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LA RECEPTION DU SIXIEME CHAPITRE INEDIT EN FRANCE

LA RECEPTION DU SIXIEME CHAPITRE INEDIT EN FRANCE

1)Le texte

2)Les éditions du texte

3)Le sixième chapitre dans son rapport à l’œuvre de Marx

4)Subsomption réelle et formelle

5)Domination

6)Praxis politique

7)Le Cheval de Troie du révisionnisme. Bordiga. Goodfellow. Goldner. Meeting. Classe Operaia. Mac Intosh.

8)Formes d’organisation

9)L’impossible Dehors. Le totalitarisme du capital, l’antichambre du pessimisme révolutionnaire.

10)Conséquences positives de la mise en avant du caractère totalitaire du capital. Revenu garanti. Université. L’indifférence au contenu du travail.

11)Historiographie : le problème des phases historiques du capitalisme

12)Décalages entre rapports de production et système juridique

13)Le capitalisme cognitif ou l’émergence d’un nouveau « système historique d’accumulation »

14)Valeur d’usage et valeur d’échange, opéraïsme

15)La question de la norme

16)Dialectique présupposé-résultat. Dussel

17)Conclusion. Post-modernisme et partis politiques.

Nombreux articles et ouvrages ont fait usage à des titres divers du Sixième Chapitre inédit (CI). Si une édition du texte existe depuis récemment sous une forme plutôt complète (aux éditions sociales), il faut constater qu’à l’exception de quelques reconstructions « partisanes »1, la réception française du Chapitre inédit n’a pas fait l’objet de développements suivis. Le texte a même été longtemps indisponible, associant à son caractère d’inédit une force particulière, et un usage éminemment polémique.

Le texte

Le 6ème Chapitre inédit a été rédigé par Karl Marx entre juillet 1863 et juin 1864, ce qui correspond au moment où Marx commence la rédaction du Capital. En effet, à partir de 1863 commence à naître dans l’esprit de Marx le projet du Capital en trois volumes (divisés en quatre livres) et il semble même qu’entre 1863 et 1865 il ait déjà rédigé une version « primitive » du livre I du Capital2. Ce sont ces manuscrits préparatoires qui ont été utilisés par Engels pour réaliser le troisième tome du Capital3. Il est certain que Marx en 1863 continue à penser à une œuvre en 6 parties4. Dans une certaine mesure, on peut dire qu’elles correspondent à un développement selon deux « points de vue »5 ; les trois premières parties correspondent aux « trois classes » fondamentales de la société capitaliste : capitalistes, propriétaires terriens, et ouvriers salariés6. Les trois autres parties, s’inspirent de la structure des Principes de la philosophie du droit de Hegel, à laquelle Marx n’introduirait pas de variations fondamentales7. Les manuscrits de 1863-1865 devront attendre 1988 pour être publiés en Allemagne dans la MEGA II, 48. Dans ces manuscrits figurent également des matériaux qui seront répartis ultérieurement entre les sections quatre et cinq du premier livre du Capital.

Le chapitre ont il est question ici se présente comme étant le sixième en raison des plans que Marx a élaboré dans cette période. Il semblerait, selon Maximilien Rubel, que lorsque Marx a remis son manuscrit du Capital à l’éditeur, il se soit décidé « à remettre une partie de la matière au chapitre IV (« Production de la plus-value relative ») dans un second chapitre devenu le Chapitre inéditnquième. Ainsi, le chapitre sur le « Processus d’accumulation du capital » – initialement le Chapitre inéditnquième – est devenu dans la première édition, le sixième, et Marx ayant renoncé à la publication des Résultats…, n’a pas cru utile d’en modifier la numérotation. » (p.1667). Vincent Presumey rappelle bien que c’est en raison de la numérotation des feuillets que l’on établi que ce manuscrit aurait dû constituer le sixième chapitre du Capital : « Le manuscrit personnel est le texte intitulé « Résultat du processus immédiat de production », qui reprend des passages des manuscrits de 1863. Sa pagination laisse à penser qu’il prend la suite du manuscrit de ce qui a été le livre I du Capital dont il a été désigné comme « Chapitre inédit ». » D’autres éléments permettent de confirmer cette hyptohèses par les références qui sont faites dans le chapitre même à des précédents chapitres9.

Mais c’est à partir d’un plan que Marx a établi que nous connaissons l’emplacement que devait prendre le Chapitre inédit. A la page 1110 du manuscrit de la Critique, Marx a tracé un plan (appelé de « plan de décembre 1862 ») du Livre I° qui permet de situer la place qu’il comptait donner au Chapitre inédit :

«  Le premier livre sur le procès de production du capital se subdivise comme suit :
1. Introduction. Marchandise. Argent.
2. Transformation de l’argent en capital.
3. La plus-value absolue.
4. La plus-value relative.
5. Combinaison de la plus-value relative et de la plus-value absolue. Rapports (proportion) entre travail salarié et plus-value. Soumission formelle et réelle du travail au capital. Productivité du capital. Travail productif et improductif.
6. Reconversion de la plus-value en capital. L’accumulation primitive. La théorie coloniale de Wakefield.
7. Résultats du procès de production. (Le change sous forme de la loi d’appro­priation peut être traité ici ou à la précédente rubrique).
8. Théorie sur la survaleur.
9. Théories sur le travail productif et improductif. »

Tel que précisé dans la présentation de 2010, on remarque que le livre I était alors composé de sept chapitres.

Les éditions du texte

Jusqu’en 2010, avant sa parution aux Editions Sociales dans le cadre de la GEME – Grande édition des œuvres de Marx et Engels – il devait être lu en français en utilisant deux éditions : celle de Maximilien Rubel à la Pléiade, rééditée récemment en Folio, supérieure par la traduction mais ayant été remaniée en tous sens selon les vues de Rubel, « toujours prompt à s’estimer capable de voir ce que Marx voulait faire sans avoir su le faire », comme le dit si bien Tosel ; et celle de Roger Dangeville.

La France n’a disposé d’une édition complète du Chapitre inédit qu’en 1968. Cette première édition dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » des éditions Gallimard est réalisée sous la direction du marxologue Maximilien Rubel, « critique passionné du marxisme et des marxismes tous convaincus de stalinisme totalitaire, défenseur d’une lecture humaniste libertaire de Marx »10. Le volume de la Pléiade a pour titre Karl Marx. Œuvres. Economie II Paris. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968. Dans cette édition, les manuscrits correspondant, bien que partiellement, au Chapitre inédit se trouvent dans la partie « Matériaux pour l’ « économie » (1861-1865) » (pages 363-498). Le principe choisi par Rubel est thématique : il s’agit de présenter les textes les plus significatifs de Marx par matière. Vincent Presumey dira au sujet de cette présentation : « L’ensemble est utile pour le public cultivé même si le principe de la reconstruction thématique se discute aussi bien en ce qui concerne la répartition tripartite académique de l’œuvre marxienne. La parution du volume prouve en tout cas qu’en 1968 un grand éditeur jugeait possible de traduire Marx comme un classique et de faire pièce aux Editions Sociales en se dégageant de l’emprise « communiste ». »11.

S’ensuivra une traduction réalisée trois ans plus tard, en 1971 par Roger Dangeville, élève de Rubel en rupture avec lui. Autrefois éditée en 10/18, c’est la version qui est disponible sur internet, c’est une médiocre traduction mais force est de constater qu’à la différence de Maximilien Rubel, Roger Dangeville respecte l’ordre du texte. Notons tout de même que dans la version de Dangeville, quatre pages en ont été tronquées, pour sauter directement aux Généralités. Ce qui avait été mis en ordre chronologique par Rubel suit, chez Dangeville, l’ordre indiqué par Marx lui-même. Cependant, même actuellement, la référence privilégiée dans les commentaires est la traduction de Dangeville. Malgré leurs limites, les traductions de Rubel et Dangeville ont permis une première prise de contact avec le texte. L’édition intervient à la fin des années soixante, période qui marque « la dernière phase créatrice du marxisme théorique en France avec l’intense discussion soulevée par l’œuvre de Louis Althusser et de ses jeunes disciples »12.

Le volume éditée par les Editions Sociales en 2010 est une traduction élaborée par Gérard Cornillet, Laurent Prost et Lucien Sève de cette œuvre au statut complexe, et qui pour cette raison est accompagnée d’une présentation et d’un appareil critique13. Dans le cas du Chapitre inédit, on mesure bien à quel point les questions éditoriales, loin d’être extérieures à l’œuvre, en font pleinement partie. Le croisement est constant entre les préoccupations théoriques les plus pointues de Marx et son souci, partagé par son éditeur voire imposé par ce dernier, de rendre relativement accessible et lisible une œuvre ardue, mais qui ne fut jamais vouée à rester une publication académique.

Le sixième chapitre dans son rapport à l’œuvre de Marx

Une manière d’aborder les différentes interprétations qui ont été faites du Chapitre inédit est de voir la manière dont il a été considéré dans son rapport à l’œuvre de Marx, et notamment au Capital. Cependant, la première difficulté réside dans les raisons qui ont amenées Marx à renoncer à l’insertion de ce chapitre dans la version éditée. Si les motifs nous sont inconnus, on peut tout de même penser que c’est en raison des allègements demandés par l’éditeur Meissner à Marx que ce dernier aurait renoncé à insérer ce chapitre14. Souvent étudié aux côtés des Grundrisse, notamment par l’opéraïsme italien, il est évoqué avec l’Introduction de 1857, mais aussi avec les Manuscrits de 1844. Pourtant, en ce qu’il a été utilisé comme base pour la rédaction par Engels du livre III du Capital, mais aussi en ce qu’il « aurait dû » faire partie du livre premier, il est en premier lieu en dialogue avec le Capital.

Différentes lignes d’interprétations du Chapitre inédit invitent à le voir comme un moment dans la genèse du Capital, ou bien comme une clé véritable à sa compréhension, ou encore, à l’utiliser contre le Capital. Bien sûr, ce type de questionnement renvoie directement aux débats qui s’ensuivirent de la lecture althussérienne d’une rupture entre le jeune et le Marx de la maturité, lecture soutenant que Marx se serait à un moment donné détaché de la méthode de Hegel. Pour certains, le Chapitre inédit est une preuve à l’encontre de cette lecture15, montrant que lors de la rédaction du Capital, Marx était encore très hégélien au point qu’on puisse affirmer, avec les mots de Jacques Camatte, que le Chapitre inédit est « une Phénoménologie de l’Esprit matérialiste ».

Dans cette perspective génétique, le Chapitre inédit peut être compris comme un stade du développement de la pensée de Marx. Ainsi, pour Vincent Presumey, ce qui a lieu en 1863 dans la pensée de Marx, c’est une clarification théorique, que Marx opère par l’élaboration de deux manuscrits: l’un « personnel », le sixième chapitre, et l’autre « public », la série de conférences faites au printemps 1865 au conseil général de l’AIT sur Salaires, Prix et Profits16. Mais on peut également remarquer l’apparition dans le Chapitre inédit du terme Arbeitskraft à la place d’Arbeitsvermögen, usage qui se généralisera dans cette série de conférences. Ceci confirme notamment la datation de sa rédaction17.

Concrètement, dans la perspective de la rédaction du Capital, le Chapitre inédit se trouve à ce que certains identifient comme étant la troisième tentative, et d’autres, la quatrième rédaction. Ainsi, le Chapitre inédit constitue la troisième tentative marxienne d’élaboration de la critique de l’économie politique, troisième phase de la rédaction du Capital18. La première tentative étant constituée par les sept cahiers de 1857/58, appelés Gundrisse19, la deuxième tentative est, elle, identifiée comme étant les 23 cahiers des manuscrits de 1861-63, dont la partie centrale (« la pièce maîtresse » Rubel, 363) est la partie « historico-critique » Théories de la plus-value20. Après la troisième tentative commencera la quatrième, qui constitue, à proprement parler, la rédaction elle-même du tome I du Capital, elle commence début 1866 et ne finira jamais21. Cependant, les traducteurs de la dernière édition en France en 2010 insèrent dans la chronologie la rédaction primitive de La Contribution à la critique de l’économie politique en tant que deuxième phase de rédaction du Capital. Sa rédaction aurait eu lieu donc à partir d’août 1858 (après la rédaction primitive des Grundrisse) et le texte sera publié en 1859. La quatrième étape de rédaction est alors séquencée autrement pour s’étendre de 1863 à 1867, en contenant le Chapitre inédit et l’ensemble des manuscrits préparatoires à la rédaction finale. Celle-ci commence en janvier 1866 et ne finira donc jamais.

D’autre part, le Chapitre inédit peut être présenté comme un élément crucial et par conséquent, manquant. Ainsi, selon Rubel, il « représente la véritable conclusion du Livre I » (p.364). Cette pièce qui aurait été « rédigée en guise de récapitulation des thèses centrales du Livre I, forme en même temps la transition avec le livre II. » (p.1667). Pour d’autres, le Chapitre inédit ne contient rien de plus que le Capital, mais ce chapitre ce serait entouré d’une aura : Mc Intosh déclare dans Perspective internationaliste que « leurs concepts fondamentaux auraient été intégrés aux derniers volumes du Capital prévus par Marx s’il avait vécu pour les achever ». Le CCI, pour lequel le Chapitre inédit n’a rien de plus que le Capital, remarque au sujet de cette déclaration de Mc Intosh : « ce qui est peut-être vrai, mais minimise le fait que les concepts fondamentaux sont déjà là, dans le seul volume du Capital que Marx a vraiment achevé, le volume I. Les arguments contenus dans le Chapitre inédit sont essentiellement une élaboration de ce qui est déjà contenu dans le volume achevé. »22

Finalement, il est possible d’entrevoir différentes incompatibilités entre les deux écrits. Il en est ainsi pour un certain « objectivisme » qui a vaincu dans le Capital, alors même que le Chapitre inédit prévenait qu’il fallait s’en méfier. Ainsi, Marx affirme, dans le Chapitre inédit qu’ « il est absurde de prendre un rapport social de production déterminé qui se manifeste dans des choses, pour la propriété naturelle et objective de ces choses », ou que « le capital, pas plus que l’argent, n’est un objet. Dans l’un et l’autre, des rapports de production sociaux déterminés entre individus apparaissent comme des rapports se nouant entre objets et individus. Autrement dit, des rapports sociaux déterminés semblent être des propriétés sociales naturelles des objets. » Et il ajoute : « le capital n’est qu’un nom inventé pour abuser les masses. »

Mais lorsqu’il écrit le Capital, il semble oublier qu’il est absurde de prendre un rapport social de production déterminé qui se manifeste dans des choses, pour la propriété naturelle et objective de ces choses. Il développe au contraire la théorie (Cap I, 1) selon laquelle le capitaliste transforme la valeur du travail passé, mort, devenu chose, en capital, entité substantielle qui se présente tantôt sous forme argent, tantôt sous forme marchandise, cette dernière forme se dédoublant à son tour en capital constant (moyens de production : matières premières, matières auxiliaires et instruments de travail), et en capital variable, c’est-à-dire en force de travail qui reproduit son propre équivalent accru d’une plus-value variable (op. Chapitre inéditt.). En dépit des oscillations de sa théorie, la note dominante est objectiviste : les machines et ceux qui les actionnent sont du Capital, entité dont on peut énumérer les propriétés naturelles et objectives.

Cependant, en général, le Chapitre inédit est utilisé à partir de ses concepts, en faisant abstraction de la place que ce manuscrit occupe dans le développement de la pensée de Marx. Sans faire abstraction de cet aspect là, les traducteurs de la GEME justifient également sa réédition par « la richesse de la vue critique d’ensemble qu’il donne du mode de production capitaliste »23.

Subsomption réelle et formelle

L’opposition entre subsomption formelle et réelle du travail sous le capital correspond au passage de la manufacture, dominée par la production de plus value absolue, à la grande industrie, dominée par la plus value relative. Le chapitre VI est convoqué dans le cadre de cette distinction en ce qu’il en donne un exposé le plus développé de l’œuvre de Marx. Dans ce chapitre, cette opposition se déploie dans l’espace de constitution de la forme capitaliste. Pour devenir réelle, la forme capitaliste doit imposer cette subsomption. C’est l’analyse que suit notamment Etienne Balibar dans Lire le Capital, tome 224. Pour lui, il est surprenant que Marx n’utilise pas cette distinction cruciale dans le Capital.

Elle est cruciale en ce qu’elle énonce qu’il y aurait une résistance tendancielle de la force de travail « au statut de pure marchandise que lui impose la logique du capital », logique dont le « terme idéal » est la subsomption réelle (alors que la subsomption formelle se limite au contrat de travail) 25. On peut souligner alors le caractère « historiquement inaccessible » de la limitation de la logique du capital à la subsomption formelle. C’est pour cette raison que l’analyse de Marx « tend à dégager l’élément d’impossibilité matérielle contenu dans le mode de production capitaliste : le minimum incompressible auquel se heurte son « totalitarisme » propre, et dont procède en retour la pratique révolutionnaire du travailleur collectif »26.

Dans un certain sens, on peut résumer la réception française du Chapitre inédit à la thématisation dans les milieux marxistes de la distinction entre subsomption formelle et réelle. Si nous partirons de ces concepts, il va sans dire qu’ils reposent sur des analyses et des implications qui les dépassent. En premier lieu, la position prise dans le contexte politique par les auteurs invoquant ces concepts est représentée par le choix de la traduction du terme allemand Subsomption : « domination », « soumission », ou « subsomption ». En allemand, Subsomption est un néologisme, autant qu’en français. Alors que Rubel opte pour « Soumission », Dangeville choisira « Domination ». Alain Bihr nous offre certainement la lecture la plus précise du statut de ce concept :

« Marx emploie en fait deux concepts différents pour analyser le processus d’appropriation du procès de production par le capital. D’une part, celui d’Unterordnung, qui fait partie du registre administratif et militaire, que l’on peut traduire par subordination ou soumission, et qui désigne le fait que le procès de travail passe sous le commandement du capital, sous sa direction et sa surveillance, précise Marx. D’autre part, celui de Subsomption, de subsomption, que Marx emprunte à la logique, qui désigne sous ce terme l’opération par laquelle le général se subordonne le particulier. Par ce second concept, Marx a plus précisément en vue le mouvement par lequel le procès de travail se trouve transformé en un procès spécifiquement capitaliste, rendu en quelque sorte adéquat à la nature du capital. »27

Si l’usage même de l’un ou de l’autre terme comme traduction révèle déjà une prise de position de la part des auteurs, ou parfois, simplement l’utilisation de la version la plus largement disponible (sur internet ou dans une édition moins onéreuse que celle de la Pléiade), ce sera dans les sphères dans lesquels le Chapitre inédit apparaît comme soutenant un développement conceptuel que les positions deviendront clairement tranchées. Ainsi, les enjeux qui encadrent la question de définir ce qu’est la subsomption réelle sont au nombre de trois : premièrement la praxis politique (implications au niveau des revendications et des formes d’organisation), deuxièmement, historiographique (quand le passage de l’une à l’autre des subsomptions a-t-il eu lieu ?) et troisièmement, définitionnel (qu’est-ce que sont ces subsomptions et qu’impliquent-t-elles ?). En ce que l’usage du Chapitre inédit est apparu dans un contexte politique, nous traiterons dans un premier lieu des implications en termes de formes d’organisations de la lutte contre le capitalisme. Dans un deuxième moment, nous verrons dans quelle mesure le débat se situe en termes historiographiques : le moment auquel a eu lieu le passage de la subsomption formelle à celle réelle. Nous verrons enfin dans quelle mesure certains ont choisi de comprendre ces concepts à partir d’eux-mêmes, ou bien de faire appel à d’autres dispositifs conceptuels marxiens afin d’en rendre toute la portée et l’originalité.

L’usage principal qui est fait du Chapitre inédit provient d’un questionnement sur les modalités des rapports de domination entre le capital et le travail. La distinction proposée par Marx « permet d’établir les linéaments d’une généalogie de l’organisation capitaliste initiale, généalogie des formes qui expriment en réalité le degré de désappropriation, mais aussi de socialisation de la force de travail »28. La soumission formelle se rapporte aux débuts du capitalisme, moment où le capital s’empare d’un procès de travail encore artisanal, qu’il ne maîtrise donc, pour cette raison, pas encore ; mais elle continue par la suite à coexister comme forme particulière au sein du mode de production capitaliste pleinement développé. Durant cette période, le capital n’a alors pas prise sur le contenu du travail, il se contente d’agir par la surveillance sur la quantité de travail. l’ouvrier artisan devient salarié parce qu’il vend désormais sa force de travail au lieu du produit de son travail. Le premier moment de la production capitaliste correspond donc à la prise de contrôle de la marchandise par le capital. Le seul moyen pour le capital pour obtenir et accroître la plus-value est de gérer la journée de travail, donc la plus-value absolue se présente donc comme spécifique à la subordination formelle.

Cette soumission formelle acquise, le capital « révolutionne progressivement la technique du travail et le mode d’existence réel de l’ensemble du procès de travail en même temps que les rapports entre les divers agents de la production »29. Ainsi, l’élément central est que le capital mettant en œuvre la soumission réelle du travail s’approprie non plus seulement du produit et du temps de travail, mais de la manière même dont s’exécute le travail. Il s’agit alors pour le capital de réduire la valeur de la force de travail, si bien que la subordination réelle est donc le moyen d’obtenir la plus-value relative.

La subordination formelle connaît des limites qui freinent le développement capitaliste. L’accumulation réalisée par l’extraction de survaleur absolue touche très rapidement aux limites naturelles comme l’épuisement physiologique des individus et les contingences démographiques, ou sociales, comme la lutte pour la diminution du travail. La seconde limite que rencontre l’accumulation capitaliste dans le cadre de la subsomption formelle est de se trouver dans un état de relative dépendance au travailleur quant à la détermination des paramètres du procès de valorisation et de production. Et ceci est dû à la limite structurelle de la fonction de direction et de surveillance assumée par le capitaliste qui se retrouve devant la tâche de rationaliser fonctionnellement les séquences et les liaisons entre des procès autonomes.

C’est en cherchant à lever ces limites que le capital a radicalisé sa logique d’appropriation du procès de production. Cette radicalisation s’est traduite par une attaque de ce qui restait d’autonomie du producteur immédiat. Ainsi, la subordination réelle « consiste en une restructuration systématique, dynamique et virtuellement illimitée du procès de travail lui-même. » (Litalien p.29). C’est pourquoi le capitaliste va chercher à diminuer la part relative du travail nécessaire afin d’augmenter d’autant la part de survaleur plutôt que d’allonger la journée de travail. S’ensuit l’augmentation de la productivité moyenne du travail salarial :

« En suivant la distinction établie par Marx dans un Chapitre inédit du Capital entre subordination formelle et subordination réelle, nous verrons que c’est dans ce second type de subordination que le processus de séparation entre la force de travail nue et le système objectif de sa mise en valeur coïncide pleinement avec son concept. En quoi ? En ce que cette subordination repose sur une transformation systématique du procès de travail, l’entraînant dans une dynamique de rationalisation et de restructuration où ce sont les objets et les procès de travail eux-mêmes qui vont être décomposés et recomposés de manière continue selon les exigences de la valeur en procès. »30

Domination

Par le terme de « subsumption » c’est l’incarnation du capital en l’ouvrier qu’il faut comprendre, tel que le remarque Jacques Camatte dans Capital et Gemeinwesen. Sinon, Marx aurait utilisé un autre terme comme Unterordnung. Il y a dans la subsomption également une inclusion qui n’apparaît pas dans le terme domination. Cette inclusion, c’est celle de l’incarnation du capital et du travail en l’ouvrier31.

En 2006, Jacques Wajnsztein dans Quelques réflexions autour de domination formelle et domination réelle propose d’explorer la distinction marxienne entre domination formelle et domination réelle. :

« la subordination réelle du travail au capital consiste en une rationalisation de la pratique économique séparant de manière tendancielle les moments de la décision et de l’opération. » Effectivement, ce chapitre du capital expose les deux modalités de subordination du travail au capital, modalités qui sont associées aux deux phases historiques du développement du capitalisme.

C’est en premier lieu par des militants et intellectuels comme Camatte et Dangeville que cette distinction sera mise en avant. Parmi les néobordiguistes, CouC est celui qui a consacré le plus de temps et d’énergie à développer la thèse suivant laquelle domination « formelle » et domination « réelle » représentent les deux phases princi­pales dans la vie du capital32. Et il faut dire qu’ils ont au moins le mérite d’une certaine consistance avec la pensée de Marx. Tout comme Marx ils situent la transition de la domination formelle à celle réelle à la fin du 18e et début du 19e siècle :

  • « La phase de soumission formelle du travail au capital (XVI°-XVIII° siècles) … et la phase de soumission réelle du travail au capital (XIX°-XX°) » (« Les deux phases historiques de la production capitaliste », I, in CouC, n° 5 p. 3.)

Ou encore

  • « Dans le dernier tiers du 18e siècle s’affirme la phase de la soumission réelle, dont le mode d’extorsion de la plus-value repose sur la plus-value relative.  » (id., p. 33.)

Ainsi, pour certains, Le problème se situe au niveau des conclusions que CouC tire de ceci : il s’en sert pour fournir un autre argument contre la notion de décadence et en faveur de l »‘invariance » du marxisme depuis 1848, car pour lui le communisme devient possible dès que débute la phase de domination réelle. Voici comment est présenté son long travail sur les « Deux phases historiques » :

Praxis politique

Le Cheval de Troie du révisionnisme. Bordiga. Goodfellow. Goldner. Meeting. Classe Operaia. Mac Intosh.

La distinction entre domination formelle et réelle se présente en premier lieu comme un « cadre » conceptuel dont la portée est principalement politique. Parmi ceux qui ont fait usage de cette distinction, il y a l’aile « néo-bordiguiste du milieu » avec la Revue internationale du Mouvement communiste qui est publiée en commun par Communisme ou Chapitre inéditvilisation (France), Union Prolétarienne (France), Comunismo (Mexique) et Kamunist Kranti (Inde). Les trois premiers de ces groupes se réclament tous du cadre de la « domination réelle-formelle ». Communisme ou Chapitre inéditvilisation (C. ou C.) a écrit trois longs volumes expliquant les tenants et les aboutissants de cette théorie. Et puis, il y a un groupe nouvellement formé intitulé Mouvement communiste pour la formation du Parti Communiste Mondial, produit d’un regroupement entre les Cahiers Communistes (France) et A Contre-Courant (Belgique). Le numéro 0 de leur revue contient une déclaration de « points de référence programmatique » qui souligne l’importance de comprendre cette notion.

Dans ce contexte, on peut estimer que les concepts utilisés à partir du Chapitre inédit se présentaient comme des « chevaux de Troie du révisionnisme »33. Cette expression utilisée par Robin Goodfellow introduit la revue Invariance qui occupe une place centrale dans l’histoire de la réception du Chapitre inédit en France : « La notion de domination réelle du capital, outre ces intentions révisionnistes, traduit aussi l’abandon du point de vue du prolétariat au profit de positions inter-classistes dont Invariance nouvelle série ou les « communisateurs » aujourd’hui se font les hérauts, ouvrant la voie à un abandon complet des positions révolutionnaires »34.

Cette analyse est suivie par Loren Goldner, qui tente lui d’expliquer l’apparition de l’étude du Chapitre inédit par le développement du capitalisme selon les pays, mais il met surtout en avant une erreur fondamentale de ces lectures : ce chapitre propose des concepts non historicisés. En effet, une des différences principales qu’il convient de relever avec la version éditée du Capital est celle de l’ordre d’exposition du développement conceptuel.

En 1991, Loren Goldner écrit dans Le communisme est la communauté humaine matérielle : Amadeo Bordiga et notre temps sur la réception en France dans les années 50 du Chapitre inédit, notamment dans le cadre des études marxistes autour de la périodisation du capitalisme. La périodisation du capitalisme sera faite par les « néo-bordiguistes » sur la base du Chapitre inédit35. Selon l’auteur, les néo-bordiguistes, sont ceux qui avaient, en France, tenté « une synthèse entre la gauche italienne et la gauche germano-hollandaise », synthèse notamment donc entre la négation par Bordiga des conseils, et des soviets pour y préferer le parti, et la glorification des soviets par la gauche germano-hollandaise. L’auteur nous dit des néo-bordiguistes :

« Ces courants français mettaient en avant un texte de Marx qui, à terme, pourrait se révéler plus décisif que ses autres écrits exhumés dans les années 50 et 60 : le Sixième Chapitre inédit du Livre I du Capital36. On ignore pourquoi Marx a retranché de la version finale ce qui constitue une Phénoménologie de l’Esprit matérialiste. Quelques pages suffisent à réfuter la thèse althussérienne selon laquelle, parvenu à maturité, Marx aurait oublié Hegel. Mais la preuve de la continuité avec la méthode hégélienne n’est pas ici l’essentiel. Les concepts fondamentaux élabores dans le texte sont les distinctions entre plus-value absolue et relative, et ce que Marx appelle les phases « extensive » et « intensive » de l’accumulation, correspondant à la domination « formelle » et « réelle » du capital sur le travail. »

D’autre part, Loren Goldner associe la renaissance du Sixième chapitre en France et dans les autres pays, à la renaissance de l’hégélianisme :

« Le Sixième Chapitre inédit éclaire aussi la « renaissance hégélienne » dans le marxisme, et montre pourquoi un intérêt réel pour les racines hégéliennes de Marx, apparu d’abord dans l’Allemagne des années 20, chez Lukacs, Korsch et l’école de Francfort, attendit 1950 pour atteindre la France. Le marxisme vulgaire était devenu une idéologie à la mode parmi les intellectuels français entre 1930 et 1950, c’est-à-dire à l’époque du Front Populaire. »

L’origine du décalage dans la réception du Chapitre inédit, et surtout du marxisme « hégélianisé » s’explique selon lui par le degré de développement du capitalisme (l’industrialisation) sur lequel la France a une trentaine d’années de retard. L’auteur rapproche l’hégélianisme marxiste de la germanisation de la culture marxiste, qui aurait eu lieu en Italie bien avant qu’en France. Ceci s’expliquerait par le fait que l’Italie soit « « dernier arrivant » sur la scène politique, n’ayant pas participé, contrairement à la France, à la première économie capitaliste de l’Atlantique-Nord et à la vague révolutionnaire de 1770-1815 ». Ainsi, dans le milieu marxiste « l’Italie fut « germanisée » après 1890, la France seulement entre 1930 et 1960 ».

Le Chapitre inédit entre donc dans le paysage intellectuel à des fins polémiques par la porte de la politique. Comme Isabelle Garo le remarque, « ce qui fait la spécificité de Marx et du marxisme : la politique étant partie intégrante de l’effort théorique, ses relectures sont multiples et ses adversaires nombreux. »37. Tel que nous l’avons vu, l’origine de l’étude de ce chapitre, et surtout, de son utilisation, se situe de l’autre côté des Alpes, en Italie, ce qui inspirera la notion de « néo-bordiguistes » utilisée par Loren Goldner et Robin Goodfellow, afin de désigner ceux qui en France s’inscriront dans le paysage politique au travers du Chapitre inédit. En effet, le Chapitre inédit se trouve au cœur d’un divorce au sein du parti communiste italien, un divorce se développant sur deux plans : sur un plan théorique, concernant la question de la phase du capitalisme, et sur un plan pratique, concernant la forme d’organisation adaptée à cette formation historique. De même, l’apparition en France de l’étude du Chapitre inédit correspond à l’abandon d’une périodisation rigide du développement capitaliste entre deux époques, périodisation caractéristique de celle des partis communistes de la Troisième Internationale. C’est dans cette perspective que les notions de soumission formelle et soumission réelle du travail au capital avaient été défendues par les artisans de la scission de 1966 du PCI38. Cette scission advient dans le Parti Communiste Italien et provoque la création du Parti communiste d’Italie (marxiste-léniniste) – en italien Partito Comunista d’Italia (marxista-leninista), abrégé en PCd’I (m-l). Le congrès fondateur du parti, dont les principaux dirigeants sont Fosco Dinucci et Osvaldo Pesce, a lieu en octobre 1966 à Livourne. Cette scission est à lire en perspective de l’histoire du Parti communiste italien.

A la fin de la première guerre mondiale, A. Bordiga était, au sein du parti socialiste italien, à la tête d’une «fraction» dite «abstentionniste» – car elle refusait de participer à la vie parlementaire – qui publiait, via la Fédération de Naples du P.S.I. qu’il dirigeait, un organe appelé «Soviet». Dès son détachement du P.S.I., la fraction abstentionniste de Bordiga créait en janvier 1921 à Livourne le parti communiste italien en se réunissant au groupe de «L’Ordine Nuovo» de Turin, dirigé par Antonio Gramsci. Les «Thèses de Rome» que le P.C.I., adopta en 1922, étaient très largement inspirées par la tendance de gauche représentée par Bordiga. Aux troisième et quatrième congrès du Komintern le P.C.I., dirigé par ce courant s’opposa aux directives estimées trop «centristes» de l’Internationale Communiste. L’Internationale Communiste (I.C.), via Jules Humbert-Droz notamment, va tenter de convertir aux décisions de l’I.C. le premier secrétaire général du P.C.I. Constatant le désaccord complet et l’intransigeance des positions du C.E. du P.C.I., le délégué va s’attacher à remplacer le groupe dirigeant italien par un groupe favorable aux thèses de l’ I.C. Amadeo Bordiga refusant d’ être «dis­cipliné» les «gauchistes» du P.C.I. finissent par être écartés de la direc­tion du parti italien auquel l’I.C. impose une direction «centriste» (Gramsci, Togliatti, … ) lors du congrès de 1926 qui se tient à Lyon les fascistes ayant pris le pouvoir en Italie39 :

« Au congrès du PCI à Lyon, en 1926, la fraction de gauche présente ses thèses, mais elle est mise en minorité et quitte le parti. Bordiga qui y avait présenté ses positions principales, élabore, en les développant, une théorie de l’invariance. Pour lui, ce qui définit le Parti ce sont le Programme et la Théorie qui sont invariants. Cette invariance débute en 1848 avec Le Manifeste du Parti Communiste et court tout au long des œuvres de Marx publiées de son vivant, même si le VIe Chapitre inédit du capital sera ensuite intégré dans « l’invariance » à cause de l’importance des notions de domination formelle et domination réelle du capital. »40.

Ensuite, en Italie, l’usage de la conceptualité marxienne issue des Grundrisse et du chapitre VI inédit visera à réinvestir la subjectivation politique des ouvriers. Cet usage remonte à 1969, avec l’édition du Sixième Chapitre inédit par Bruno Maffi. Elle est inaugurée par Raniero Panzieri, qui créé alors la revue opéraïste Quadri Rossi. C’est contre le déterminisme objectiviste défendu par la 3ème Internationale, notamment au travers du Parti Communiste Italien, que des théoriciens comme Panzieri tentent d’encadrer le mouvement ouvrier et étudiant naissant dans les années 7041 . Un article récent paru dans la revue Agone nous permet de comprendre le statut du Chapitre inédit dans les références théoriques de l’opéraïsme :

« Panzieri chercha à émanciper le marxisme du contrôle des partis politiques et à assumer un « point de vue ouvrier » en relisant Marx à partir de la lutte des classes. Il concentra son attention sur la planification et interpréta le capital comme pouvoir social et non plus seulement comme propriété privée des moyens de production. Intervenant directement dans la production, l’État n’était plus seulement le garant mais l’organisateur de l’exploitation. Il trouva, dans la quatrième section du tome I du Capital, les concepts de « commandement capitaliste », d’« ouvrier social » (« travailleur collectif », dans la traduction espagnole que j’ai consultée) et d’« antagonisme », qui sont restés, depuis, des références théoriques incontournables de l’opéraïsme. Il fut, de surcroît, un des premiers à étudier des œuvres de Marx jusqu’alors pratiquement inconnues, comme les Grundrisse (en particulier, le passage sur la machinerie) et le quatrième chapitre (inédit) du Capital, en récupérant le concept fondamental de « critique de l’économie politique » et les catégories de « soumission formelle » et « réelle » du travail au capital. »42.

Ainsi, l’usage du general intellect exalte à l’opposé la « révolution subjective ». Le mouvement opéraïste se brise alors sur la question du passage des luttes autonomes ouvrières aux luttes politiques, si bien que dès 1963, deux élèves de Panzieri se séparent de lui pour fonder la nouvelle revue Classe operaia. Avec l’usage de ce Chapitre inédit, c’est en réalité une sphère du politique qui a été ouverte, celle qui devait être ouverte en alternative à l’engagement politique « transcendantal », « téléologique », « organisé en structures hiérarchiques », autrement dit, relevant d’une métaphysique du Moyen-Age.

C’est ainsi que le Chapitre inédit est évoqué en 2007 dans une réflexion menée lors du Meeting n°4 de Meeting, Revue Internationale pour la Communisation43. Après avoir repensé à la lumière d’Empire de Negri et Hardt le communisme comme produit « mécanique » du capitalisme, qui surgit dans un « malgré » lui, ce qui signifie, en étant le produit logique et matériel du capitalisme, les auteurs tentent de définir le communisme et le capitalisme par la lecture du sixième Chapitre inédit. Ce chapitre est considéré comme « la clé pour comprendre la situation actuelle et le capital ». Ils se proposent, pour avoir une véritable compréhension des forces productives, de suivre l’analyse de Marx par Panzieri et Tronti, pour qui il « n’analyse pas les forces productives comme des entités neutres, mais insiste sur le fait que, tout comme les rapports de production et de répartition, elles possèdent des fonctions capitalistes et classistes. ». Suivant cette analyse, le fond n’est pas séparé de la forme, il est son existence. Ainsi, le rapport capitaliste apparaît comme une combinaison de forces et de rapports de production qui doivent faire l’objet d’une modification. Il s’agit donc de la nature de la connexion entre essence et existence du capital, que les auteurs illustrent par l’analyse marxienne faite dans le sixième chapitre (p.124 du 10/18).

Il s’agit du passage dans lequel Marx affirme que pour définir la notion de marchandise, il importe peu « de connaître son contenu particulier et sa destination exacte ». Intervenant dans le cadre de l’analyse de la valeur d’usage, cela signifie, selon les auteurs, que pour qu’une chose soit marchandise, elle doit comporter une valeur d’échange. Est affirmé par ce moyen le fait que la valeur d’échange est première dans la définition de la marchandise, et que même si la valeur d’usage rentre en compte dans la définition, en ce que « c’est elle que le consommateur recherche ». Or, Marx précise immédiatement que, dans le cadre du procès de travail, les objets et les moyens qui y interviennent sont des « spécifications formelles de la valeur d’usage qui découle de la nature même du procès de travail ». Ainsi, les valeurs d’usage des marchandises capitalistes n’ont rien de neutre, mais sont « des déterminations formelles des rapports de l’économie capitaliste ». Il en est de même pour les moyens de subsistance, dont l’argent n’est que la métamorphose : leur valeur d’usage n’existe que sous forme capitaliste. Les auteurs identifient cette méprise sur la dimension capitaliste de la valeur d’usage comme à l’origine d’une lutte des classe des rapports marchands (théories autonomistes et situationnistes). Ces derniers identifieraient le communisme avec « la libération des valeurs d’usage », omettant ainsi que la singularité du capital est l’exploitation de la force de travail, la production de plus-value.

Les auteurs en tirent une prescription politique : « De cela il s’ensuit que la révolution communiste doit aussi révolutionner les valeurs d’usage capitalistes. ». Ce qui est illustré par le rapport à la nourriture, directement au cœur des situations insurrectionnelles. Ils en concluent de l’analyse de Marx le fait que « la force de travail est un marché avec des perspectives en expansion », en témoigne la « société de consommation ». Ils voient dans la thèse de la subsomption réelle, selon laquelle la détermination formelle du procès de production par les valeurs d’usage devient spécifiquement capitaliste, comme l’achèvement de la révolution anthropologique entrevue par Pier Pasolini. Cette organisation de la la production et de la reproduction met en conformité les besoins des gens avec ceux du capitalisme, tout cela avec la valeur comme médiation44. Ainsi, le désir (au sens deleuzien de force précédant la constitution de la société via les machines désirantes etc…) amène à ce que ce qui est désiré soit la propre subsomption de chacun45.

Dans le no 2 de la série II (1972) et dans l’arti­cle « Au-delà de la valeur ; la sur­fu­sion du capi­tal » (arti­cle non signé), la position d’Invariance est précisée. Ainsi, si « pour Marx, le capi­tal fictif était formé des catégories du capi­tal finan­cier. Pour Invariance, le capi­tal fictif signale une trans­for­ma­tion du capi­tal dans le sens où seule la forme sub­siste, c’est-à-dire une valeur se valo­ri­sant. La valeur n’est plus qu’une représen­ta­tion. ». Pour Invariance, la loi de la valeur reste expli­ca­tive du fonc­tion­ne­ment en « domi­na­tion for­melle » du capi­tal. Elle a donc une matérialité et une vérité qui est cadu­que en « domi­na­tion réelle ».

Si dans un premier temps, sous la « domination formelle », la classe ouvrière semble être la seule source de production de richesse, « le dévelop­pe­ment de la techno-science et son incor­po­ra­tion dans le capi­tal à la fois dans l’accu­mu­la­tion de capi­tal fixe et dans la for­ma­tion d’un gene­ral intel­lect bou­le­ver­sent la donne. Nous ne dévelop­pons pas davan­tage, mais cela remet en cause la divi­sion stricte entre tra­vail vivant et tra­vail mort. »

Il y a également la « Fraction Externe du CCI » qui, dans article de Perspective Internationaliste n° 7, écrit par le camarade Mc Intosh, affirme : « le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital » n’est pas seulement un élé­ment décisif dans le développement du capitalisme d’Etat, mais également « c’est ce passage qui pousse le mode de pro­duction capitaliste vers sa crise permanente, qui rend inso­lubles les contradictions du procès de production capitaliste »

« Le fait que la formulation la plus développée de cette notion soit contenue dans un chapitre du Capital qui ne fut pas publié avant les années 1930, et ne fut donc pratique­ment connu que dans les années 1960, a, dans une certaine mesure, permis aux théoriciens de dernière heure d’entourer ce concept d’un air de mystère, de donner l’impression d’un secret longtemps enterré et finalement porté à la lumière. La FECCI ajoute du piment à ce mys­tère quand Mc Intosh déclare que « leurs concepts fonda­mentaux auraient été intégrés aux derniers volumes du Capi­tal prévus par Marx s’il avait vécu pour les achever » (Pers­pective Internationaliste n° 7) – ce qui est peut-être vrai, mais minimise le fait que les concepts fondamentaux sont déjà là, dans le seul volume du Capital que Marx a vraiment achevé, le volume I. Les arguments contenus dans le Chapitre inédit sont essentiellement une élaboration de ce qui est déjà contenu dans le volume achevé.

Dans le volume I, Marx introduit le concept de « soumission formelle » et « réelle du travail au capital », dans le chapitre « Plus-value absolue et plus-value relative » :

  • « Prolonger la joumée de travail au-delà du temps nécessaire à l’ouvrier pour fournir un équivalent de son entretien, et allouer ce surtravail au capital : voilà la production de la plus-value absolue. Elle forme la base générale du système capitaliste et le point de départ de la production de la plus­ value relative. Là, la journée est déjà divisée en deux parties, travail nécessaire et surtravail. Afin de prolonger le surtravail, le travail nécessaire est raccourci par des méthodes qui font produire l’équivalent du salaire en moins de temps. La pro­duction de la plus-value absolue n’affecte que la durée du travail, la production de la plus-value relative en transforme entièrement les procédés techniques et les combinaisons sociales. Elle se développe donc avec le mode de production capitaliste proprement dit. » (Le Capital, Livre I, Ed La pléiade, p. 1002.)

  •  « Cela requiert, par conséquent, un mode de production spéci­fiquement capitaliste, un mode de production qui, avec ses méthodes, ses moyens et ses conditions, naît et se développe spontanément sur les bases de la subordination formelle du travail au capital. La subordination formelle est alors rem­placée par une subordination réelle. » (Le Capital Livre I. Marx n’a pas repris ces lignes dans la version française. Nous le traduisons de la version anglaise, Penguin ed., 1976, p. 645.)

En peu de mots : la subordination formelle implique l’extraction de plus-value absolue, la subordination réelle implique l’extraction de plus-value relative.

Historiquement, l’avènement de cette subordination for­melle correspond au passage de l’industrie domestique à la manufacture :

  • « Une simple subordination formelle du travail au capital suffit pour la production de plus value absolue. Il suffit, par exemple, que des artisans qui travaillaient auparavant pour leur propre compte, ou comme apprentis d’un maître, deviennent des travailleurs salariés sous le contrôle d’un capitaliste. » (id.)

Dans le « Chapitre inédit » du Capital, nous trouvons exacte­ment les mêmes concepts, si ce n’est qu’ils s’y trouvent plus longuement expliqués :

  • « J’appelle subordination formelle du travail au capital la forme qui repose sur la plus-value absolue, parce qu’elle ne se distingue que formellement des modes de production anciens (…) » (« Matériaux pour 1″Economie »‘, ed. La pléiade, T. II, p 369).

  • « La subordination réelle du travail au capital s’opère dans toutes les formes qui développent la plus-value relative par opposition à la plus-value absolue. Avec elle, une révolution totale (et sans cesse renouvelée) s’accomplit dans le mode de production lui même, dans la productivité du travail et dans les rapports entre les capitalistes et le travailleur. » (id., p.379.)

Dans un autre passage, Marx affirme clairement que le pas­sage de la domination formelle du travail à sa domination réelle correspond à la transition de la manufacture (lorsque les capitalistes rassemblaient des artisans et en extrayaient de la plus-value sans modifier fondamentalement leurs méthodes de production) à la grande industrie :

  • « (…) la subordination du processus du travail au capital s’opère sur une base antérieure à cette subordination et diffé­rente des anciens modes de production. Dés lors, le capital s’empare d’un processus de travail préexistant, par exemple du travail artisanal ou du mode d’agriculture de la petite éco­nomie paysanne autonome. Lorsque des transformations se produisent dans le processus du travail traditionnel passé sous le contrôle du capital, il ne peut s’agir que de consé­quences graduelles d’une subordination au capital déjà accomplie. En soi et pour soi, le caractère du processus et du mode réel du travail ne change pas parce que le travail se fait plus intensif, ou que sa durée augmente, et qu’il devient plus continu et plus ordonné sous l’oeil intéressé du capitaliste. Tout cela contraste beaucoup avec le mode de production spécifiquement capitaliste (travail sur une grande échelle, etc.) qui révolutionne la nature et le mode réel du travail en même temps que les rapports des divers agents de production. Ce mode de travail, que nous appelons subordination for­melle du travail au capital, s’oppose au mode qui s’est déve­loppé avant même que surgisse le rapport capitaliste.  » (id., p. 366.)

Pour résumer : le changement d »‘époque » entraîné par le passage de la domination formelle du capital à sa domina­tion réelle avait déjà eu lieu au moment où Marx écrivait, puisqu’il était la même chose que le passage de la manu­facture à l’industrie moderne, réalisé à la fin du 18e et début du 19e siècle. Et, comme l’explique Marx dans le chapitre « Machinisme et grande industrie » du Livre I du Capital, ce passage a constitué un facteur décisif pour l’expansion rapide et sans précédent du mode de produc­tion capitaliste dans la période qui a suivi. En d’autres termes : la phase la plus dynamique de l’ascendance de la société bourgeoise reposait sur les bases de la domination réelle du capital. »

La distinction est utilisée par Maurice Netter dans un document ministériel en 1976 pour faire comprendre la théorie marxienne des processus de production capitalistes, de leurs formes et de leur transformations », en considérant qu’il développe cette théorie principalement dans le Capital, et le Chapitre inédit46.

« En 1966, cri­ti­quant les orien­ta­tions mili­tan­tes et les régres­sions théori­ques du PCint, Jacques Camatte et Roger Dangeville le quit­tent. Le pre­mier fonde la revue Invariance, le second la revue Le fil du temps. ». La revue « Le fil du temps » tire son nom de la rubrique tenue par Amadeo Bordiga dans la presse du Parti de 1949 au début de l’année 1955 : « filo del tempo ». Voulant se démarquer de la théorie de l’invariance proposée par Bordiga, « le titre de la nou­velle revue Invariance res­sem­ble un peu à une pro­vo­ca­tion, même si dans la série I il s’agit plutôt d’exhu­mer des textes anciens des deux Gauches plutôt que d’ouvrir des voies nou­vel­les ». Dans la postface à la revue Invariance de janvier 1974, DU PARTI-COMMUNAUTÉ À LA COMMUNAUTÉ HUMAINE47, Jacques Camatte cite une lettre envoyée à Bordiga (22.11.64). L’usage du chapitre VI est alors inscrit dans le débat sur la « tendance bourgeoise » à vouloir « fonder un nouvelle communauté alors qu’avec son propre développement, le capital allait fonder la sienne ». L’étude du sixième chapitre, où Marx expose cette question pemettrait de penser « le lien entre parti et communauté et aussi la question de la communauté matérielle crée par le capital ».

Ainsi, l’usage du chapitre VI a amené à un questionnement autour de la « communauté matérielle du capital », qui pose le problème du « rapport parti individu, et la critique de l’affirmation de la négation de l’individu qui aboutissait finalement à la négation de l’être humain lui-même ».

Sur la position d’Invariance par rapport à l’actualité de la domination formelle48 :

« Pour l’ins­tant (1972), Invariance reste dans l’hésita­tion puis­que, quel­les que soient leurs avancées théori­ques, les auteurs se situent tou­jours dans la pers­pec­tive de la loi de la valeur et son modèle lié à la domi­na­tion for­melle. Ils ne peu­vent donc encore théoriser le procès de tota­li­sa­tion du capi­tal même s’ils l’anti­ci­pent. La revue reste d’autant plus fixée à ce stade qu’elle se situe tou­jours dans la pers­pec­tive bor­di­guienne d’une révolu­tion pour 1975, une révolu­tion prolétarienne encore conçue, sur le mode des révolu­tions du début du siècle, donc de l’époque de la domi­na­tion for­melle. »

Barnier évoque la distinction marxienne dans la perspective avec le Capital dans lequel il voit thématisée les « transformations du cadre de travail, avec quatre « moments » symbolisant l’évolution de l’entreprise, quatre formes de coopération représentant pour Marx une évolution vers le modèle idéal de l’entreprise capitaliste »49. De plus, Artous analyse la distinction marxienne opérée dans le Chapitre inédit entre subsomption formelle et réelle comme une analyse du fétichisme de la production capitaliste : „Marx distingue deux formes de domination du travail par le capital. Dans la subsomption formelle du travail par le capital, la production s’organise encore sur la base des formes anciennes de production ; la domination s’exprime donc essentiellement le salaire comme relation monétaire. Mais dans la subsomption réelle le capital développe ses propres formes d’organisation de la production et de domination du travail. Les capitalistes ne sont pas simplement les propriétaires privés, le procès de production est structuré par le capital, il s’incarne dans lui. Cela se traduit par un fétichisme de la production qui fait écho à celui de la marchandise, sans pour autant se cristalliser dans les mêmes mécanismes puisqu’il se traduit par une « personnification des choses ». Marx y revient plusieurs fois, notamment dans Un Chapitre inédit du Capital .“50

Cette insistance est également faite par la seule fiche de lecture rédigée après la parution en 2010 aux Editions Sociales du Chapitre inédit. On trouve en mai 2011, une brève (env. 600 mots) fiche de lecture effectuée par Baptiste Eychart pour la revue Les lettres françaises51. Il s’agit pour l’auteur d’insister sur la découverte marxienne dans ce chapitre de l’étendue de la domination par le procès de valorisation du procès réel de travail. Ceci implique un élargissement du contrôle du travailleur à tous les moments du procès de travail, par l’organisation de l’usine, mais aussi par la formation. S’ensuit une lecture du phénomène par Marx dans ce chapitre comme celui de l’absorption par le capital de l’activité productrice. Cette activité d’absorption implique l’illusion bien connue d’une autosuffisance du capital dans son expansion, le « fétichisme du capitalisme », qui sera complètement développé dans la Capital. Ainsi, selon l’auteur, le sixième chapitre contient les contours d’une analyse qui sera complète dans le Capital, une analyse qui, il faut le reconnaître cependant est « originale ».

En 2007, la distinction marxienne entre subordination formelle et réelle apparaît dans un article d’Actuel Marx52. Il s’agit pour les auteurs de comprendre l’essor de la sous-traitance en France à partir de ces deux notions, et de faire de la montée de la sous-traitance « un moment bien particulier de l’histoire de la subordination de la main d’œuvre au capital ». Les auteurs répondent à une position qui approche l’existence et l’essor de la sous-traitance comme étant de l’ordre de la nécessité. Deux arguments sont avancés pour rendre raison de son essor, l’instabilité croissante de l’environnement économique et la compétitivité des entreprises de sous-traitance, en ce qu’elles seraient plus avancées dans la subordination réelle de leur main d’oeuvre sur ce segment de production. Cependant, pour les auteurs, il faut comprendre la sous-traitance non comme une nécessité économique mais comme « l’une des modalités par lesquelles celui-ci [le capital] cherche à contourner un certain nombre de protections instituées de haute lutte par le salariat ». La logique de cette dynamique de contournement est de « faire éclater formellement le collectif de travail tout en maintenant l’unité réelle du capital, malgré une fragmentation apparente »

La distinction marxienne a également été l’objet de critiques. Abdoulaye Niang, militant politique étudiant qui a connu la prison pour son action avant de venir en France, en lisant Le Capital de Marx et notamment son chapitre « inédit », s’était aperçu lors de la rédaction de son DEA que le concept, si puissant au demeurant, de « soumission formelle du travail au capital », véhiculait cependant un reliquat d’évolutionnisme ; en effet il supposait que les rapports capitalistes « modernes », en se soumettant les techniques « archaïques » héritées des modes de production antérieurs, allaient forcément les révolutionner pour aboutir à la « soumission réelle » du travail au capital, caractéristique de la grande industrie. Abdoulaye Niang a posé, d’abord de façon théorique, puis très vite appuyée par une foule d’exemples concrets, l’hypothèse symétrique : que les rapports de production « traditionnels » et notamment les rapports lignagers, pouvaient très bien se subordonner les techniques « modernes » venant du mode de production capitaliste pour créer des unités de production dont toute la finalité et les rapports internes étaient lignagers et n’avaient rien à voir ni avec le salariat, ni avec l’accumulation du capital ; il a ainsi révolutionné le concept de « secteur informel » inventé par les sociologues travaillant sur l’Amérique Latine et montré que cette « informalité » ne l’était que par rapport à l’État et au Capital, mais était parfaitement « formalisée » par les rapports de production lignagers. »53

Formes d’organisation

C’est dans le cadre du débat autour des « formes d’organisation » (le Parti, les conseils…) que les néo-bordiguistes ont cherché à tisser des liens « entre ces formes historiques d’organisation et les catégories de la critique marxiste de l’économie politique et tout particulièrement celle exprimée dans le Sixième Chapitre inédit du premier livre du Capital. »54 :

« On s’aperçoit donc maintenant que pour MC, le véritable changement d »‘époque », celui qui requiert un changement global du programme du mouvement ouvrier, ce n’est pas en réalité la transition de la domination formelle à celle réelle, mais le moment où cette transition est achevée à une échelle globale, ce qui, par une remarquable coïncidence, correspond justement à la période que certains philistins définissent comme le début de la phase de décadence du capitalisme. En réalité cette sournoiserie, cette subtile distorsion de la périodisation en domination formelle et réelle en vue de l’adapter aux vues particulières de tel ou tel groupe, n’est pas le propre du seul MC. On retrouve le même procédé chez ceux qui ont lancé la mode à l’origine, Invariance, pour qui le réel changement se produit tantôt en 1914, tantôt avant, tantôt entre 1914 et 1945 et tantôt seulement après 1945. Et nous trouvons ce même flou chez la FECCI, comme nous le verrons. »

Marx déclare à propos des formes d’organisations une chose qui peut être interprétée de deux manières différentes. Effectivement, en affirmant dans le Chapitre inédit, que « la valeur de la force de travail constitue la base rationnelle et déclarée des Syndicats“, (10/18, p.278-279) Marx énonce ce qui constitue la tâche des mouvements ouvriers, de constituer une force opposée, qui tend à augmenter la part des richesses recueillies par la classe laborieuse, et ceci en centrant leurs revendications sur le niveau de salaire : « Les syndicats ont pour but d’empêcher que le niveau des salaires ne descende en dessous du montant payé traditionnellement dans les diverses branches d’industrie, et que le prix de la force de travail ne tombe en dessous de sa valeur », op. Chapitre inéditt., p. 279

Or, si la question relative aux salaires et à la journée de travail appartiennent à la phase de subsomption formelle et non réelle du capitalisme, les revendications des syndicats ne sont plus actuelles mais appartiennent à une forme du capitalisme qui est dépassée. L’enjeu principal de ce questionnement réside dans ce que Marx entend par subsomption/subordination/domination formelle.

Mais, la question de la forme d’organisation se résout dans celle de déterminer ce qu’est la subsomption réelle. La question de la distinction entre subsomption formelle et réelle se pose de deux manières différentes : il s’agit de déterminer d’un côté ce qui caractérise un changement dans la forme du mode de production capitaliste, et d’autre part, ce à quoi correspond cette opposition. Les deux manières sont évidemment difficilement dissociables, pourtant, il prime deux tendances dans les interprétations qu’il s’agit ici de rendre, les unes présentant le problème en partant de la question de la forme historique du capitalisme (et des problèmes en résultant), et les autres, partant des nouveaux rapports de production, et leurs implications.

La difficulté à séparer ces deux niveaux s’explique par : Certains courants après Mai 68 en France ont contribué à « tisser des liens entre ces formes historiques d’organisation et les catégories de la critique marxiste de l’économie politique et tout particulièrement celle exprimée dans le «sixième Chapitre inédit » du premier volume du Capital »55. En termes politiques, l’utilisation du Chapitre inédit se traduit par la formulation d’autres revendications. C’est ainsi que Lucien Sève, éditeur associé dans la publication du Chapitre inédit en 2010 évoque ce chapitre dans un entretien donné pour le Philosophoire, en 200956. Il entre pour lui dans le cadre de ses recherches pour fonder une anthropologie marxiste qui remettrait « l’humanitas » au cœur des revendications.

L’impossible Dehors. Le totalitarisme du capital, l’antichambre du pessimisme révolutionnaire.

L’utilisation du concept de subsomption réelle tend à s’associer à la dénonciation du caractère totalitaire du capitalisme. C’est une analyse qui amena Jacques Camatte à quitter définitivement une perspective marxiste, ou que Jean-Marie Vincent a l’utiliser afin d’émettre des prescriptions pour le mouvement social. C’est également un concept qui soutient l’analyse de la réification de Henri Lefebvre, quoiqu’elle soit amenée par le concept problématique de « reproduction »57.

Jacques Camatte quitte le PCI en 1966 pour protester contre son tournant « militantiste » et pour défendre la pureté de la théorie révolutionnaire dans son journal Invariance. Cependant, il abandonne la perspective marxiste au début des années 1970, considérant que le capital était devenu totalitaire structurellement, et qu’il avait réussi à façonner l’humanité à son profit, que la classe ouvrière, incapable de changer sa situation, n’était rien de plus qu’un aspect du capital, qu’un mouvement futur ne pourrait consister qu’en une lutte entre l’humanité et le capital lui-même, plutôt qu’entre les classes : « Pour Invariance, le capitalisme, en achevant sa domination réelle, en particulier dans la période après 1945, loin de devenir historiquement obso­lète, décadent, entré en crise permanente, avait non seule­ment démontré une capacité de croissance quasiment illimitée, mais était devenu si puissant que plus rien ne pourrait lui résister. Pour Camatte, la « domination réelle » signifiait le triomphe total, omniprésent du capital, l’intégration du prolétariat, la fin de la perspective de la révolution prolétarienne. »58

Pour Jacques Camatte en effet, « de nos jours, de façon palpable, fascinante et tragique s’impose à tous la faillite de la prophétie apocalyptique de Marx : L’émancipation de l’humanité grâce à l’assaut des prolétaires aux Chapitre inédittadelles du capital qui, soit a fait faillite, soit ne s’est pas présenté au rendez-vous de l’histoire. » Au début des années 70, avant de quitter ce monde, il affirmait, dans la revue Invariance, que l’humanité s’est enfoncée dans l’errance avec le développement, qui finit par décomposer et cannibaliser l’humanité et le prolétariat lui-même, avec l’assentiment du marxisme qui prête à ce développement un potentiel libérateur en propageant « l’illusion de pouvoir diriger l’essor des forces productives dans une autre voie que celles qu’elles avaient empruntées » ; que « le mode de production capitaliste, qui devait obligatoirement – afin de pouvoir subsister- annihiler la négation qui le rongeait », était parvenu à englober la contradiction qui l’opposait au travail salarié, et que le marxisme avait permis l’universalisation du mode de production capitaliste, en jouant vis-à-vis de celui-ci le même rôle que le christianisme avait joué pour l’empire romain.

En relevant que le prolétariat, dont le mouvement négateur était désormais terminé, « n’a jamais posé réellement une société antagonique à celle du capital », il faisait l’hypothèse que « le cycle de la classe prolétarienne est désormais terminé, d’une part parce que ses objectifs ont été réalisés, d’autre part parce qu’elle n’est plus, à l’échelle mondiale, déterminante », que « surtout après 1945, le prolétariat classe révolutionnaire s’est survécu grâce à son mythe », alors qu’en réalité, ses mouvements ne servaient plus qu’à régénérer le capitalisme59, « un peu à la façon des révoltes paysannes dans le mode de production asiatique  », et que les luttes conduites sur la base du vieux mouvement ouvrier n’étaient plus bonnes qu’à liquider les restes d’un monde déjà condamné, comme si chaque poussée révolutionnaire forçait le capitalisme à aller de l’avant, à passer à un stade ultérieur de son développement. Il pronostiquait ainsi l’irrésistible épuisement du phénomène révolutionnaire en occident, et prônait derrière son pessimisme révolutionnaire un romantique « retour à la nature ».

Il s’agit pour Jacques Camatte de développer les conséquences relatives au fait que le prolétariat ne soit plus dans le mouvement négateur du capitalisme. André Tosel remarque que la rectification implicite opérée par Marx sur la continuité qu’il avait affirmé entre accumulation du capital, organisation de la lutte ouvrière et communisme s’exprime également au travers de sa remise en cause de l’extériorité du prolétariat à la société60. Cette extériorité censée lui conférer une négativité révolutionnaire est remise en question par la fonction de « capital variable » du travailleur au sein du procès de travail. Cette situation provient de l’analyse par Marx de la « soumission réelle » du travailleur, soumission qui « lui ôte toute initiative dans l’usage des moyens de production », en ce que ce sont les éléments du capital constant qui « commandent le procès de travail et font de la force de travail un instrument dépourvu de contrôle ». Le nouveau maître dans la soumission réelle étant la machinerie, Tosel en conclut que « la perspective de la constitution d’un General Intellect est constamment obstruée par la destruction des moyens de production rendue nécessaire par la crise permanente impliquée par le maintien du taux de profit. » Cela permet à l’auteur de donner une définition du communisme comme « tendance historique immanente à la résistance du travail à la soumission réelle ».

Toujours dans une perspective de l’analyse du caractère totalitaire du capitalisme, le Chapitre inédit est utilisé afin de comprendre la généralisation de la domination capitaliste non plus seulement au travail productif, mais aussi à l’ensemble du monde de la marchandise. C’est dans cette perspective que Henri Lefebvre invoque le Chapitre inédit pour soutenir sa théorie de la réification. Mais ce dernier remarquera que l’usage fait du Chapitre inédit cache une misère intellectuelle chez les marxistes : « Depuis que ce traducteur [Dangeville] a exhumé cet inédit, diverses autres traductions et commentaires ont paru, qui eurent trop souvent pour but de masquer la négligence et le vide de certains « marxologues » spécialisés, ainsi que des exégètes dogmatiques, plus ou moins officiels »61.

« Présente dans les œuvres de Marx, notamment sous la forme de la reproduction simple et élargie de la valorisation du capital (i.e. de la plus value), la notion de reproduction des rapports de production n’est partiellement explicitée qu’avec la publication d’un chapitre du Capital resté inédit et tardivement édité en France en 1970 intitulé Un Chapitre inédit du Capital (UGE 10/18). Comme d’autres théoriciens critiques de l’époque, Lefebvre s’y réfère, y voit une confirmation de ses anticipations sur l’extension des domaines de la réification à des sphères de l’activité humaine jusque-là moins exploitées que celles du travail productif, mais il n’en tire pas les conséquences coperniciennes qui étaient annoncées au lecteur dans les toutes premières pages de l’introduction sous le nom de « La Découverte ». »62

« Après avoir rappelé que Marx ne néglige pas la reproduction des rapports sociaux comme opérateur de l’accumulation capitaliste (p.62), Lefebvre poursuit en montrant que cette reproduction des rapports sociaux permettait de comprendre pourquoi un tel processus était nécessaire au capital pour intensifier et généraliser sa domination sur le travail productif à l’ensemble du « monde de la marchandise ». Mais il fait aussitôt le constat, trop hâtif, que Marx « ne va guère plus loin » et il se borne alors à évoquer une « question nouvelle : comment sortir du monde de la marchandise, qui semble le milieu nourricier du capital ? »(p.64) [3] . Ce Chapitre inédit du Capital ne contient pas pour lui les prémices d’une rupture significative non seulement avec la théorie de la valeur-travail mais aussi avec la « loi » du nécessaire développement des forces productives. Ici Lefebvre reste fidèle au productivisme de Marx comme à celui de tous les marxismes du XXe siècle63 : sa critique du productivisme stalinien et de la militarisation trotskiste de l’industrie trouvera, après 1968, ses limites dans la défense de l’autogestion (p.195) pourtant vite devenue dans les années 1970 le laboratoire de la liquidation de l’ancienne force collective de travail en rendant de plus en plus inessentiel le travail productif dans le procès global de circulation du capital. Il n’imagine pas un capitalisme qui serait parvenu à largement supprimer le travail humain productif sans pour autant supprimer le profit ou bien encore dans lequel l’activité humaine de production ne serait plus essentiellement un rapport des hommes à la nature extérieure mais un monde où la communauté matérielle du capital [5] serait quasiment devenue la « seconde nature » des êtres humains [6] . »

Ce qui soutient l’analyse de Henri Lefebvre est la notion de reproduction. Il convient ici de remarquer la difficulté qu’il y a à invoquer cette notion. En 2001 paraît La Reproduction du capital. Prolégomènes à une théorie générale du capitalisme, texte dans lequel Alain Bihr fait une présentation dans le cadre du séminaire « Lectures de Marx » (ENS Ulm) en partenariat avec Espaces-Marx, la Fondation Gabriel-Péri lors duquel il présente le « premier volet d’un vaste projet visant à élaborer une théorie générale du mode de production capitaliste, au sens d’une constellation conceptuelle capable de servir de cadre à toutes les analyses partielles du capitalisme présent ou passé » sur la base du concept de reproduction.

La notion de reproduction se tient dans un rapport ambigü avec le « procès d’ensemble » dont traite le livre III du Capital. Les deux concepts « semblent n’avoir fait leur apparition que lors de la rédaction de la version primitive du Capital (entre 1863 et 1865), si du moins on en juge par le fragment du Livre I qui nous en est resté et qui a été publié sous le titre de Un Chapitre inédit du Capital. » Cependant, « le Livre III du Capital, qu’Engels a composé à partir du manuscrit de cette même version primitive, nous révèle […] l’ambiguïté persistante de la position théorique du concept de reproduction au sein de ce manuscrit. »

André Gorz est un personnage central dans la réception du Chapitre inédit en France. Il est co-fondateur du Nouvel Obs et de l’écologisme politique. Le Marx qui a fait l’objet de la lecture de Gorz est celui des Manuscrits de 1844 et du Chapitre inédit, et ceci en ce qu’il pouvait répondre à la question : « comment devenir et demeurer une personne humaine malgré l’hétéronomie, la dictature quant aux fins et aux moyens imposée par le capitalisme (salariat + marché) à notre activité. »64

A l’origine de cette volonté d’autonomie se trouve l’émergence de nouvelles formes de travail, notamment celle qualifiée, comme les techniciens de Sud Aviation ou de l’industrie pétrolière précise Alain Lipietz. Or, André Gorz se rendra alors compte que la surqualification impliquait d’un autre côté une déqualification des autres travailleurs, suivant le principe du taylorisme. La rencontre se fait alors avec l’opéraïsme italien (Trentin et Foa, Rosanna Rossanda pour Il Manifesto) au travers d’un regain d’intérêt de Gorz pour « l’ouvrier-masse ». La GOP (Gauche ouvrière et paysanne) prend alors ses racines théoriques dans l’analyse des OS de grande industrie qui sont l’élément central du projet Potere operaio (Negri) et Lotta continua (Sofri, Viale).

En 1970 naît « l’organe de la future GOP » L’Outil des travailleurs avec Marc Heurgon, Yves Bucas, Alain Desjardins, Gérad Peurière, Alain Lipietz, etc…

D’autre part, l’analyse de Gorz se fonde sur le Chapitre inédit, conjointement avec les Manuscrits de 1844 dans le cadre de sa distinction entre travail autonome et travail hétéronome :

« Depuis 1980, Gorz a classé à la serpe deux types de travail, le travail hétéronome et le travail autonome. Mais l’important est le sens qu’il donne au nomos. « L’hétéronomie d’un travail ne réside pas simplement dans le fait que je dois m’y plier aux ordres d’un supérieur hiérarchique ou, ce qui revient au même, aux cadences d’une machinerie préréglée. (Cette phrase résume à peu près la totalité de ce que dit Marx à propos de l’amélioration du travail, des Manuscrits de 1844 au Chapitre inédit du Capital. Note de AL). »65

Conséquences positives de la mise en avant du caractère totalitaire du capital. Revenu garanti. Université. L’indifférence au contenu du travail.

Considérer le développement du capitalisme implique une redéfinition de ce qui entre sous sa sphère d’action. Autrement dit, il s’agit de distinguer ce qui fait l’objet de plus-value et n’en faisait pas avant partie, ou du moins, à une moindre échelle. C’est ce qui est thématisé par les analyses qui convergent autour de de la thèse de « l’intégration croissante de la science aux processus techniques et productifs de biens de services, notamment sous la forme de l’informatique »66. Ce phénomène d’intégration permet de mettre en évidence que le développement historique de l’industrie ne reposait pas simplement sur des financements d’importance croissante et la réquisition des moyens de production, mais aussi de disposer de connaissances scientifiques étant capables de faire fructifier les capitaux dans un processus de production déterminé. A la différence seulement de la découverte scientifique de la machine à vapeur, « les machines à calculer électroniques ont une telle portée et étendent leurs effets sur de telles dimensions qu’elles jouent un rôle direct dans la production »67. Dans le même temps, ce développement scientifique se retrouve synchronisé au développement productif, et c’est la raison pour laquelle « le travail à base d’informatique tend à reproduire de plus en plus les formes du travail productif en général, le mode de production générateur de plus-value. ». Naville cite à ce sujet le passage du Chapitre inédit sur la combination sociale comme véritable agent du procès de travail total, faisant du travailleur individuel un travailleur collectif (10/18, p.226-227)

Nous l’avons vu, le caractère totalitaire du capital dénoncé par Camatte, ou encore Tosel amène à la thématisation de l’extériorité possible au capital : à la tendance totalitaire du capitalisme peut cependant ouvrir sur de nouveaux enjeux. Ainsi, Jean-Marie Vincent, afin de soutenir son analyse du statut de la connaissance dans le mode de production capitaliste, indique la distinction faite par Marx dans le Chapitre inédit : « La soumission réelle des travailleurs sous le commandement du capital doit s’étendre de l’entreprise à toutes les organisations et organismes qui, de près ou de loin, participent à la production des connaissances. »68

Il s’agit pour lui de montrer que l’enjeu des luttes autour de la production des connaissances dépasse la question des crédits alloués à la recherche et à l’université, mais qu’il touche au « rôle que les universités pourraient jouer dans le développement de l’intelligence collective », alors que le capital voit tomber hors de la sphère marchande ces connaissances. Face à cette tendance, l’utilisation par les capitalistes des « brevets, une nouvelle réglementation de la propriété intellectuelle et de nouvelles formes de management dans les entreprises, afin de gragmenter et de cloisonner la coopération intellectuelle ». Les dispositifs mis en place par les capitalistes tendent à concourir toujours plus à la soumission de la force de travail collective. C’est le caractère totalitaire du capital qui en ressort : « Le capital se fait ainsi de plus en plus totalitaire et aveugle. ». Jean-Marie Vincent en tire les prescriptions de revendications et d’organisation : « Le mouvement social, en ce sens, ne peut être qu’un mouvement de fond pour la conquête des individus par eux-mêmes et pour la construction de connexions qui seraient débarrassées de l’unilatéralisme de la valorisation. Il doit devenir mouvement sociétal, capable de mettre en crise les abstractions du capital. » (p.32).

On retrouve cette thématisation de l’université sur la base de la distinction entre subsomption formelle et réelle dans le livre Révolution dans l’Université. Quelques leçons théoriques et lignes tactiques tirées de l’échec du printemps 2009. Emmanuel Barrot soutient son analyse de l’état de l’Université à l’aide de la distinction marxienne présente dans le Chapitre inédit. Cet essai propose une réflexion sur l’«incorporation croissante de la science au Capital», selon la formule de Marx. Il donne une lecture de la dynamique d’incorporation de la recherche-enseignement dans le procès d’auto-valorisation immédiat du capital comme étant une « nouvelle colonisation totalitaire de la production sociale de la connaissance » (p.55). Ainsi, « Sauver l’Université » implique de mettre au centre de l’analyse, ce qui n’a pas été fait en 2009, les contradictions structurelles de sa fonction continue dans le capitalisme. Emmanuel Barrot parle d’une « «mutation managériale » de l’exercice du pouvoir d’État, si l’on entend par là l’intensification de son identification avec l’exercice de la puissance-pouvoir du Capital (par l’assimilation de leurs logiques et de leurs intérêts). »

Cependant, pour Emmanuel Barrot, « l’enjeu de la reproduction de la force de travail et de l’opérationnalisation des savoirs » cache une transformation bien plus problématique : celle « de l’hégémonie des classes dominantes, c’est-à-dire des moyens idéologiques et répressifs par lesquels elles imposent les conditions de pérennité de leur pouvoir social, économique et politique. »

L’utilisation de la distinction subsomption formelle et réelle l’amène à une prescription : « Vouloir « Sauver l’Université » sans s’attaquer aux rapports de production d’ensemble est illusoire. » Puisque « cette organisation et cette économie des savoirs se transforment ainsi en conséquence d’un changement général des rapports capitalistes de la production. » L’harmonieuse cohésion de la structure hiérarchisée et bureaucratisée de l’Université avec le capitalisme keynésiano-fordiste amène l’auteur à disqualifier la nécessité d’un sauvetage de l’université. Dans un autre article, Emmanuel Barrot propose également d’étendre la distinction entre soumission formelle et réelle aux savoirs69.

H.H. Tran dans sa caractérisation des catégories du « travail en général » et du travail abstrait70 en vient dans son introduction à mettre en lien avec le Chapitre inédit la question du rapport que l’ouvrier entretient avec le contenu de son travail : L’attention qui est portée au contenu du travail serait proportionnelle à la disparition de la valeur d’usage qu’il contiendrait.

Le rapport social qu’exprime le travail en général en tant que catégorie moderne est le travail salarié, lequel se caractérise par la forme monétaire de la relation salariale : « Le seul but du travail d’un salarié étant l’argent de son salaire, soit une certaine quantité de valeurs d’échange d’où toute particularité de la valeur d’usage est effacée, il est tout à fait indifférent au contenu de son travail, donc au type particulier de son activité » ; et c’est en Amérique du Nord qu’« on observe la mobilité la plus forte des ouvriers, l’indifférence la plus complète à l’égard du contenu particulier du travail et une incessante migration d’une branche d’industrie à l’autre » – lit-on dans un texte sur la subsomption formelle du travail sous le capital qui développe le propos de l’Introduction de 1857 [Un Chapitre inédit du Capital, UGE, pp. 215-216].

Actuellement, la question du revenu garanti pose la question de l’extension de la notion de travail productif71. Une approche qui cherche à fonder la nécessité de cette revendication dans le cadre de la temporalité historique et des mutations les plus récentes du capitalisme repose sur l’idée de l’émergence d’une intellectualité diffuse, c’est-à-dire d’une division non smithienne72 du travail qui élargirait considérablement le concept de travail productif et inviterait à repenser la question de ce qui mérite salaire.

La question d’un revenu garanti se pose en ces termes car la tendance du capitalisme à s’imiscer dans toutes les sphères peut avoir pour conséquence d’être compris comme le fait que tout soit productif. Telle est la position de Negri et Hardt. Ainsi, « Il y a production de « valeur » partout et tout le temps. La valeur est produite par tous, qu’ils soient intégrés ou pas au processus de production, y compris par les chômeurs, par les immigrés clandestins (qui trouvent des façons de se débrouiller pour vivre). ». Il est possible d’objecter cependant, que Negri et Hardt « ne font pas la distinction entre valeur et richesse matérielle et sociale. »73

Historiographie : le problème des phases historiques du capitalisme

Nous l’avons vu précédemment, que ce soit en Italie ou en France, l’enjeu théorique qui soutient une rupture dans les pratiques révolutionnaires est celui de la détermination des phases historiques du capitalisme. Rappelons nous que le Chapitre inédit se trouve au cœur d’un divorce au sein du parti communiste italien, un divorce se développant sur deux plans : sur un plan théorique, concernant la question de la phase du capitalisme, et sur un plan pratique, concernant la forme d’organisation adaptée à cette formation historique. En France aussi l’étude du Chapitre inédit apparaît avec l’abandon d’une périodisation rigide du développement capitaliste entre deux époques, périodisation caractéristique de celle des partis communistes de la Troisième Internationale.

Aujourd’hui encore, le sixième chapitre est utilisé pour comprendre les grandes ruptures historiques. Certains74 constatent un « recoupement » entre les phases décrites dans le Capital et les notions de soumissions formelle et réelle : « la succession des phases : la coopération, la manufacture, et le machinisme et la grande industrie75…recoupe une autre distinction de portée chronologique, celle qui oppose soumissions formelle et réelle au capital76 .

Le fait que la question de la subsomption se pose en terme du problème de la phase a été admirablement remarqué par Balibar, et ceci avant même la parution du Chapitre inédit. L’opposition entre subsomption formelle et réelle du travail sous le capital correspond au passage de la manufacture, dominée par la production de plus value absolue, à la grande industrie, dominée par la plus value relative. Le Chapitre inédit est convoqué dans le cadre de cette distinction en ce qu’il en donne un exposé le plus développé de l’œuvre de Marx. Dans ce chapitre, cette opposition se déploie dans l’espace de constitution de la forme capitaliste. Pour devenir réelle, cette forme doit imposer cette subsomption77. C’est l’analyse que suit notamment Etienne Balibar dans Lire le Capital, tome 278. Il est surprenant que Marx dans le Capital n’utilise pas cette distinction cruciale :

« Marx emploie en fait deux concepts différents pour analyser le processus d’appropriation du procès de production par le capital. D’une part, celui d’Unterordnung, qui fait partie du registre administratif et militaire, que l’on peut traduire par subordination ou soumission, et qui désigne le fait que le procès de travail passe sous le commandement du capital, sous sa direction et sa surveillance, précise Marx. D’autre part, celui de Subsomption, de subsomption, que Marx emprunte à la logique, qui désigne sous ce terme l’opération par laquelle le général se subordonne le particulier. Par ce second concept, Marx a plus précisément en vue le mouvement par lequel le procès de travail se trouve transformé en un procès spécifiquement capitaliste, rendu en quelque sorte adéquat à la nature du capital. »79

On retrouve de manière répandue l’usage du Chapitre inédit pour la périodisation historique, à l’image de Jacques Guigou, professeur en sciences de l’éducation à l’université de Montpellier 3. Ce dernier évoquera le sixième chapitre lors de son cours de Licence en sciences de l’éducation80 intitulé « Les nouveaux tautologues » dans le cadre