La critique matérialiste de l’État.
Une introduction
de Moritz Zeiler
Zeiler, Moritz:
Materialistische Staatskritik
Eine Einführung
1. Auflage 2017, Schmetterling Verlag (lien)
Présentation
Au sein de la gauche anticapitaliste, la question de l’État est synonyme d’un clivage profond. Le spectre d’interprétations s’étend de son idéalisation à sa diabolisation, de sa prise de contrôle à son abolition. Alors que pour certains, l’État est le garant de l’intérêt général, d’autres le considèrent comme un instrument de domination de classe, et d’autres encore le considèrent comme le terrain de luttes sociales.
Dans cette introduction, Moritz Zeiler présente les thèses principales de la théorie marxienne et marxiste de l’État en les articulant sur ce qu’il identifie comme les éléments centraux de la théorie marxienne de la société : Analyse, critique et subversion. Partant des réflexions fragmentaires de Marx et d’Engels sur l’État et la politique, puis présentant la théorie instrumentale de l’État chez Lénine, il expose les théories de l’hégémonie du marxisme occidental de Gramsci, Althusser et Poulantzas, de même que les analyses de Paschunakis sur le lien entre forme-marchandise, forme-droit et forme-État, pour reconstruire le lien qu’elles entretiennent avec les travaux qui s’en inspireront, c’est-à-dire ceux d’Agnoli, Hirsch, Holloway et d’autres encore. Ce livre retrace finalement les débats sur le lien entre l’État et le fascisme, tout en faisant une place aux critiques libertaires de l’État, et aux contributions féministes, sans oublier d’expliciter les enjeux actuels de cette question.
Table des matières
1)Introduction
2)Le livre prévu par Marx sur l’État
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Réflexions fragmentaires sur l’État dans l’œuvre de Marx
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Friedrich Engels: L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État
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Représentations social-démocrates de l’État
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3)Lénine – L’État comme instrument de domination de classe
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La révolution russe – Première prise de pouvoir « socialiste »
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Vladimir I. Lénine : L’État et la révolution
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Vladimir I. Lénine : L’impérialisme comme stade suprême du capitalisme
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Critique du marxisme-léninisme
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4)Théories de l’hégémonie du marxisme occidental – l’État comme rapport social et terrain à disputer
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Antonio Gramsci : les Cahiers de prison
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Louis Althusser : Idéologie et appareil idéologique d’État
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Nicos Poulantzas : Théorie de l’État
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Théories globales de l’hégémonie – Gramsci et Poulantzas dans le contexte international
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L’État et les rapports hégémoniques de genre
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5)Analyse de la forme de l’État et critique de la politique – du rapport entre forme-marchandise, forme-droit et forme-État
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Eugen Paschunakis : Doctrine générale du droit et marxisme
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Débats sur la « dérivation de l’État »
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Johannes Agnoli : La transformation de la démocratie
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Heide Gerstenberger : La violence sans sujet. Théorie de la naissance de la violence d’État bourgeoise.
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Joachim Hirsch : L’État national de concurrence
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John Holloway : Changer le monde sans prendre le pouvoir
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6)Domination fasciste – variantes autoritaires de la domination bourgeoise, double-État ou non-État ?
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Naissance des mouvements fascistes
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Le fascisme comme dictature du capital financier
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Le fascisme comme bonapartisme
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Ernst Fraenkel : Le double-État
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L’État totalitaire capitaliste ou le non-État ? Analyses de l’Institut pour la recherche en sciences sociales sur le national-socialisme
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7)Ni Dieu, ni État, ni patrie – la critique anarchiste de l’État comme forme fondamentale de la critique de la domination
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Difficultés de définition de l’anarchisme
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L’État comme contrainte et négation de la liberté
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La domination étatique comme servitude volontaire
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L’attitude plutôt que l’analyse – l’attractivité du mode de vie anarchiste et les faiblesses de la production théorique critique de l’État
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8)Conclusion
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Résumé des conceptions de l’État présentées
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Les enjeux actuels pour de nouveaux développements théoriques
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Sur la nécessité d’un lien entre la critique de l’État et la critique des idéologies et mouvements réactionnaires
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Le post-capitalisme comme projet d’auto-organisation
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Bibliographie
Extraits
Introduction
« Comme punis pour les péchés d’omission des aïeux qui ont négligé d’abolir l’objet de la critique de Marx, et la priver ainsi de son objet, on doit encore aujourd’hui, plus de cent après leur parution, s’abîmer les yeux à la lecture des livres bleus [Œuvres complètes de Marx et Engels], seulement pour pouvoir comprendre partiellement ce qui nous fait agir, sans pouvoir ainsi déjà à peine le changer, comme s’il n’y avait aucune fin. […] Et ceci, en l’occurrence, la contrainte de devoir s’échiner à lire ces ouvrages sous la domination capitaliste, ne serait pas une mauvaise raison pour abolir le capital, et de souhaiter de nouveaux rapports sociaux sous lesquels on pourrait ne pas avoir à les lire. »1
Dans le cadre de sa critique de l’économie politique, Karl Marx avait le projet d’écrire un livre au sujet de l’État. Il ne put y venir à bout de son vivant. […] Si depuis leur publication les trois tomes du Capital ont contribué à une meilleure compréhension de l’économie capitaliste, une analyse aussi profonde de l’État et de la politique a, elle, cruellement manqué. C’est pour cette raison que les rares réflexions fragmentaires au sujet de l’État chez Marx furent utilisées par les intellectuels marxistes comme un réservoir de citations bienvenu, à partir duquel ils développèrent les interprétations les plus divergentes sur les spécificités de la domination étatique dans les rapports de production capitalistes. Si bien que Wolfgang Pohrt nous dit que l’humanité devrait être reconnaissante au marxisme pour « les bibliothèques entières que nous ne pourrons jamais complètement parcourir »2. Leurs rayons plient sous le poids des 43 tomes bleus des MEW (Marx-Engels-Werke/ Œuvres de Marx et Engels) et des Œuvres Complètes Marx-Engels (MEGA), encore plus volumineuses, sans parler de la littérature secondaire. A tout cela s’ajoute, selon Johannes Agnoli, l’un des marxistes critique de l’État les plus brillants, que nous sommes confrontés à un autre héritage encore qu’il appelle « la négation de l’État »3. Rappelons que Marx souhaitait formuler une critique de l’économie politique dans sa « moyenne idéale »4, qui serait donc plutôt consacrée aux catégories et aux dynamiques centrales et générales du mode de production capitaliste qu’à une analyse de régions spéciales comme la Grande-Bretagne ou d’époques particulières comme le 19ème siècle. Par conséquent, la tâche d’une critique matérialiste de l’État serait de faire une critique de l’État dans sa « moyenne idéale ». Mais la critique de l’économie politique de Marx tend moins à être une alternative aux analyses bourgeoises des rapports économiques qu’à être une critique de ces rapports eux-mêmes. Et c’est exactement dans cette mesure que la critique matérialiste de l’État n’élabore pas une simple alternative aux théories conservatrices et libérales. Bien plutôt, l’analyse critique des rapports sociaux de domination doit servir tout autant leur dépassement émancipateur que le fait de rendre pensables et souhaitables des rapports sociaux situés au-delà de l’État et du capital.
Les éléments centraux d’une théorie de l’État fondée sur une théorie marxienne de la société sont donc : Analyse, critique et subversion. En tant qu’analyse critique des structures de domination, elle consiste à répondre à la question de la manière dont la société dans laquelle nous vivons est constituée. Par contraste avec les théories libérales, conservatrices mais aussi fascistes, elle cherche la dimension historique des rapports sociaux de domination, et ce parce qu’il ne s’agit pas de les légitimer mais de s’en émanciper. Si l’ordre social n’est pas à comprendre comme un fait naturel mais bien historique, il peut alors aussi être modifié et être remplacé par un nouvel ordre qui n’est pas basé sur la contrainte et la domination des hommes les uns sur les autres. Ainsi comprise, la théorie est un prérequis pour une praxis collective de modification sociale, ce n’est pas un manuel dans lequel on trouve des consignes. La tâche des mouvements émancipateurs est, selon Agnoli, non pas la critique constructive de l’existant et la correction de certains abus par des réformes, mais la négation de rapports de contrainte parmi lesquels Agnoli compte aussi l’État5. Nous trouvons comme illustrations de la contrainte étatique, la domination qu’il exerce sur son territoire et sur les citoyennes et citoyens en termes de contrôle sur la vie (contrôle des naissances, droit ou prohibition de l’avortement, politique démographique) et sur la mort (soumission à un monopole de violence d’État, service militaire, dans certains pays, la peine de mort pour certains délits). L’État réglemente également l’éducation, la mobilité (les documents délivrés par l’État autorisent de voyager vers d’autres pays, l’absence de visa l’empêche) et de nombreux autres aspects de la vie quotidienne de telle sorte qu’il restreint ainsi les libertés individuelles. Les limites de l’action individuelle fixées par l’État garantissent cependant une protection face à la violence et l’arbitraire. Le droit s’appliquant à toutes et tous, qui est gravé dans les lois et les constitutions, et qui est garanti et imposé par le monopole de pouvoir étatique protège les citoyennes et les citoyens face aux menaces et à la discrimination. Selon Agnoli, aussi longtemps qu’aucun mouvement social pouvant réaliser une émancipation de l’État et du capital ne pointe à l’horizon, la tâche des individus ou des initiatives critiques est de s’adonner à la théorie subversive avec « ironie et patience » : « Le sens de la théorie subversive réside dans la réflexion sur les mauvaises conditions de vie pour y déceler la nécessité du renversement, pour y trouver les germes de l’élaboration d’une nouvelle société. C’est seulement comprise ainsi que la subversion se conjugue à l’émancipation. »6
Une théorie de l’État comprise comme théorie subversive se présente aussi comme une théorie de la révolution, comme un plaidoyer pour d’autres rapports sociaux, post-étatiques. Pour cela, divers concepts ont été forgés : société libérée, association d’hommes libres, émancipation sociale, communisme 7. A côté de cette tendance révolutionnaire, il existe également une position réformiste : Des rapports sociaux fondamentalement différents ne seraient – principalement ou momentanément en raison de la marginalité de la critique de l’État – pas possibles, et c’est pourquoi il est nécessaire de défendre les droits conquis contre les attaques qu’ils subissent, et que l’organisation politique doit être une co-construction assortie d’une perspective émancipatrice.
Cette théorie subversive n’a rien perdu de sa nécessité. Les rapports de contrainte critiqués par Agnoli et d’autres existent encore et les mouvements sociaux d’importance se donnant pour objectif un dépassement émancipateur n’existent, eux, pas. La chute de l’Union soviétique en 1990 ne signifia pas seulement la fin du « socialisme réellement existant », mais plongea aussi dans une crise sans précédent la gauche dans toutes ses variantes, qu’elles aient été critiques de l’URSS ou reconnaissant le marxisme-léninisme comme leur doctrine de l’État. La première ministre Margaret Thatcher, avec son slogan « There is no alternative », semblait avoir eu finalement gain de cause. L’idée d’une société non capitaliste avait échoué en tant expérience historique et les tentatives réitérées d’émancipation sociale de l’État et du capital apparurent encore plus utopiques que jamais. Le capitalisme paraissait ne pas pouvoir avoir d’alternative. Pourtant, les manifestations contre la mondialisation qui eurent lieu à la fin des années 90 lors du sommet de Seattle semblaient annoncer un nouveau cycle de mouvement et de protestation contre les rapports sociaux capitalistes. Au début, ce fut seulement dans de petits journaux et cercles de gauche que la critique de l’économie politique de Marx fit à nouveau l’objet de discussion. La crise mondiale de 2007 provoqua un regain d’intérêt pour les analyses marxistes, et ce, même dans les grands journaux. […] La crise de l’économie capitaliste a donc provoqué une renaissance significative de la critique marxiste de l’économie politique. Par contre, on ne vit pas une semblable renaissance de la critique marxiste de la politique et de l’État.
Pourtant, la praxis révolutionnaire se trouve sans cesse en prise avec l’État. Les partis réformistes cherchent à changer les rapports sociaux grâce à l’État. Les partis sociaux-démocrates prennent part aux élections depuis le 19ème siècle en espérant par le succès électoral pouvoir gouverner et opérer une transition pacifique vers le socialisme…
[…]
2)Le livre prévu par Marx sur l’État
Dans le cadre de sa critique de l’économie politique, Marx avait pour projet de rédiger un livre sur l’État. Celui-ci manquant, on doit se satisfaire des réflexions sur la politique et l’État qui sont éparses, dispersées à divers endroits de son œuvre 8. Elles ont constitué un considérable réservoir de citations pour les diverses tendances du marxisme. […] Au 19ème siècle, la compréhension de l’État de la social-démocratie fut fortement influencée par les réflexions de Friedrich Engels. Dans la première partie de ce chapitre, nous donnerons un aperçu de l’œuvre de Marx et des passages dans lesquels il est question de l’État. Dans la deuxième partie, nous verrons plus précisément ce qu’il en est chez Engels, l’ami et le camarade de Marx. En tant qu’il est très représentatif de ses réflexions sur l’État, nous nous concentrerons sur son livre L’origine de la famille, la propriété privée et l’État. Un livre tout aussi important pour la social-démocratie du 19ème que pour le marxisme-léninisme du 20ème siècle. La troisième partie esquisse ce qu’était la conception de l’État pour la social-démocratie au temps du Reich, conception fortement imprégnée par Engels et Marx, mais aussi, et cela est moins connu, par la notion d’« État populaire libre » de Ferdinand Lassalle.
2.1 Réflexions fragmentaires sur l’État dans l’œuvre de Marx
L’œuvre principale de Marx n’est pas qu’une minutieuse analyse critique des rapports sociaux capitalistes. Pour Michael Heinrich, un des plus grands connaisseurs de l’œuvre de Marx aujourd’hui, Marx a également proposé un imposant programme de recherche : « Ce que Marx a laissé, c’est moins une œuvre qu’un programme de recherche dont l’ampleur est seulement maintenant rendue visible par la MEGA. Vu les développements toujours plus profonds et ininterrompus des rapports sociaux capitalistes au 21ème siècle, qui conquièrent aussi bien de nouveaux espaces géographiques qu’ils s’immiscent toujours plus dans tous les domaines de la vie, les soumettant ainsi aux cycles de crises propres au développement capitaliste, ce programme de recherche a encore un grand avenir devant lui » 9.
Pour les marxistes, cet héritage signifie tout autant la nécessité de reconstruire de l’œuvre de Marx dans sa complexité que le devoir de la poursuivre. Cette œuvre n’a non seulement pas fini d’être écrite, mais elle se caractérise par des changements et un développement constants. Ainsi, il y a premièrement des différences entre son œuvre de jeunesse et celle plus tardive. Deuxièmement, ses écrits tardifs sur la critique de l’économie politique contiennent des contradictions. Et troisièmement, de nombreuses différences existent entre Marx et sa réception 10. Quant à notre sujet, nous devons en retenir que ce qui vaut pour l’œuvre de Marx dans son ensemble, vaut aussi pour les passages fragmentaires sur l’État. D’un point de vue chronologique, ce qui vaut, c’est que son œuvre de jeunesse se concentre plus particulièrement sur les questions politiques, alors que son œuvre tardive renforce le lien entre politique et économie.
« Les assertions de Marx portant sur la théorie de l’État, prise au sens restreint, appartiennent plutôt au début de la phase de son développement théorique, phase qui est marquée par sa critique de la philosophie du droit de Hegel. La théorie du matérialisme historique n’était, à ce moment-là, pas encore formulée et son travail sur la critique de l’économie politique ne surviendra que quelques années plus tard. Cela signifie que lors de ses premières assertions sur l’État, Marx ne disposait pas encore de cette trame que sera ‘l’anatomie de la société bourgeoise’. Cependant, cette trame constitue le socle décisif d’une théorie matérialiste de l’État. » 11
Dans cette phase, deux textes sont tout à fait représentatifs de la critique marxienne de la philosophie idéaliste de Friedrich Hegel : L’Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, éditée en 1844 dans les Annales franco-allemandes, et la Critique du droit de l’État, seulement éditée après la mort de Marx. On compte aussi parmi les écrits de jeunesse qui sont consacrés à l’État le texte rédigé suite à la commande de la Ligue des Communistes, Le Manifeste Communiste de 1848. Le 18 Brumaire de 1851, qui traite de la révolution manquée en France et du coup d’État de Napoléon III qui s’ensuivit, constitue également une autre source essentielle à ce sujet. Au 20ème siècle, ce texte jouera un rôle très important afin d’analyser les mouvements fascistes (il sera traité plus précisément dans le sixième chapitre). Marx était également très attentif à l’actualité politique de son temps, et il ne fit pas que publier des articles et des analyses politiques dans les journaux, mais prit aussi activement part avec Engels à l’organisation politique de la classe laborieuse. L’Association Internationale des Travailleurs (AIT) fut fondée en 1864 comme un rassemblement d’organisations anarchistes, socialistes et communistes de divers pays. Dans cette Première Internationale, les controverses entre les différentes tendances politiques ne manquaient pas. D’importants conflits surgirent, notamment entre Marx et Bakounine, fameux représentant de la tendance anarchiste (ceci sera l’objet du septième chapitre de ce livre). Traversée par de trop nombreux conflits, la Première Internationale fut finalement dissoute en 1876. En 1889, six ans après le décès de Marx, la deuxième, en l’occurrence l’Internationale Socialiste, fut fondée, et prit fin au début de la Première guerre mondiale. En 1919, la Troisième Internationale fut créée à Moscou, cette fois, l’Internationale Communiste (Komintern), orientée par et vers la politique de l’Union soviétique. Cependant, des conflits surgirent au sein du mouvement communiste quant au développement de l’Union soviétique. En raison de sa critique du stalinisme dont l’IC était largement empreinte, Léon Trotsky fondera en 1939 la Quatrième Internationale. L’histoire des diverses Internationales est aussi une histoire des différentes réceptions de Marx et surtout de différences de conceptions de l’État. En plus de prendre part aux discussions au sein du mouvement ouvrier, Marx s’intéressait lors de son exil en Grande-Bretagne aux débats politiques dans la gauche allemande, à l’exemple de sa Critique du programme de Gotha, programme proposé lors du Congrès du parti ouvrier social-démocrate d’Allemagne (SDAP) en 1875. Texte sur lequel nous nous pencherons plus particulièrement à la fin de ce chapitre.
Si l’œuvre tardive de Marx se concentre sur la critique de l’économie politique, on y trouve tout de même en divers endroits des passages traitant spécifiquement de l’État et de la politique. Selon Michael Heinrich, dans les écrits « économiques » tardifs de Marx « toutes les réflexions se trouvent dans un système de coordonnées théoriques différent » 12. Telle que son œuvre en général, la critique de l’économie de Marx se caractérise par d’importantes modifications. Comme en témoignent les Manuscrits de Paris (de 1844) ou encore sa Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), Marx débute ses travaux sur les questions économiques dans les années 1840. Par ces recherches, il développe le point de vue selon lequel « les rapports de droits comme les formes d’État ne sont pas à comprendre d’elles-mêmes… début Zur Kritik, Critique de l’économie pol., Rubel I, I, 269-452) ».
Dans les années 1840, en raison de la censure dont il était frappé en Prusse, Marx alla trouver refuge à Paris. Après l’échec de la révolution de 1848, il partit pour la Grande-Bretagne. Lors de son exil londonien, il intensifia ses études économiques. Dans la bibliothèque du British Museum, à l’époque l’une des plus grandes bibliothèques au monde, il avait à sa disposition tous les ouvrages économiques importants de son temps, et il les étudia abondamment. Dans les années 1850, il rédigea d’importants travaux préparatoires au Capital comme les Grundrisse, et élabora le plan d’un ouvrage sur la critique de l’économie politique en six livres 13. L’un d’eux devait être consacré aux thèmes suivants : « Capital, propriété foncière, travail salarié ; État, commerce extérieur, marché mondial » 14. Ce plan d’origine ne put pourtant jamais être réalisé. Lorsqu’en 1867, Marx publia le premier tome du Capital, il établit dans la préface un nouveau plan qui, cette fois, était constitué de quatre livres : Le livre 1 sur le procès de production, le livre 2 sur le procès de circulation, le livre 3 sur le procès général, et le livre 4 sur l’histoire de la théorie 15. D’un point de vue thématique, les trois premiers livres correspondent à ceux du plan des années 1850, mais par rapport aux manuscrits précédents leur structure et leur conception sont remarquablement différentes 16. Les livres 2 et 3 ne furent publiés par Engels qu’après la mort de Marx et ensuite, Kautsky publia les Théories sur la plus-value en tant que quatrième livre. Celles-ci ne correspondent pourtant pas à celui planifié par Marx sur l’histoire de la théorie 17.
Marx ne put donc pas écrire le livre qu’il avait prévu sur l’État dans son premier plan. Par conséquent, il manque une œuvre analogue au Capital qui rassemble les réflexions centrales de Marx au sujet de la critique de l’État. Ce n’est pas pour autant que des réflexions sur l’Etat sont absentes dans sa critique de l’économie politique. Dans son livre Théorie générale du droit et marxisme publié dans les années 1920, Paschunakis fut le premier à tenter, sur la base d’une nouvelle lecture du Capital, de formuler les liens qu’entretiennent forme-marchandise, forme-droit et forme-État. Mais le stalinisme et le national-socialisme mirent brutalement fin aux débats sur l’analyse de la forme. Ils ne reprirent qu’à la fin des années 1960 et au début des années 1970, ranimés par un regain d’intérêt pour Marx à cette époque. Ceci fera l’objet du cinquième chapitre. Le marxisme traditionnel du 19ème et du 20ème siècles se tournera naturellement vers d’autres débats et d’autres textes. Ainsi, selon Ingo Elbe, le marxisme traditionnel se réfère moins à Marx qu’à Engels et à ses interprétations de Marx. Un tel marxisme serait donc moins une interprétation particulière de Marx qu’une « rumeur au sujet de la théorie de Marx, une rumeur que, pleins de reconnaissance, les principaux critiques de ‘Marx’ reprirent en chœur et qui fut simplement parée d’une mauvaise augure » 18.
A propos de l’auteur
Moritz Zeiler a étudié l’histoire et les sciences politiques. Il est spécialiste de l’histoire des mouvements sociaux et de théorie marxiste, notamment de l’État et de l’antisémitisme. Actif dans le groupe « associazone delle talpe » à Brême, il a fait paraître la collection Staatsfragen. Einführungen in die materialistische Staatskritik. (« Questions d’État. Introduction dans la critique matérialiste de l’État »), Berlin 2009. Il anime également un séminaire de réflexion sur la question de l’État à Brême.
1Pohrt 2010, p.138, s.
4Bd 25, S.839.
7Hoff 2016 nous donne un bon aperçu des théories de l’émancipation.
9Heinrich 2011, S.191
11Voir Hirsch/Kannankulam/Wissel, 2008, S.10
12Heinrich 2011, S.158
13Au sujet des Grundrisse, voir Musto 2008 et 2011 et sur l’histoire de l’élaboration du Capital, Heinrich Ce qu’est le Capital, Editions sociales.