme historique (premier exposé du matérialisme historique dans Misère de la philosophie, Otto Ruhle). D’un point de vue économique, ces trois ouvrages convergent, pour constituer un ensemble.

Lors de cette phase s’effectue la synthèse de la sociologie et de la science historique fondée sur la synthèse de la méthode logique dialectique et historique. Ce type de synthèse a récemment à nouveau été tentée par Talcott Parsons. « Dans le cadre d’une sociologie hautement formalisée, et d’une théorie générale de l’action, il traite l »cnonomie comme un cas spécial d’un système social, spécialisé dans l’accroissement de l’adaptabilité du système plus large » (Economy and Society, 1957, p.6-7, 21.). Mandel comprend cette tentative comme un échec : 1) caractère a-historique 2) incapacité à comprendre la nature contradictoire de tout système social 3) tendance apologétique par rapport à la réalité du capitalisme contemporain. Simple généralisations de traits essentiels d’une économie capitaliste.

Au cœur de cette période se trouve Misère de la philosophie, critique à Proudhon, par exemple, pp.34-38, démontre l’erreur de Proudhon de lier l’intensité du besoin physique et l’accroissement de la productivité du travail qui fabrique les marchandises devant satisfaire ce besoin. Liens avec Proudhon : Passe par une admiration sincère (ouvrier autodidacte au style hardi), puis une déception profonde, car Proudhon ne le suit pas dans une appropriation critique sérieuse de l’économie politique classique, puis vingt ans plus tard, un jugement plus serein qui maintient tout de même une critique des thèses erronées de Proudhon.

Misère de la philosophie est un ouvrage qui présente pour la première fois une vue d’ensemble des origines, du développement, des contradictions et de la chute future du régime capitaliste. La ligne critique qui consiste à combattre la mystification qui consiste à créer des catégories immuables proclamant éternel l’état des choses commencée avec Hegel est conservée par Marx dans sa critique de Proudhon.

Travail salarié et capital : Série d’articles parus dans la Neue Rheinische Zeitung en 1849 qui sont la reproduction de conférences que Marx avait tenues en 1847 devant l’association ouvrière de Bruxelles. Dans cet ouvrage Marx tend vers l’essentiel de sa théorie de la plus-value, sans utiliser ce terme et sans être précis. « L’activité productive de l’ouvrier non seulement restitue ce qu’il consomme, mais donne au travail accumulé une valeur plus grande que ce qu’il possédait auparavant ».

Grundsätze des Komm : Ecrit pas Engels en le 13 et 27 otobre 1847 pour la section parisienne de l’Association des Justes. Manifeste Communiste, en novembre 1847.

Comment naît et se développe historiquement le capital ?

Origine du capital : dans l’accumulation des capitaux facilitée par la découverte de l’Amérique et l’importation en Europe de ses métaux précieux qui provoqua chute des salaires et des rentes foncières féodales et une hausse des profits. Chute des rentes foncières provoque des « licenciements » de personnel dans la noblesse, de nombreux mendiants, apparaissent et sont embauchés dans les manufactures (remarqué par Hegel). Manufactures crées par les commerçants, non par des artisans. Le mode de production ainsi né représente avant tout de nouveaux rapports de production sociaux (Misère de la phi, p.117). Effectivement, le capital est un produit commun qui ne peut être mis en mouvement que par l’activité commune de beaucoup de membres. Ce qu’ont saisi ME c’est que ce nouveau mode de production a une nature profondément révolutionnaire. C’est même un hymne qui est chanté à l’époque bourgeoise dans le Manifeste Communiste : « La bourgeoisie ne peut exister sans boulverser constamment de manière révolutionnaire les instruments de travail, donc les rapports de production, donc tous les rapport sociaux ». « Les prix bon marché de ses marchandises sont l’artillerie lourde, avec laquelle elle fait s’écrouler des murailles de Chine, avec laquelle elle amène à la capitulation la xénophobie la plus tenace des barbares…elle les oblige à introduire chez elles la soi-disant civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises » (Grundsätze, p.206, mais aussi dans les Grundrisse, p.311-313).

D’où provient l’accumulation de richesse et que cela implique-t-il pour la condition ouvrière ?

Ces descriptions ne font que mieux souligner les contradictions que le capitalisme produit en même temps, car il s’y développe le prolétariat. La concentration de la misère provient d’une concentration de richesse sociale. Cette richesse a pour élément de base la marchandise.

La valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail nécessaire à sa production.

Entre 46-48 : pas encore de distinction entre temps de travail socialement nécessaire et temps de travail tout court. Pas de distinction non plus entre force de travail et travail, nommé « vente de travail », « prix du travail ». Corrigé fin 1850 dans les Grundrisse et les Theorien über den Mehrwert.

Or, travail a été transformé en marchandise, la seule chose que les prolétaires possèdent c’est cette force qu’ils doivent vendre pour obtenir des moyens de subsistance. La valeur de cette marchandise (encore natural price ricardien en 1847) sera déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production, cad, à celle de ses moyens de subsistance, pour maintenir en vie « l’espèce des prolétaires » (Elend der Phi, p.24-25). Le niveau du salaire dépend du rythme d’accumulation des capitaux (« Arbeitslohn, Kleine ökonomische Schriften, pp.231-232).

Thèse admise encore à cette époque par EM : loi générale de la baisse des salaires à long terme. Définie dans Arbeitslohn et Travail salarié et capital : au cours de l’évolution le salaire ouvrier tombe dans un double sens : premièrement, relatif, en rapport avec le développement de la richesse générale, deuxièmement, absolu, la quantité de marchandises que l’ouvrier reçoit en échange devient de plus en plus réduite. Ce phénomène est provoqué par la concurrence entre les ouvriers qui augmente constamment, mais aussi les impôts et les tromperies de commerçants. Théorie de la paupérisation absolue et relative.

Loi de l’accumulation du capital élaborée sur la base de l’idée de l’économiste John Barton. Loi qui découle « de la nature des rapports entre Travail et Capital » : « au cours de la croissance des forces productives la partie du capital productif, qui est transformée en machines et matières premières, cad, le capital entant que tel, croît en une proportion plus forte que la partie (du capital) qui est destinée aux salaires, cad en d’autres termes : les ouvriers doivent se partager, par rapport au capital productif dans son ensemble, une partie toujours plus petite de celui-ci. La concurrence en devient d’autant plus violente. » (Arbeitslohn, Kleine ökonomische Schriften, p.242). Mandel note ici une erreur, par exemple si le capital variable augmente en termes absolus de 10% par année, alors que la main d’œuvre salariée n’augmente que de 5%, la part moyenne revenant à chaque salarié peut augmenter (p.59).

Première esquisse de la loi de l’augmentation de la composition organique du capital. En découle la loi de la chute tendantielle du taux moyen de profit (loi fondamentale du développement du mode de production capitaliste).

Cause des crises périodiques de la surproduction : déjà identifiée par la concentration simultanée de richesse et de misère à deux pôles de la société. Ces crises démontrent que les rapports de propriété et de production capitalistes sont devenus à leur tour des freins du développement des forces productives. (Kommunistische Manifest, p.31).

5.Le problème des crises périodiques

Tableau de l’année 1848 :

Révolution de février en France

Révolution de mars à Berlin

Retour en Allemagne de ME

Publication du quotidien Neue Rheinische Zeitung, première interdiction

Eclatement et défaite de la révolution en Italie et en Hongrie et à Vienne.

Victoire de la contre révolution à Berlin

Dissolution de l’assemblée nationale allemande

Interdiction définitive de la Neue Rheinische Zeitung

Expulsion de Marx d’Allemagne

Quelles sont les origines du mouvement révolutionnaire et comment s’articule-t-il aux crises de la surproduction ?

Leur engouement premir à ces mouvements révolutionnaires et l’optimisme qui caractérise l’esprit du révolutionnaire laissera place à une critique impitoyable de leurs propres illusions. Ils écrivent le 1er novembre 1850 dans la Neue Rhein-politiscch-ökonomische Revue « Une nouvelle révolution n’est possible qu’à la suite d’une nouvelle crise ». Ils sont arrivés à cette conclusion par l’étude de la marche cyclique de la production capitaliste. Etude portant surtout sur la crise de 1847 et la phase de prospérité qui en suivra, et sur le crise de 1857 (articles dans le New York Daily Tribune).

Marche cyclique est présente dans Situation de la classe laborieuse, Misère de la phi, Manifeste Communiste, dès les notes de lecture de 1844. Contradiction qui n’est pas vue par Ricardo et Say, entre tendance du Capital à développement illimité des forces productives et limites étroites imposées par celui-ci à la consommation des classes laborieuses. : distinction entre demande physique et demande solvable.

IA : crise de la surproduction n’a pas pour cause une surproduction physique mais des perturbations de la valeur d’échange (pp.417-8, 557).

Quand est formulée pour la première fois l’idée d’appropriation des forces productives des moyens de production ?

Dans Les Luttes de classes en France 1848-1850 :

« Dans le premier projet de Constitution, rédigé avant les journées de Juin, se trou­vaient encore le “ droit au travail * ” première formule maladroite où se résument les exigences révolutionnaires du prolétariat. On le transforma en droit à l’assistance *, or, quel est l’État moderne qui ne nourrit pas d’une façon ou de l’autre ses indigents ! Le droit au travail est au sens bourgeois un contresens, un désir vain, pitoyable, mais derrière le droit au travail, il y a le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital l’appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière associée, c’est-à-dire la suppression du salariat, du capital et de leurs rapports réciproques. » (p.29)

En 1850 EM publient une série d’articles dans la Neue Rheinisch-Politisch… qui relèvent d’une analyse précise de la conjoncture au travers de l’analyse des évènements politiques et économiques. Dans leur analyse du rapport entre investissements et créations de nouvelles entreprises menant à la crise de la surproduction, ils émettent la thèse selon laquelle si c’est la spéculation qui semble, débridée, être la cause de la crise après 1845 en Angleterre, ce n’est en dernière analyse qu’une crise de la surproduction (2008).

Caractère double de l’or : équivalent général de toutes les marchandises et marchandise dont valeur fluctue avec l’évolution de la productivité dans l’industrie aurifère.

Le rôle de débouché de substitution : nom donné par Luxemburg dans Die Akkumulation des Kapitals au rôle de l’Etat dans une conjoncture économique, pouvant par les fournitures de l’armée et le développement de l’industrie de guerre compenser le recul des exportations (cas pour Marx de la guerre de Crimée, sous estimé par Marx).

Au cours de l’étude de l’année de crise 1857-58 Marx découvre les rapports entre la durée du cycle et la durée de reproduction du capital fixe.

La théorie du cycle décennal du cycle capitaliste a fait l’objet de théories dites des crises périodiques. Notamment celle de Tugan-Baranowsky (Studien zur Theorie und Geschichte der Handelskrisen in England, 1901, une analyse de R. Luxemburg dans l’Akkumulation pp.239-244). La dynamique du cycle pour Marx provient d’une double cause : concurrence capitaliste et son caractère irrégulier des investissements et dans le retard que la demande solvable des masses prend sur a capacité de production globale de la société.

6.Perfectionnement de la théorie de la valeur, de la théorie de la plus-value et de la théorie de la monnaie

De 1852 à 1856 Marx doit renoncer à ses études économiques

1857 : Analyse des faits et gestes de la crise et élaboration des traits fondamentaux de l’analyse économique. S’ensuivront Contribution à la Critique de l’Economie politique, Grundrisse, Théories sur la plus-value. Ensemble des travaux préparatoires à l’élaboration du Capital.

Grundrisse : rédaction commencée en septembre 1857. De novembre 1857 à fin juin 1858 contributions les plus importantes au développement de la science économique. Ses travaux consistent alors à essayer de démontrer le caractère spécifiquement social et non absolu du mode de production capitaliste, à partir du phénomène simple de la marchandise (22 jullet 1859 dans lettre à Engels).

Contribution à la critique de l’écopol : matérialisme historique. Caractère trop abstrait, comme le remarque Engels. S’y trouvent les contributions qui seront analysées dans le détail dans les Grundrisse. Les Grundrisse ne seront connus qu’après la seconde guerre mondiale.

Dans Travail salarié et Capital : pas de distinction entre force de travail et travail. Or, l’analyse scientifique de la plus-value résulte de la découverte d’une valeur d’usage spécifique de la force de travail. Notion de plus-value : pas encore présente ni dans Misère, ni dans Manifeste Communiste, ni dans Travail salarié.

Perfectionnement de la théorie de la valeur, et valeur-travail avec sa formulation dans les Contributions la théorie du travail abstrait, créateur de valeur d’échange. Dans l’Introduction, il y décrit la méthode dialectique qu’il a employée pour découvrer la catégorie du travail abstrait.

Travail concret : créé valeur d’usage

Travail abstrait : produit valeur d’échange, c’est la fraction du temps de travail social globalement disponible dans une société de producteurs de marchandises.

Si travail constitue l’essence de la valeur d’échange, quelle est alors la valeur d’échange du travail ? La valeur d’échange ne devient-elle pas alors la mesure de la valeur d’échange ?

Or, s’il fallait une journée de travail pour maintenir en vie un ouvrier pour une journée, le capital ne pourrait pas exister, car la journée de travail s’échangerait contre son propre produit, et le capital ne pourrait pas se valoriser en tant que capital, et ne pourrait donc pas subsister…Mais si une seule demi-journée de travail suffit pour maintenir en vie un ouvrier pendant toute une journée de travail, alors la plus-value résulte d’elle-même… » (Grundrisse, p.230).

Ce n’est donc pas l’échange qui créé la plus-value, c’est un processus, grâce auquel le capitaliste reçoit gratuitement sans échange ou équivalent du temps de travail cristallisé en valeur. Ce processus c’est la jouissance par le capitaliste de la valeur d’usage de la force de travail, pouvant produire de la valeur au-delà de sa propre valeur d’échange.

« Valeur d’usage pour le capital, le travail n’est que valeur d’échange pour l’ouvrier, (seule) valeur d’échange disponible. La valeur d’usage d’une chose ne concerne pas son vendeur en tant que tel, mais ne concerne que son acheteur. » (Grundrisse, pp.213-4).

Théoriquement la distinction se présente tel quel :

La valeur d’échange de la force de travail, c’est le salaire, la valeur de toutes les marchandises nécessaires à la reconstitution de la force de travail.

La valeur d’usage de la force de travail c’est celle de fournir pour son acheteur du travail gratuit, au-delà du point où elle a produit l’équivalent de sa propre valeur d’échange.

Historiquement :

Le problème revient à l’analyse de la formation du prolétariat moderne, de l’armée industrielle de réserve, de la séparation des moyens de travail, de la transformation du sol en propriété privée, cad, crétaion d’une classe sociale dans l’obligation d’accepter la vente de sa force de travail au prix de marché.

Pour que l’argent devienne capital et que le travail devienne travail salarié, cad, produisant du capital il faut :

1)une existence subjective séparée des moments de sa réalité objective, cad, les conditions du travail vivant, les moyens d’existence, les moyens de vie, les moyens de subsistance. Cela signifie-t-il qu’au préalable ceux-ci doivent ne pas être accessibles ? Que cette séparation est en fait la condamnation à la survie ?

2)le travail cristallisé (la valeur) doit consister en une accumulation de suffisamment de valeurs d’usage pour créer les conditions matérielles a)de la production de produits nécessaires pour la reproduction b)pour absorber le surtravail ?

3)un rapport d’échange libre, la circulation monétaire, entre les deux parties. C’est un rapport qui est alors fondé sur une valeur d’échange et non des rapports de domination et d’asservissement. La production ne fournit pas immédiatement les vivres aux producteurs, l’intermédiaire est alors l’échange. Ce rapport est nécessaire en ce que le rapport entre les deux parties, si elles n’échangent que du travail cristallisé est impossible.

Ceci est l’analyse dans les Grundrisse du caractère historiquement déterminé de la plus-value et du travail salarié.

Mais si valeur d’échange des marchandises est déterminée par le temps de travail qu’elles contiennent, alors comment concilier cela avec le fait empirique que les prix de ces marchandises soient déterminés par la loi de l’offre et de la demande ?

Cette contradiction, celle qui a été d’ailleurs identifiée entre le tome I et III du Capital, « n’est rien d’autre qu’un écho vulgaire de cette vieille objection à la théorie ricardienne, qui oppose les prix de marché à la valeur d’échange » (p.85, en réf. A Eugen von Böhm-Bawerk et Pareto). C’est un problème qui est en réalité déjà résolu dans les Grundrisse donc, par la théorie de la concurrence des capitaux développée sur la base de la théorie de la péréquation du taux de profit et de la formation des prix de la production sur la base de la concurrence entre es capitaux.

Quatrième et dernière objection à Ricardo : si la valeur d’échange est le temps de travail contenu dans les marchandises, comment des marchandises qui ne contiennent pas de temps de travail peuvent-elles avoir une valeur d’échange ? Cad d’où provient la valeur d’échange des forces de la nature ? Solution se trouve dans la théorie de la rente foncière, dont la solution est pratiquement identique à celle de la résolution de la péréquation du taux de profit.

1860 : année consacrée à la rédaction de Herr Vogt.

Entre automne 1857 et début 1859 : perfectionnement de la théorie de la monnaie, critique systématique de celle de Ricardo. Deuxième chapitre de la Contribution à la Critique de l’économie politique.

Cette théorie n’est rien d’autre que l’application logique de la théorie de la valeur-travail à la monnaie. Si la valeur d’échange de toutes les marchandises ne représente que des quantités de travail socialement nécessaires, alors évidemment, monnaie n’est pas un simple moyen de circulation, intermédiaire (Ricardo), mais également une marchandise (Theorien über den Mehrwert, vol. II, p.500).

Théorie quantitative de la monnaie de Montesquieu, Hume et ensuite Ricardo : que la hausse et baisse des prox dépend d’un accroissement ou d’une réduction de la masse monétaire en circulation : pas valable pour monnaie en tant que métaux précieux. Car cette monnaie ayant une valeur intrinsèque, elle ne peut modifier par ses propres mouvements les prix des autres marchandises. Fluctuations des prix : mouvements primaires. Hausse ou baisse de la monnaie en circulation : dérivés. (Zur Kritik, p.97). Une baisse des prix provoque le stockage de la monnaie, une augmentation, ramène des masses supplémentaires de métaux précieux vers la circulation.

Distinction cependant entre les lois qui gouvernent circulation de la monnaie métallique et de celles qui gouvernent la circulation de la monnaie papier dite « signes monétaires ». Quantité d’or en circulation dépend du prix des marchandises, alors que pour les signes monétaires, c’est de leur propre quantité que dépend la valeur (Zur Kritik, p.114).

La monnaie papier n’est qu’un intermédiaire de remplacement d’une masse d’or ayant sa valeur propre. Ce qu’elle doit donc conserver c’est son rapport d’équivalence, sa valeur propre fluctuant selon celle de ce qu’elle représente. Mais dans une économie mondialisée, la monnaie plus que simple moyen de circulation de marchandises est un moyen de payement général. Le développement du mode de production capitaliste fait croître le crédit, ce qui implique un changement de fonction de la monnaie qui devient plus moyend e payement que moyen de circulation. (Zur Kritik, p.144).

En quoi consiste la définition du mode de production capitaliste ?

Erreur : « Ce qui est spécifique du capitalisme, c’est l’appropriation de cette plus-value par l’individu possesseur des moyens de production, c’est-à-dire l’appropriation privée du surproduit… » (Maurice Godelier, Rationalité et irrationalité en Economie, 1966)

Ce n’est pas ce à quoi se limite la définition du capitalisme, ce n’est pas la simple appropriation privée de la plus-value. « La théorie marxiste du capital définit le capitalisme par la transformation des moyens de production en capital et de la force de travail en marchandise, c’est-à-dire par la généralisation de la production marchande. » (Mandel, p.96). Ainsi, un socialisme où les moyens de production resteraient des marchandises impliquerait la possibilité encore de crises périodiques de surproduction, et où la force de travail resterait marchandise ne serait qu’un capitalisme d’Etat, quand bien même la propriété privée des moyens de production serait abolie. (ibid).

Ainsi, Mandel en vient à identifier la construction d’une société socialiste au déperissement de la production marchande, qui est un mode de production antérieur au capitalisme, mais qui survit pendant la phase de transition.

7.Les Grundrisse ou la dialectique du temps de travail et du temps libre

Avec la Contribution à la critique de l’Economie politique, les Grundrisse constitue le point culminant avant le Capital de l’œuvre économiqe de Marx. Le capital est traité dans le Capital en quatre parties : processus de production du capital, processus de circulation du capital, l’unité des deux (capital et profit) et l’histoire critique des doctrines économiques. Rosdolsky identifiera 13 variantes du plan du Capital entre 1857 et 1868.

Dans les Grundrisse se trouvent les contributions essentielles à la théorie économique de Marx : perfectionnement de la théorie de la valeur, de la plus-value, et de la monnaie.

Y apparaissent aussi :

-p.289, distinction entre capital constant (dont la valeur est conservée par la force de travail) et capital variable (dont la valeur est accrue) ;

-pp.219-343 : représentation de la valeur d’une marchandise comme la somme de trois éléments : capital constant, capital variable, plus-value (c + v + pl)

-pp.417-8 : accroissement de la masse annuelle de la plus-value par le racourcissement du cycle de circulation du capital

-pp.311-2 : division de la plus-value en plus-value absolue et relative et en surtravail absolu et relatif (pp.264-5).

-pp.217-362 : théorie de la péréquation du taux de profit.

Qu’est-ce qui ne se trouve pas dans les Grundrisse alors ?

La théorie de la chute tendancielle du taux moyen de profit et de la reproduction ne sont pas du tout mûres.

Qu’est-ce qui s’y trouve mais n’a pas été repris dans le Capital ?

Ce qui caractérise les Grundrisse c’est une analyse et un exposé d’une série de « couples dialectiques » tels que marchandise-argent, valeur d’usage-valeur d’échange, capital-travail salarié etc… Marx fait remarquer dans une lettre du 14 janvier 1858 à Engels, qui la relecture nouvelle de la Logique de Hegel imprègne son actuelle méthode d’investigation. Comme le fera remarquer lénine, ce qu’inaugure Marx, c’est l’application de la méthode de recherches dialectiques qui permet à Marx de placer les phénomènes économiques dans un contexte économique global.

« Toute économie se dissout en dernière analyse dans une économie du temps ». Ceci s’applique autant aux sociétés de classes et celles où déjà la production a été réglée collectivement.

« Moins la société a besoin de temps pour produire du blé, du cheptel, etc., plus elle gagne du temps pour d’autres productions matérielles ou spirituelles. De même que chez un individu, l’universalité de son développement, de sa jouissance et de son activité dépend de l’économie du temps (Zeitersparung)… Economie du temps, de même que répartition planifiée du temps de travail…voilà ce qui reste donc ma première loi économique sur la base de la production collective. » (Grundrisse, p.89).

En quoi l’économie du temps diffère-t-elle de la mesure des valeurs d’échange (produits du travail) par le temps de travail ?

La mesure des valeurs d’échange par le temps de travail ne s’effectue qu’au niveau d’une différence quantitative, alors qu’il existe également une différence qualitative. Si on limite la différence à celle quantitative cela implique l’identité de leur qualité. L’économie du temps est la mesure quantitative des travaux qui implique l’identité de leur qualité (Grundrisse, p.89-90). La différence avec la mesure des valeurs d’échange par le temps de travail se situe-t-elle alors dans le fait que dans la mesure des valeurs d’échange est prise en compte la différence qualitative des travaux des individus ? (p.104).

Distinction entre temps de travail nécessaire et excédentaire, superflu, disponible :

« Tout le développement de la richesse se fonde sue la création du temps disponible ». Aux niveaux les plus productifs de l’échange, ce qui est échangé ce n’esr que du temps superflu, ne s’étendant d’ailleurs qu’aux produits superflus. « Dans la production fondée sur le capital, l’existence du temps de travail nécessaire est conditionnée par la création du temps de travail superflu » (Grundrisse, p.301-2).

Capital cherche accroissement de la masse laborieuse, cad, nombre de personnes auxquels est garanti temps de travail nécessaire. « dans la seule mesure où elle produit en même temps du surtravail, du travail « superflu » de son propre point de vue » (p.104). C’est ainsi que s’explique la tendance à créer une armée industrielle, une population superflue, garantissant qu la population laborieuse fournisse du travail superflu. La baisse des salaires signifie l’augmentation de la plus-value, qui n’est alors rien d’autre que du travail superflu du point de vue du travailleur.

Autre aspect du travail superflu : il est source de jouissance pour une aprtie de la société à condition qu’il devienne travail forcé pour une autre partie.

« …c’est parce qu’un individu ou une classe d’individus sont obligés de travailler davantage qu’il est nécessaire pour satisfaire leurs besoins fondamentaux – parce que du surtravail apparaît d’un côté – que le non-travail et la richesse apparaissent de l’autre. » (Grundrisse, p.305)

« Le développement du surtravail chez la classe ouvirère, cela implique déjà au sein du mode de production capitaliste le développement du temps libre chez le capitaliste » (p.105). Son temps est la négation du temps de travail.

Avec le développement de l’autamation, Marx voit la disparitioon progressive possible du temps de travail nécessaire à la création de la richesse. Le temps de travail disparaîtrait même du processus de la production, faisant alors de l’homme un simple surveillant, régulateur de ce processus (Grundrisse, p.592).

Mais dans le mode de production capitaliste ce progrès apparaît sous la forme d’une énorme contradiction : « plus la production immédiate de la richesse humaine s’émancipe du temps de travail humain, plus sa création effective est subordonnée à l’appropriation privée du surtravail humain, sans laquelle la mise en valeur du capital et toute la production capitaliste, deviennent impossibles. » (Mandel, p.107).

Ainsi, « Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail d’une petite minorité a cessé d’être la condition du développement général de la tête humain. De ce fait s’effondre la production fondée sur la valeur d’échange. » (Grundrisse, p.593).

Les contradictions du capitalisme s’expriment donc notamment par le fait qu’il cherche à réduire au maximum le temps de travail nécessaire à la production tout en posant le temps de travail comme seule mesure et source de richesse.

Marx, un optimiste inébranlable de la technique ? Avis de Kostas Axelos, mais qui sous estime la nature dialectique de la pensée marxiste : les forces productives risquent de se transformer en froces destructives si les rapports de production capitalistes ne sont pas renversés.

8.Le « mode de production asiatique » et les préconditions historiques de l’essor du capital

La théorie du mode de production asiatique a certainement été développée par ME sous l’influence de trois courants : Mill et Jones, récits et mémoires consacrés aux pays d’Orient, études entreprises sur la communauté du village dans d’autres parties du monde.

Toutes ces études s’inscrivaient dans une analyse du commerce extérieur de la Grande-Bretagne, pour laquelle les marchés orientaux jouaient un rôle croissant de débouché pour l’industrie britannique. La société orientale subit des boulversements profonds suite à cette expansion des exportations.

Hypothèse de travail d’un mode de production asiatique se trouve dans trois lettres de 1853 et quatre articles publiés dans le New York Daily Tribune :

1)absence de propriété privée du sol (des champs cultivés pour l’Inde notamment)

2)De ce fait résulte que la communauté villageoise conserve une force de cohésion essentielle

3)Cette cohésion interne ancienne a encore augmentée et maintenue dans l’union intime entre agriculture et industrie.

4)Mais dans ces régions, l’agriculture réclame des travaux hydrauliques imposants qui réclament un pouvoir central régulateur et entrepreneur de grands travaux.

5)De ce fait, l’Etat et une classe particulière concentre la majeure partie du surtravail dans ses mains

9.La mise au point de la théorie des salaires

S’effectue dans Travail salarié et capital, dans misère de la phi, et Manifeste communiste, en partie sur la théorie erronnée de Ricardo.

La théorie ricardienne des salaires, largement inspirée de Malthus fait état d’un mouvement d’offre et de demande de main d’œuvre essentiellement stimulé par le processus démographique. Hausse des salires mène à procréation plus poussée, ou du moins baisse de la mortalité infantile, ce qui augmente forces productives et provoque la baisse des salaires. Mais la chute des salaires provoque à nouveau diminution de forces productives, et donc augmentation des salaires.

Or, limite son analyse à celle de l’offre (et encore !) de main d’œuvre pas en considération demande. Il fait, de plus abstraction du processus de prolétarisation de producteurs uqi disposaient de leurs moyens de production ou d’échange.

De plus, le facteur temps est escamoté dans son analyse, la chute de la mortalité infantile n’ayant, en gros que des répercussions une quinzaine d’années plus tard, selon l’âge d’embauche. La théorie de Malthus-Ricardo présuppose donc une stagnation à long terme de la demande de main d’œuvre. Ceci est en contradiction manifeste avec les phénomènes de révolution industrielle, d’industrialisation, de croissance économique sous le capitalisme en général.

Théorie selon laquelle le salaire a tendance à tomber vers le minimum vital physiologique et de s’y maintenir, reprise par des socialistes utopiques, comme Lassale :

Loi d’airain des salaires de Lassale est celle de la détermination du salaire en terme d’offre et de demande de travail : « le salaire moyen reste toujours réduit à la subsistance qui est nécessaire pour l’existence et la procréation d’après les habitudes d’un peuple » (Lassale, Offenes Antwortschreiben an das Zentralkomitee zur Berufung eines allgemeinen Deutschen Arbeiterkongresses zu Leipzig, 24.04.1863).

C’est dans les Umrisse zu einer Kritik einer Nationalökonomie du jeune Engels (1843), est émise une théorie des salaires qui sera maintenue jusqu’au second exil en Angleterre de Marx. Engels condamne comme « infâme et ignoble » la doctrine de Malthus, mais en adopte tout de même les conclusions : « Au travail ne revien que ce qui est strictement nécessaire, les moyens de subsistance tout nus… » (MEGA, I, 2, p.401). Mais ce fait ne provient pas d’un mouvement démographique, mais économique : la concurrence universelle dans laquelle les ouvriers sont plus faibles que les capitalistes, et même remplaçables par des machines. Argument encore marginal dans les Umrisse, sera alors central dans les œuvres de jeunesse de ME. Dans le premier Manuscrit de 1844, Marx affirme que le capitalisme réagira contre toute augmentation des salaires en remplaçant les ouvriers par des machines, le travail vivant par le travail mort ; chez le jeune Marx, cette tendance du capital à substituer le travail mort au vivant devien tle moteur de l’accumulation du capital et de la baisse des salaires. En 1846 il affirmera dans une lettre à Annenkov que « Depuis 1825, l’invention et l’application des machines n’est que le résultat de la guerre entre les maîtres et les ouvriers ». Leur théorie explique la baisse des salaires par l’accumulation du capital.

Dans les Manuscrits de 1844, Marx affirme qu’une haute conjoncture est favorable aux ouvriers, permettant d’avoir moins d’offre que de demande de force de travail. MAIS, la logique du système capitaliste produit vite le résultat inverse, car l’accumulation des capitaux fait tomber de nombreux producteurs indépendant dans la condition prolétarienne, accroissant alors l’offre de main d’œuvre. (1er Manuscrit).

Donc, dans Misère de la phi, Arbeitslohn, Travail salarié et Cap, et Manifeste Comm, pour EM, la tendance générale des salaires en régime capitaliste est de baisser et de tomber au minimum physiologique de subsistance. Donc, le prix naturel pour Marx, du travail (de la force de travail) c’est le salaire minimum conçu comme notion physiologique. Cf Manifeste p. 32.

Revision de cette vision : Dans les Grundrisse (57-58), ce qui distingue l’ouvrier de l’esclave, c’est qu’il peut élargir le cercle de ses jouissances en période de bonne conjoncture. Implicitement il admet que la valeur de la force de travail incut deux éléments : physiologique plutôt stable, et l’autre élément variable considéré comme nécessaire pour la reproduction de la force de travail, d’après les besoins croissants acquis par les ouvriers (Grundrisse, pp.197-8). Le capital a la tendance de pousser l’ouvrier à remplacer ses besoins naturels par des besoins historiquement créés (p.231).

L’accumulation du capital implique la création de nouvelles branches industrielles donc la création d’emplois nouveaux et de besoins nouveaux et la propagatio,n de ces besoins dans des milieux de plus en plus larges (Grundrisse, p.312). C’est ainsi quele capital a un double effet sur la valeur de la force de travail, en ce qu’elle inclut également de nouvelles marchandises devant satisfaire ces nouveaux besoins). C’est dans son exposé au Conseil Générale de l’Association générale des Travailleurs les 20 et 27 juin 1865 que Marx expose de manière complète sa théorie des salaires : « La valeur de la force de travail est composée de deux élements, dont l’un est purement physique et l’autre historique ou social. » (in Salaires, prix et profits, 1945, pp.23-24). Marx en déduit que si la limite minimum du salaire peut être définie il n’en est pas de même aussi aisémanet pour la limite maximum, qui est celle qui laisse subsister suffisamment de profit pour qu’il soit encore intéressant pour le capital d’embaucher.

De quoi dépend la détermination concrète du niveau des salaires ?

Des vicissitudes de la lutte des classes, forces respectives déterminées objectivement, notamment par la fluctuation de l’offre et de la demande de la main d’œuvre.

Dans le Capital : l’armée de réserve industrielle est régulatrice du niveau des salaires. (normalement autour de 611, mais pas trouvé, non plus dans la mew23, chercher dans chapitre Salaire).

10.Des Manuscrits de 1844 aux Grundrisse : d’une conception anthropologique à une conception historique de l’aliénation.

Comment résumer l’évolution des conceptions économiques de Marx de 1843-44, étude systématique de l’économie politique jusqu’au lendemain des Grundrisse (après 58) ? Premièrement, il a abordé l’économie en termes philosophiques suivant la critique matérialiste par Feuerbach de Hegel, mais aussi de Feuerbach par Hegel, lui permettant d’introduire une dimension historico-sociale absente chez Feuerbach. Ainsi, Les Manuscrits constituent la rencontre entre philosophie et économie politique. C’est avec les éléments de la philosophie du travail de Hegel que Marx effectuera cette confrontation (Voir Naville pour Hegel et la philosophie du travail, De l’aliénation à la jouissance).

Dès 1805-6, Hegel établit le rapport entre téléologie humaine et causalité naturelle que l’homme utilise dans son travail. Dans la Science de la logique, travail présetné comme forme originelle de la praxis humaine. Dans la Phénoménologie de l’Esprit, le travail est « le désir enrayé » (gehemmte Begierde, Phäno des Geistes, S.148). Il développe une véritable dialectique des besoins et du travail, en tant qu’aliénant et aliéné : aliénant car opère par extériorisation d’une capacité humaine, provoquant une perte, aliéné parce qu les besoins sont toujours en avance sur la production (§193 de La Philo du droit). Or, il ne faut pas croire que la nature anthropologique du travail aliéné réside dans le fait qu’il ne voyait pas les contradictions sociales produites par la société bourgeoise, comme le montre le passage anticipateur des tendances générales de l’accumulation capitaliste dans le Capital :

« …l’accumulation des richesses augmente d’un côté, de même qu’augmente de l’autre côté la singularisation (Vereinzelung) et la limitation (Beschränkung) du travail particulie, et donc la dépendance et la misère de la classe liée à ce travail. » (§243 Philo du droit)

Dans l’Esthétique, description de l’aliénation de toutes les classes sociales :

« Voici qu’apparaissent au sein de cete formation industrielle et de l’emploi réciproque des autres formations, ainsi que leur refoulement, en partie la plus dure férocité de la pauvreté, en partie, si la misère doit être éloigné, des individus qui doivent paraître riches, de façon à être libérés du travail pour leurs besoins et à pouvoir s’adonner à des intérêts plus élevés. Dans cette abondance, le reflet constant d’une dépendance sans fin a été éliminé et l’homme est d’autant plus éloigné de tous les hasards du gagne-pain, qu’il n’est plus intégré dans son milieu le plus proche, qui ne lui paraît plus comme son œuvre. Tout ce qui l’entoure n’est plus créé par lui, mais…produit par d’autres que lui. » (Band I, p.255-6).

La nature anthropologique de cette théorie repose sur le fait qu’il fasse reposer l’aliénation sur la nature de l’homme, et que d’autre part, il n’admet pas que la contradiciton qui résulte de l’opposition entre richesse et pauvreté pisse conduire à l’élimination de cette aliénation par une transormation des structures de la société.

Si Marx paraît utiliser les mêmes instruments pour son analyse que ceux de Feuerbach et Hegel, c’est pour arriver à des résultats différents : la rencontre de Marx avec l’Economie politique n’est pas une rencontre de la philosophie, comme l’affirme Althusser, une philosophie qui résoudrait la contradiciton entre paupérisation croissante et richesses croissantes, en la pensant au travers du concept de travaim aliéné (Pour Marx, p. 157-8). Mais plutôt avec Marcuse :

« La transition de Hegel à Marx est, à tout point de vue, une transition à un ordre différent de vérité, qui ne peut être interprété en termes de philosophie. » Marcuse considère que tous les concepts de la théorie marxistes sont des catégories sociales et économiques de Hegel, alors que toutes les catégories économiques et sociales de Hegel, sont toutes des concepts philosophiques. Des catégories de Marx, Marcuse dit « Ils expriment la négation de la philosophie, bien qu’ils le fassent encore en langage philosophique » (Marcuse, Reason and Revolution, p.258).

Effectivement, le point de départ de Marx dans sa critique du concept du travail aliéné n’est pas le concept lui-même, mais dans la constatation pratique de la misère ouvrière. De plus, sa conclusion est nullement philosophique : « Pour dépasser l’idée de la propriété privée, la pensée communiste suffit amplement. Pour dépasser la propriété privée réelle, il faut une véritable action communiste ». (Introduction à Zur Kritik)

Les Manuscrits consituent une œuvre de transition, avec ses contradictions. La considérer telle, ce n’est pas l’inscrire forcément dans une lecture analytico-téléologique, préparatrice à l’œuvre de maturité. Mais il n’est pas pour autant possible de la considérer sous l’angle de tranches idéologiquement cohérentes, sous prétexte de considérer « chaque idéologie comme un tout » (Althusser, Pour Marx, p.59)

Marx découvre l’aliénation dans le domaine religieux (annexe à sa thèse de doctorat), puis dans le domaine juridique en ce que l’intérêt privé aliène l’homme de la collectivité, il situe l’origine de l’aliénation générale dès la Critique du Droit d’Etat chez Hegel, dans la propriété privée. Puis dès la Contribution à la critique de la phi du droit de Hegel, que l’aliénation humaine est fondamentalement une aliénation du travail humain.

Le travail aliéné est le produit d’une forme particulière de la société, dans la société contemporaine, le travail aliéné c’est le travail qui n’est plus propriétaire des produits de son travail (Zur Kritik, p.98). Dans ce passage le travail aliéné est réduit à la division des société en classes, à l’opposition entre Capital et Travail, il est réduit à la propriété privée. Mais le manuscrit s’arrête à ce niveau de développement et bifurque alors pour situer dans la nature humaine, et la nature tout court même plutôt que dans une forme spécifique de la société humaine l’origine du travail aliéné (Zur Kritik, p.102-7).

Mais Naville remarque que justement, l’aliénation n’est pas que fondée en société, mais aussi en nature, et que c’est justement car elle a un caractère naturel qu’elle est une « discordance transitoire au sein de la nature elle-même, qu’elle peut être surmontée et que l’appropriation naturelle peut être retrouvée » (Naville, De l’aliénation à la jouissance, p.152).

Pourtant cette solution est toujours spéculative, pas fondée empiriquement. Dès l’IA, la source du travail aliéné est la division du travailet de la production marchande (déjà dans le 3ème Manuscrit, Zur Kritik 153-4, et IA, 29-32). Le caractère fétichiste des catégories économiques dans Le Capital est réduit au rapports marchands, cad, de propriété privée, isolant producteurs et propriétaires même avant l’avènement du capitalisme.

Partant donc d’une conception anthropologique (Manuscrits), il en arrive à une historique de l’aliénation (IA). Polémique est apparue sur le concept d’aliénation dès publication en 1932 des Manuscrits provoquée en premier lieu par des philosophes bourgeois révisionnistes, s’en distinguent trois positions aujourd’hui :

1)contestation de la différence entre Manuscrits et Capital, toutes les thèses sont déjà à y trouver (Fromm, Rubel,Bigo, Calvez, Bartoli)

2)contre le Marx du Capital, trouvent que dans les Manuscrits, le travail aliéné est, dans les Manuscrits plus intégralement proposée, lui donnant une dimension éthique, anthropologique ou même philosophique. (Landshut et Mayer, Intro aux Manuscrits en All. )

3)que les analyses du travail aliéné des Manuscrits sont soit en contradiction avec celles du Capital, mais qu’en plus étaient un obstacle pour Marx afin d’accepter la théorie de la valeur-travail. Les extrémistes (Althusser) diront que l’aliénation est même un concept « prémarxiste » que ce dernier a dû dépasser avant d’arriver à une analyse scientifique de l’économie capitaliste. (Jahn, années 40 et 50, point de vue des PC, Cornu, Bottigelli, Buhr)

Hyppolite : réduction de la théorie de Marx à une indignation morale, mais il y a bien une autonomie de l’analyse économique.

Mandel voit dans de nombreux passages des Grundrisse une théorie marxiste de l’aliénation en continuité avec l’IA et dépassant les contradictions des Manuscrits.

Dans la société primitive, l’impuissance des hommes devant les forces de la nature est source d’aliénation sociale, idéologique et religieuse. Dès l’apparition d’un surplus économique sont créées les conditions matérielles de l’échange, de la division du travail et de la production marchande. L’individu devient alors aliéné du produit de son travail. Cette aliénation est économique, elle s’ajoute aux autres constatées à l’état primitif. L’aliénation économique produit l’aliénation politique, avec l’apparition de l’Etat et des phénomènes de violence et d’oppression. Cette aliénation multiple atteint dans le système de production capitaliste un point culminant : « La transformation de tous les objets en marchandises, leur quantification en valeurs d’échange fétichistes (devient)… un processus intense qui agit sur chaque forme objective de la vie » (Lukacs, Geschichte und Klassenbewusstsein, p.187). Nouvelle dimension de l’aliénation économique gagnée dans l’aliénation technique : l’ouvrier n’est pas seulement aliéné par ses instruments de travail, mais il s’opposent à lui comme force hostile étrangère (poupées qui parlent).

Helmut Fleischer : le concept d’aliénation doit plutôt qu’être uniqueent conçu comme être des rapports nés d’unités préléablement intégrées, comme une sorte de perte, il faut plutôt le considérer dans un sens prospectif, comme ce qui signale qu’on reste en retard par rapport à ce qui est déjà possible (Umrisse einer Philosophie des Menschen, 1967). Mais il faut limiter cette juxtaposition entre anticipation et projection, en ce qu’il y a une composante de conditions historiques.

11.Désaliénation progressive par la construction de la société socialiste, ou bien aliénation inévitable dans la société « industrielle » ?

La théorie marxiste de l’aliénation a connu une mystification à la source double : d’un côté, les idéologues de la bourgeoisie ont tenté d’exhiber les traits les plus repoussants du capitalisme afin de représenter celui-ci comme un drame universel. L’aliénation devient une conception anthropoloigique pleine de résignation et de désespoir. L’autre source se trouve du côté des idéologues staliniens qui ont cherché à démontrer que l’aliénation n’existe plus dans l’Union Soviétique. Les idéologues bourgeois ont pu utiliser cette rhétorique contre les idéologues staliniens en démontrant que l’aliénation existe bien en Union Soviétique, et qu’a fortiori elle appartient à la la société industrielle.

Pour Manfred Buhr, le fait que l’aliénation soit un phénomène historiquement limité implique que sa validité se limite à l’époque capitaliste, or cela est faux. L’aliénation subsiste dans la mesure où subsistent la production marchande, l’échange de la force de travail contre un salaire strictement limité et calculé, l’obligation économique de cet échange, la division du travail.

Pour Marx, le phénomène d’aliénation, affirme Ernest Mandel, est antérieur au capitalisme, il est lié au développement insuffisant des forces productives, à l’économie marchande, à l’aconomie monétaire et la division sociale du travail. Toute division du travail qui condamne l’homme à n’exercer qu’une seule profession est aliénante.

Dans Critique de la Vie Quotidienne, Henri Lefebvre entrevoit un continuel balancement entre aliénation, désaliénation et aliénation nouvelle. Il affirme donc qui’l faut complètement particulariser, historiser et relativiser le concept d’aliénation (II, p. 209). Or, cette tentative de ralativisation du concept supprime la possibilité de sa négation intégrale et en ce sens l’absolutise. Cette historisation est donc un échec, car elle transforme en fait l’aliénation en un phénomène immanent à la société humaine (même s’il a différentes formes).

Les prémisses du raisonnement de Marx : dépérissement de la production marchande, de l’économie monétaire, de la division du travail dans un cadre mondial, et sur la base d’un développement très élevé des forces productives.

Source générale de la survie du phénomène d’aliénation dans la première phase du socialisme : degré de développement insuffisant des forces productives et la survie des normes de distribution bourgeoises qui en découlent (formulé par Marx dans Kritik des Gothaer Programms, p.16-7, pas trouvé la formule exact, juste en rapport au droit, p.6).

Marx est parti de la volonté d’une critique de l’ensemble de la société bourgeoise prise dans sa totalité, ce qui l’amena à formuler quelques lois générales pour toutes les sociétés humaines. Une de ces lois c’est le fait que les rapports de production constituent en quelque sorte « le système anatomique » de la socéiété (Mandel, p.206). Ce que Marx considérait comme l’œuvre majeure de sa vie c’est de donner un fondement scientifique à l’aspiration et à la lutte socialistes du prolétariat (Mandel, p.207).